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La principale des mesures de rentrée, le dédoublement des CP en REP, a déjà été largement commentée. Beaucoup a été dit : la nécessité de poursuivre ce dédoublement au CE1 et le besoin d’une formation des enseignants, notamment. Mais, dans le domaine de l’apprentissage du calcul, une question se pose : à quelles pratiques pédagogiques va-t-on former les enseignants des CP dédoublés ? A celles recommandées par les nouveaux programmes 2015 (maternelle) et 2016 (élémentaire) ou celles prônées par les programmes précédents ? La question est importante : si la formation des enseignants de CP en REP ne tient pas compte des changements opérés dans les nouveaux programmes, le dédoublement de leurs classes donnera seulement l’illusion d’un progrès parce que, à long terme, les performances de leurs élèves stagneront, voire baisseront. De ce point de vue, l’évaluation de début CP qui vient d’être rendue publique, envoie un message très inquiétant. Pour que le dispositif consistant à dédoubler les CP réussisse, il faut très vite s’adresser différemment aux enseignants de ces classes. Pour que l’échec régresse dans les autres classes, le même changement s’impose.

Deux causes d’échec en calcul d’importance différente

Une première cause : l’effectif des classes

Une revue de synthèse de l’Institut des Politiques Publiques (IPP) publiée en septembre 20171 (1) ne laisse guère de doute : le dédoublement d’une classe de 24 améliore les performances moyennes des élèves concernés de 20 % à 30 % d’un écart-type en fin d’année. À titre de comparaison, l’écart de performance moyen que l’on observe à l’entrée en CP entre les enfants de Professions et Catégories Socio-professionnelles favorisées (cadres, professions intellectuelles supérieures) et les enfants de PCS défavorisées (ouvriers, personnes sans activité professionnelle) est d’environ le double. L’effet de l’effectif de la classe est donc loin d’être négligeable.

Mais on lit dans la note de l’IPP qu’« il reste cependant beaucoup d’inconnues, notamment sur l’articulation entre la réduction de la taille des classes et les pratiques pédagogiques ». En fait, les auteurs de la note, sans évidemment s’opposer à un « traitement pédagogique » de la difficulté scolaire, plaident plutôt en faveur d’une réduction des effectifs parce que son effet leur apparait plus mécanique. Ils utilisent principalement deux arguments. Le premier est que l’amélioration des performances des élèves s’observe encore en l’absence de formation des enseignants des classes concernées. Le deuxième est que les gains de performance obtenus par des expérimentations pédagogiques à petite échelle se voient rarement confirmés lorsqu’on les généralise. Nous allons voir qu’un tel raisonnement est beaucoup trop général et qu’on arrive à des conclusions différentes lorsqu’on s’intéresse au cas particulier de l’apprentissage du calcul en France.

Une seconde cause d’échec : les pratiques pédagogiques2.(2)

Rappelons ce qu’une étude de la Direction de l’Evaluation, de la Prospective et de la Performance ou DEPP de 2008 a mis en évidence (3): entre 1987 et 1999, les performances en calcul des écoliers français se sont effondrées. Sur cette période, la moyenne des élèves de CM2 baisse de 65% de l’écart-type initial. On comparera avec les 20-30% obtenus par dédoublement d’une classe de 24. Et cette baisse ne s’effectue pas sur un petit effectif mais sur l’ensemble de la population, elle est généralisée. Les résultats obtenus dans le cadre de l’étude PISA, avec les mêmes élèves lorsqu’ils sont arrivés en 3e ou en 2nde, sont cohérents avec cette évolution très négative entre 1987 et 1999 dès le primaire. La même étude montre qu’ensuite, entre 1999 et 2007, les performances des élèves continuent à baisser mais de manière non significative. Une enquête plus récente, toujours de la DEPP (2014) (4), met en évidence une stagnation des performances à l’entrée au CE2 entre 1999 et 2013, confirmant que, jusqu’à récemment, rien n’a remédié à l’effondrement de 1987-1999.

