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« Nous pouvons – nous devons – relire le Dictionnaire pour nous soutenir, nourrir notre détermination, aiguiser notre inventivité ». Dans la préface au Dictionnaire pédagogique e Ferdinand Buisson, Philippe Meirieu, qui a établi l’édition avec Patrick Dubois, montre l’actualité de cette publication. Plus d’un siècle après la 1ère édition , le Dictionnaire alimente notre réflexion sur l’Ecole. Il interroge aussi les enseignants de ce siècle sur les finalités de l’Ecole et sur leur engagement social et politique. Car, concrètement à ce qu’on pourrait croire, ce livre plus que centenaire n’est pas enfoui dans la poussière de craie. Sa pédagogie est tout sauf dépassée. Et les débats du Dictionnaire sont toujours d’actualité. Une dimension que Philippe Meirieu, dans un entretien, expose pleinement.

Monument de l’Ecole des « Jules », fondateurs de la République, le Dictionnaire de pédagogie de F Buisson parait en 1887. C’est une oeuvre colossale, menée tambour battant car les souscripteurs devaient être servis avec régularité. 5 500 pages, des milliers d’articles, le Dictionnaire fait travailler des centaines d’auteurs, ce qui explique des divergences assumées entre les articles. Pour la nouvelle édition, Philippe Meirieu et Patrick Dubois ont retenu 250 articles et un millier de pages.

Certes le dictionnaire reprend les débats politiques de l’époque, débats qui ne sont aps forcément caducs. C’est le cas par exemple de la laïcité, de la gratuité de l’enseignement, de la liberté de l’enseignement ou de la neutralité.

Mais l’ouvrage st un dictionnaire de pédagogie et les articles abordent surtout des questions pédagogiques aussi bien théoriques que pratiques. A côté d’un article sur Jacotot , sur les devoirs ou la lecture on va trouver un article sur le mobilier scolaire ou les tableaux muraux d’enseignement.

Le Dictionnaire a été longtemps un ouvrage usuel des écoles normales d’instituteurs. Les articles pédagogiques ont été conçus pour servir la formation initiale et continue. Ils sont donc concrets tout en donnant une philosophie des apprentissages et du métier d’enseignant.

Et ils ne manquent pas de nous surprendre, ou du moins de surprendre tous ceux qui repeignent l’école de Jules Ferry entre le gris des blouses et le blanc des craies.

Ainsi il faut lire l’article sur la dictée « La dictée… est un simple exercice d’orthographe. Or l’orthographe n’est que l’application des règles qui concernent l’écriture des mots. La connaissance de la langue est quelque chose de bien plus complexe ».

Le Dictionnaire consacre aussi un article à l’ennui : « La première (cause de l’ennui) , la plus importante, est celle qui consiste à borner l’éducation à l’instruction sans chercher à solliciter l’intérêt de l’enfant (voir article Enthousiasme) ».

Dernier exemple l’article « attention » : « La classe ne doit pas devenir un lieu de divertissement. C’ets le travail qu’il faut faire aimer et non le plaisir. Le maitre qui possède son sujet et qui l’expose avec ordre et précision, pourra fixer l’attention de ses élèves sur une règle de grammaire aussi bien que sur un beau chapitre d ‘histoire. Il faut pour cela qu’il aime son état, et que les élèves sentent qu’il est avec eux de coeur et d’âme ».

On arrêtera là les exemples. Qui oserait dire que le Dictionnaire est décalé par rapport à nos débats pédagogiques, qu’il est périmé et inutile ? Réuni en un seul volume au prix d’une sélection de qualité, le Dictionnaire de F Buisson a de quoi éveiller notre intérêt et nos débats.

François Jarraud

Ferdinand Buisson, Dictionnaire de pédagogie. Préface de P Nora. Edition établie par Patrick Dubois et P Meirieu, Robert Laffont, collection Bouquins, ISBN 978-2-221-14438-1

Philippe Meirieu : « Le Dictionnaire est un outil contre la prolétarisation des enseignants »

Echec ou succès durable pour ce Dictionnaire de F Buisson ? Et pourquoi ? Philippe Meirieu, co éditeur de cette édition du Dictionnaire, revient sur la façon dont F Buisson et James Guillaume ont conçu le dictionnaire. Il en montre la modernité et la place qu’il peut prendre dans le combat contre la prolétarisation des professeurs.

