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Il existe, dans certains quartiers socialement défavorisés, des lieux d’éducation qui accueillent des élèves exclus de leur collège, en difficulté familiale, sociale et d’apprentissage. Ces jeunes adolescents en délicatesse avec leur scolarité, souvent suivis par la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), défraient la chronique lorsqu’ils commettent des violences, mais ils n’intéressent plus grand monde dès lors qu’ils ont été écartés du système scolaire. Que deviennent-ils, qui se soucie d’eux ? Loin des annonces fracassantes et des instrumentalisations politiciennes, le petit livre de Philippe Jubin, Nathalie Lelouey et Valérie Lamarre Milbergue témoigne d’un travail éducatif et pédagogique obstiné mené avec ces jeunes, dans la durée, à l’atelier relais de Mantes-la-Jolie dans le quartier du Val-Fourré. Le premier est enseignant-pédagogue chevronné, la seconde éducatrice PJJ. Tout deux se réfèrent à la pédagogie institutionnelle. La troisième est une artiste plasticienne, qui n’a pas renoncé à faire de son art une médiation éducative avec ces élèves-là.

Culture et confiance

Le livre est né d’un atelier d’écriture réunissant les trois auteurs autour d’une règle minimale : « chacun écrit, chez lui, un texte en lien avec sa pratique et lors de la séance suivante, nous les lisons et nous échangeons ». Un dispositif aussi simple qu’essentiel, disent-ils, qui serait certainement très utile à l’école ordinaire… Il est construit autour des histoires de trois jeunes : Rachid, Mathilde et Brian. Chaque histoire comprend un récit, suivi d’une discussion entre les auteurs. Entre ces histoires, un intermède permet à chaque praticien de dire qui il (-elle) est, d’où il (-elle) vient, ce qu’il (-elle) fait là. Des portraits entrelacés, en somme, où l’on entre par les histoires des jeunes au moment où elles croisent celle des éducateurs.

Trois aspects se dégagent de ce livre. Tout d’abord, créer un espace d’accueil, habiter un lieu. Cet atelier relais est habité par une certaine « ambiance », où il existe une confiance suffisante envers les adultes, sans jugement ni complaisance, pour qu’une parole de jeune puisse être accueillie.

Deuxièmement, les auteurs s’essaient à formuler ce qui est travaillé avec les jeunes. Parce que les paroles sont souvent chaotiques, l’un des axes principaux du travail éducatif et pédagogique consiste à mettre des mots sur des actes et sur des pensées. Il s’agit d’aider ces jeunes à s’y retrouver dans leur(s) identité(s) pour mieux savoir qui ils sont ; mais aussi à se situer dans des lieux, espaces et temps distincts, tout cela afin de les rendre plus forts par la confiance retrouvée et construite. L’une des spécificités des pratiques décrites réside dans l’importance donnée à la culture, à travers des contenus forts non choisis au hasard : poèmes, récits mythologiques, expressions artistiques.

Ne pas laisser tomber

Enfin et surtout, ce livre est un précieux témoignage de la façon dont des éducateurs (se) construisent leurs postures professionnelles. De la description et de la reprise des situations de tension avec les jeunes pour analyser comportements et réactions, ils tirent des enseignements, élaborent des stratégies, font émerger des significations possibles pour faire évoluer, progresser, grandir. Ces éducateurs ne sont pas tout-puissants. Ils s’efforcent d’organiser le milieu, de tenir le cadre maximal qu’un jeune peut supporter, de désamorcer les explosions en commençant par ne pas les provoquer, de ne pas tomber dans le panneau de la confrontation ou de l’émotion en préférant la loi, d’aller voir ce qui se cache derrière les refus revendiqués, de ne pas exclure pour garder le lien tout en sanctionnant avec justesse lorsque les limites ont été franchies. Essayer d’être subtil sans en rajouter, tenir ses engagements et réagir en adulte lorsque que c’est cela qu’un jeune attend, faire quelque chose de cette réalité complexe… La reprise des événements – y compris devant les élèves – va s’avérer essentielle, dans des dispositifs et avec ces adultes distincts et différents.

Parmi les multiples enseignements du livre, on retiendra la richesse des interventions de personnes de cultures professionnelles différentes ; la nécessité du « sur mesure » dans l’adaptation des exigences aux possibilités de ces jeunes pour nouer et maintenir le lien ; le fait que si aucune garantie n’est donnée d’emblée et que si rien n’est définitif, un travail éducatif et pédagogique reste possible, mais à condition que les adultes « continuent à se questionner sur leur pratique professionnelle, soudés par une éthique partagée : ne pas laisser sur le chemin ces gamins dont personne ne sait trop que faire, prendre soin de la fragilité humaine » (p. 134). C’est pour cela que bien qu’il évoque des cas extrêmes, cet ouvrage est essentiel à tout éducateur ou enseignant désireux de se construire une posture professionnelle véritable.

Bruno Robbes

Université de Cergy-Pontoise/ESPE

Philippe Jubin, Valérie Lamarre Milbergue et Nathalie Lelouey, Brian, Rachid, Mathilde et les autres, éditions d’une, Paris, 2017, 157 p., 11 €. ISBN 979-10-94346-13-6