En 1987, près de 20 ans après Mai 68 et 17 ans après la réforme des maths modernes (1970), les élèves de CM2 calculaient encore bien. Pour donner une idée de leurs performances, on peut noter qu’une multiplication telle que 247 x 36 était réussie par 84% des élèves de CM2 en 1987 ; l’addition en colonnes de trois nombres 19 786 + 215 + 3 291 était réussie par 94% de ces mêmes élèves (5). Dans un cas comme dans l’autre, il sera difficile de faire mieux à l’avenir parce que de tels taux de réussite sont élevés et, à partir d’un certain score, il est difficile de progresser encore (on appelle cela un « effet plafond »). En 2007, le taux de réussite à la même multiplication n’est que de 68% (84% auparavant) et celui de la même addition de 83% (94% auparavant) : même les additions, une opération dont les élèves de CM2 répètent l’exécution depuis bien longtemps, sont moins bien réussies.

De plus, l’étude de la DEPP permet d’exclure toutes les causes de la baisse qui viennent à l’esprit et qui ne sont pas d’ordre pédagogique. La dégradation des conditions sociales de certains enfants, suite au phénomène de ghettoïsation des banlieues pourrait-il l’expliquer ? Non, la baisse affecte tous les milieux socioculturels (cadres, ouvriers…) dans les mêmes proportions. L’augmentation du temps passé devant la télé ou la console de jeu pourrait-il l’expliquer ? Non, sur la même période, il n’y a pas de baisse des performances en lecture et l’on comprendrait mal que cette évolution ait affecté de manière spécifique le calcul. Et une éventuelle baisse des moyens accordés à l’école ? La période 87-99 est, tout au contraire, la dernière durant laquelle ces moyens ont augmenté de manière considérable : le statut et la rémunération des professeurs d’écoles sont alignés sur celui des certifiés, une formation professionnelle conséquente, etc. Dans une émission sur France Culture où nous intervenions en commun, Michel Fayol a proposé, comme explication de la baisse, un changement dans les pratiques quotidiennes des enfants entre 1987 et 1999 : il serait devenu moins fréquent qu’ils manient de l’argent pour faire les courses. Comme j’habitais la dalle d’Argenteuil à la fin des années 1970, je peux attester que cela faisait déjà bien longtemps que les enfants de milieu populaire ne faisaient plus les courses, celles-ci s’effectuant au supermarché du quartier en maniant des sommes que l’on ne confie pas à un enfant.

Reste une cause pédagogique : 1986 marque un tournant dans la pédagogie du nombre en France parce que dans une circulaire du Ministère de l’Education Nationale6 (6), et dans l’accompagnement pédagogique qui en est fait, on recommande aux enseignants une pratique pédagogique qui va à rebours de tout ce qu’il leur avait été préconisé auparavant : enseigner le comptage à l’école de la même manière que dans les familles.

L’échec en calcul et l’acquisition de la propriété du « +1 répété »

Quand et comment, dans une pratique de classe, reconnait-on qu’un élève de CP risque l’échec en calcul ? Ayant assuré toutes les leçons de maths dans deux CP tout au long de l’année scolaire 2016-2017 (voir note 7), je m’appuierai ici sur cette expérience, en plus des connaissances scientifiques sur le sujet, évidemment. Un signe fort de difficultés importantes, dès la Toussaint sinon plus tôt, est que l’élève n’arrive pas à s’approprier la propriété du « +1 répété » au-delà de 4, alors même que l’on a longuement travaillé sur les 5 premiers nombres en classe : comparaison, addition, soustraction…