Ce dictionnaire est publié par un personnage moins connu que Jules Ferry. Qui est Ferdinand Buisson ?

C’est le directeur de l’enseignement primaire de Jules Ferry, une personnalité marquante qui aura le Prix Nobel de la paix dans les années 1920. Car c’est aussi un militant engagé pour les droits de l’Homme après l’affaire Dreyfus, un militant de la paix qui croit dans le pouvoir de l’éducation pour transformer une société très clivée entre riches et pauvres et une Europe menacée par la guerre.


Le Dictionnaire de pédagogie est donc un projet politique ?

Oui bien sûr. C’est un projet engagé avant 1882. Il n’est pas piloté par les politiques car c’est une commande de Hachette. Mais il porte une vision ambitieuse de l’éducation pour forger une société plus fraternelle, plus pacifiée et plus éduquée. C’est aussi un projet de formation pour les enseignants. L’idée c’est qu’avec le Dictionnaire les enseignants pourront avoir en main les éléments tant en contenus qu’en méthodes et réflexion qui répondent aux enjeux du métier enseignant.

Quand on le lit, le texte apparait très moderne et s’éloigne des clichés à l’encre violette. Ce projet, soutenu officiellement par le ministre Ferry et qui a joué un rôle dans la fondation de l’école républicaine, est simultané d’un autre projet politique : celui de l’Etat nation qui veut se construire et contrôler l’éducation, la faire échapper à l’influence de l’Eglise.

En arrière plan il y a le rachat de la défaite de Sedan et de l’humiliation infligée par la Commune de Paris. Pour J Ferrry la Commune incarne la prise de pouvoir par un peuple barbare. Donc dans ce projet il y a une face lumineuse, la pédagogie de F Buisson, adossée à une face plus sombre liée au contexte historique. Il est étonnant que la face lumineuse ait pu se développer que parce que le projet politique nationaliste a investi massivement dans l’éducation. On ne sait pas lequel est le cheval de Troie de l’autre…

Quand on lit le Dictionnaire on est surpris de constater que la pédagogie qui est recommandée est très loin de celle des « républicains » qui se réclament de l’école de J Ferry…

On en est très loin. Et pour le comprendre il faut se remettre dans la perspective de ces années. Le Dictionnaire s’inspire de 3 sources. F Buisson lui-même est influencé par le protestantisme. Ce courant le familiarise avec l’idée que la lecture n’est pas affaire de technique mais un problème d’émancipation. Il ne s’agit pas d’apprendre à lire pour lire des modes d’emploi mais pour accéder aux textes et pratiquer ce qu’on appelle le libre examen chez les pédagogues protestants. Le Dictionnaire s’appuie sur cette tradition et lutte contre une vision catholique qui privilégie la parole du maître là où le protestantisme met en avant le rapport aux textes.

La deuxième source c’est le progrès scientifique dans l’école assis sur la méthode expérimentale. Pour lui on ne peut pas lutter contre les croyances en exposant une autre croyance.

Le troisième élément est inspiré par l’autre grand auteur du Dictionnaire, James Guillaume. Ce militant suisse de la 1ère internationale pense que la réconciliation entre les humains passe par la découverte collective de règles et la construction d’une démocratie où le peuple puisse être acteur.

Le résultat se lit dans ce dictionnaire qui est critique envers les méthodes traditionnelles qui forment les enfants à obéir plutôt qu’à décider.

Un bon exemple est dans l’article sur la lecture. Il écrit : « avec la méthode analytique synthétique d’écriture – lecture combinée avec les leçons de choses et de langue nous sommes arrivés au dernier terme des perfectionnements réalisés par la pédagogie moderne ».