Nul besoin d’une évaluation papier crayon pour repérer ces élèves parce que l’absence de maîtrise de la propriété du « +1 répété » se révèle dans les activités ordinaire de classe. Cependant, si l’enseignant veut en avoir confirmation chez tel ou tel enfant, un test simple consiste à mettre une grande collection de jetons devant l’élève et à lui demander d’en donner 4 ; la totalité des élèves savent évidemment le faire. L’adulte dit alors avoir changé d’avis et vouloir 5 jetons maintenant. L’élève de CP en difficulté, alors qu’il a 4 jetons devant lui, ne sait pas qu’il suffit d’ajouter 1 nouveau jeton (5 = 4 + 1) ; sa procédure spontanée, si on le laisse faire, consiste à tous les remettre dans le tas afin de recompter 1-2-3-4-5, 5 ; il est prisonnier de ce que l’on appelle le comptage-numérotage. Remarquons que le dispositif peut être adapté dans le cas où l’élève se mettrait à compter-numéroter les 4 jetons 1-2-3-4 dans le but de continuer ce comptage-numérotage avec les jetons du stock (1-2-3-4… 5) ; l’adulte interrompt alors le comptage en recouvrant les 4 jetons avec sa main : « Tu sais qu’il y a 4 jetons ici, tu n’as pas besoin de les compter ; mais maintenant je voudrais avoir 5 jetons sous ma main ». C’est l’intérêt d’un entretien individuel de pouvoir adapter son interrogation au comportement de l’enfant.

Dans chacun des deux CP où j’ai fait la classe, il y avait 4-5 élèves (sur 25), la plupart du temps les plus jeunes (8), qui, à la Toussaint, avaient acquis la propriété du « +1 répété » jusqu’à 4 (ils savaient que 4 = 3 + 1), mais pas jusqu’à 5. Ce sont les mêmes élèves qui, par la suite, se sont révélés avoir le plus de difficulté à suivre le programme de CP, notamment à comprendre l’écriture des nombres après 20.

Enseigner le comptage-dénombrement plutôt que le comptage-numérotage

La propriété du « +1 répété », que les nouveaux programmes maternelle et cycle 2 appellent fréquemment « itération de l’unité », est difficile d’accès aux élèves parce qu’elle est totalement masquée lorsqu’ils apprennent à compter comme cela se fait le plus souvent dans les familles, en utilisant la suite des numéros 1-2-3-4-5 avant de dénommer la quantité par le dernier mot prononcé, 5. Rappelons qu’à l’école, une pratique alternative à la numérotation des unités, lorsque celles-ci sont déplaçables, consiste à les déplacer l’une après l’autre en séparant bien les unités déjà prises en compte de celles qui ne le sont pas encore et en disant : « un (c’est la quantité que voit l’enfant) plus 1, deux (c’est la quantité que voit l’enfant) ; plus 1, trois (c’est la quantité que voit l’enfant) ; plus 1, quatre… ».

Ce n’est évidemment qu’un exemple et bien d’autres techniques sont recommandées qui, toutes, dans le contexte d’un comptage, visent à expliciter le calcul « +1 répété » sous-jacent à ce comptage : chaque nouveau mot prononcé désigne la nouvelle quantité obtenue par addition d’une unité supplémentaire, ce n’est pas un numéro.

Tous les chercheurs dans le domaine considèrent aujourd’hui que cette propriété fonde le nombre et que son acquisition est cruciale pour développer de bonnes compétences numériques (9). Enseigner la propriété « +1 répété », comme les programmes 2015 et 2016 le recommandent, c’est mettre le comptage au service du calcul, c’est favoriser la construction de relations entre les nombres et, donc, favoriser l’accès à de « vrais nombres ». Par ailleurs, en cohérence avec ce que j’ai pu observer en classe, toutes les recherches en psychologie cognitive montrent que l’échec en calcul provient d’un enfermement dans la représentation des quantités par une suite de numéros (10) : pour l’enfant, 5 unités c’est ce qu’il obtient en faisant 1-2-3-4-5, 5 et ce n’est rien d’autre. Il ne sait pas que 5 = 4 + 1 ni, bien sûr, que 5 = 3 + 2, 5 = 2 + 3, etc. Sans connaissance de la propriété « +1 répétée », il n’est pas possible d’accéder aux décompositions des nombres.

Or, à partir de 1986, à rebours de toutes les recommandations antérieures, les professeurs des écoles ont été invités… à enseigner le comptage-numérotage. C’est à peine croyable et, pour comprendre comment un tel bouleversement fut possible, il faudrait en restituer l’histoire de manière assez précise ; signalons que c’est ce que j’ai tenté de faire dans un petit ouvrage (11) paru en 2013. En tout cas, ces recommandations de 1986 ont constitué une rupture totale. Rappelons par exemple ce que disaient un couple de pédagogues en 1966 à propos du comptage-numérotage (les auteurs étaient les conseillers pédagogiques d’une célèbre Inspectrice Générale des écoles maternelles, Me Herbinière-Lebert) : « … (le comptage-numérotage) fait acquérir à force de répétitions la liaison entre le nom des nombres, l’écriture du chiffre, la position de ce nombre dans la suite des autres, mais il gêne la représentation du nombre, l’opération mentale, en un mot, il empêche l’enfant de penser, de calculer » (Fareng & Fareng, 1966) (12)

Accuser une pratique pédagogique d’empêcher les élèves de penser, on n’imagine évidemment pas de critique plus sévère sous la plume de pédagogues. Dans les quelques années qui ont suivi la recommandation d’enseigner le comptage-numérotage, entre 1987 et 1999, les performances en calcul des élèves français se sont effondrées et notre pays a reculé dans les classements internationaux de manière significative. C’est pourquoi en 2015 (maternelle) et 2016 (élémentaire), pour redresser la situation après 30 ans d’erreur, les nouveaux programmes ont incité les professeurs des écoles à renouer avec la culture pédagogique qui était la leur avant 1986. On lit par exemple dans le programme maternelle : « Les activités de dénombrement doivent éviter le comptage-numérotage ».

Se méfier des progrès apparents dus au comptage-numérotage

Dans la citation des époux Fareng, il est important de souligner qu’ils concèdent que l’enseignement du comptage-numérotage conduit à des progrès apparents : il fait acquérir « la liaison entre le nom des nombres, l’écriture du chiffre, la position de ce nombre dans la suite des autre ». Ils auraient pu allonger cette liste parce que la plupart des tâches numériques peuvent être résolues par un comptage-numérotage dès lors que les nombres en jeux ne dépassent pas la centaine. Considérons par exemple ce problème proposé lors d’une évaluation nationale de début de CE1 : « À la récréation, Dimitri joue aux billes. Au début de la partie il possède 37 billes. À la fin, il a 72 billes. Combien a-t-il gagné de billes ? ». Un enfant le résout ainsi :

Cet élève utilise les numéros comme s’il s’agissait de billes : celles dont l’énoncé du problème dit qu’elles ont été gagnées par Dimitri, sont les billes numéros 38, 39… jusqu’à 72. Il suffit donc d’écrire tous ces numéros et de les compter, comme on le ferait avec les billes. Outre que c’est long, le risque d’erreur est évidemment important. Remarquons au passage qu’un élève qui raisonne ainsi n’a pas besoin de comprendre l’écriture des nombres à 2 chiffres : nul besoin de savoir que dans 72, le chiffre 7 représente des dizaines et le 2 des unités. De façon générale, raisonner sur des numéros, c’est se passer de l’usage de relations numériques, dont celles qui expliquent l’écriture des nombres (décomposition en dizaines et unités).