Parfois on note des divergences entre les collaborateurs du Dictionnaire. Ils débattent parfois dans les articles. A coté du courant de F Buisson il y a des auteurs plus réservés sur le fait qu’in enfant puisse tout découvrir ou vérifier par lui-même. Ces débats ont lieu dans un respect réciproque avec une grande compréhension de la position de l’autre ce qui est rarement au rendez vous aujourd’hui…

Dans les articles on note aussi un grand respect de l’enfant…

Il y a une véritable considération pour l’enfant. C’est aussi un dictionnaire de pédagogie très éloigné de l’idéologie machiste de J Ferry. Il faut lire l’article sur les mères par exemple.

Mais ce respect pour l’enfant n’est pas naïf. Il est exigeant. Il considère que l’enfant doit être entendu comme un enfant mais que la meilleure manière de l’aider à grandir c’est de le comprendre et d’être exigeant. Les deux sont liés en permanence.

Il faut souligner aussi l’interaction entre les articles très généraux, comme la laïcité ou la discipline, et les articles très techniques et précis par exemple celui sur l’ardoise. C’est une capacité que l’on a perdu, celle de mettre en relation des projets ambitieux et les gestes du quotidien. F Buisson ne veut pas qu’on se gargarise de grandes idées et qu’on ait des pratiques contradictoires. Le dictionnaire parle de pratiques simples, conduire sa classe, manière de s’asseoir ou de s’adresser aux élèves, toujours en cohérence avec le projet global d’émancipation.

Cette vision me parait subversive. Car c’est subversif de demander à une institution pourquoi elle ne met pas en pratique ce qu’elle annonce de façon générale. Ca s’accompagne de la volonté aussi que chaque enseignant incarne dans son comportement les valeurs fondatrices dont il se réclame.

Le Dictionnaire comporte des leçons pour les enseignants actuels ?

Il apporte déjà une bonne histoire du métier enseignant et de la pédagogie. Et ça me parait important dans la période actuelle d’amnésie pédagogique.

Ensuite il y a la liaison permanente entre la dimension scientifique, politique et technique avec l’idée d’inscrire la pédagogie scolaire dans un projet politique qui ne se réduit pas à des techniques issues de la recherche. La recherche ne doit pas fixer le cap. C’est cette ambition politique et cette réflexion philosophique dont on veut aujourd’hui faire l’économie au profit d’un diktat psychologico scientifique.

Le Dictionnaire est un outil contre la prolétarisation des enseignants. Pour qu’ils ne soient pas de simples exécutants il faut leur donner une réflexion émanant de spécialistes et favorisant la réflexion collective.

Le Dictionnaire permet aussi de voir comment des questions que l’on croit nouvelles ont déjà fait l’objet de réflexion. C’est le cas par exemple pour la laïcité. Buisson nous dit quelque chose de fort sur la pédagogie de la laïcité : on ne peut pas combattre une croyance par une autre.

Tout ceci ne gomme pas qu’à l’époque il y avait une forte ségrégation entre l’école communale et le lycée et un nationalisme exacerbé. Mais il y avait au moins une aspiration qui supportait l’effort de la patrie pour l’école. Aujourd’hui la vision gestionnaire l’emporte au détriment d’une dimension visionnaire. Sans vision il n’y a plus de débat capable de mobiliser enseignants, élèves et familles.

Malgré tout cela n’a t-il pas abouti à un certain échec ?

Le Dictionnaire porte dans son titre quelque chose qui va être source de ce qui va limiter sa portée. C’est un dictionnaire pour l’instruction primaire. Or très vite la pédagogie française va être marquée par la coupure entre primaire et secondaire avec l’idée que la pédagogie ne doit concerner que les enfants du primaire. Cette tendance a été renforcée par ce que Prost appelle la fusion institutionnelle. L’unification des structures éducatives ,faites au nom de la démocratisation, aboutit toujours à ce que ce soit les pratiques pédagogiques des structures les plus prestigieuses qui s’imposent.

Le défaut de Buisson c’est qu’au final c’est la victoire de la Société des agrégés. La pédagogie finit pas être réservée aux tout petits ou aux handicapés ou encore relever des douces rêveries des « pédagogistes ».

Propos recueillis par François Jarraud