Malheureusement, lorsque ce type de résolution est installé, il est extrêmement difficile au pédagogue de favoriser l’accès à un niveau supérieur de résolution, celui d’une résolution arithmétique où l’enfant utilise des relations entre les nombres. Cela renvoie à un phénomène très général : quand une façon de procéder est installée et qu’elle se révèle relativement efficace, quand elle a été longtemps confortée, on a beaucoup de mal à en changer (c’est ce qui se passe pour la plupart des gens dans leur usage de l’informatique ou d’un smartphone : nous utilisons nos appareils en profitant rarement de toutes leurs possibilités et des nouveautés logicielles que les constructeurs introduisent). Les enfants dont la flexibilité cognitive n’est pas le point fort paient très cher les succès à court terme résultant d’une représentation des quantités par des suites de numéros.

Imaginons que les enseignants de CP dédoublés, plutôt que d’essayer de mettre en œuvre les programmes 2016, se mettent à enseigner le comptage-numérotage, comme cela était recommandé entre 1986 et 2015. Cela n’aurait rien d’étonnant parce qu’il y a eu très peu de formation aux nouveaux programmes. Nul doute qu’au long terme, l’échec des élèves, loin de régresser, se verrait maintenu, voire augmenté. On en possède d’ailleurs un exemple récent.

Un exemple récent de « faux bons résultats »

En septembre 2013, la DEPP a publié une note (13) intitulée : « Forte augmentation du niveau des acquis des élèves à l’entrée au CP entre 1997 et 2011 ». La presse nationale en a évidemment fait largement écho : c’était la première bonne nouvelle depuis longtemps. Enfin, l’école française commençait à redresser la barre !

Or, de tels résultats étaient en contradiction avec le fait qu’un enseignement scolaire du comptage-numérotage a un effet délétère. En effet, à l’école maternelle, pendant la période concernée par l’étude, 1997-2011, l’enseignement du comptage-numérotage s’est effectué de plus en plus tôt et de plus en plus loin. En fait, sous l’influence des programmes de 2002 et de 2008, cet enseignement était à son paroxysme. C’était inimaginable que cela ait pu conduire à un progrès. J’ai donc demandé à rencontrer les chercheurs de la DEPP qui avaient mené l’étude. Nous avons examiné ensemble les épreuves utilisées et il est clairement apparu qu’elles évaluaient presque exclusivement le résultat d’un entrainement au comptage-numérotage. Une seule parmi les tâches proposées ne s’analysait pas ainsi et, en 2011, elle n’était pas mieux réussie que si les enfants avaient répondu au hasard.

Ainsi, le progrès observé à l’entrée au CP pouvait-il s’expliquer par l’entrainement au comptage-numérotage reçu à l’école maternelle et il fallait donc se méfier des conséquences d’un tel « progrès » : comment des enfants qu’on outille avec une procédure faisant obstacle à la construction de relations numériques, pourraient-ils progresser sur le long terme ? C’est ainsi que, dès septembre 2013, en réaction à l’enthousiasme des médias nationaux pour le redressement apparent, dans deux articles publiés sur le Café Pédagogique, j’ai tenté d’alerter les professeurs sur le risque majeur de « faux bons résultats ». (14)

L’épreuve de vérité est survenue six mois plus tard, en mai 2014, avec la publication d’une nouvelle étude de la DEPP15 (15) dont le titre complet est « L’évolution des acquis des élèves en début de CE2 entre 1999 et 2013 : les progrès observés à l’entrée au CP ne sont pas confirmés ». Dans cette étude, les résultats des élèves à l’entrée du CE2 apparaissent globalement stables entre 1999 et 2013. Mais qu’en est-il lorsqu’on procède à une analyse épreuve par épreuve ? On s’aperçoit que dès qu’une épreuve sollicite l’usage de décompositions des nombres, c’est-à-dire l’usage de « vrais nombres », les résultats sont en régression. Ainsi, l’une des épreuves était un problème dont la solution s’obtient assez directement lorsqu’on sait que 87 = 8 dizaines + 7 : « La directrice de l’école a 87 lettres à envoyer. Elle doit mettre un timbre sur chaque lettre. Les timbres sont vendus par carnets de dix timbres. Combien de carnets doit-elle acheter ? » Entre 1999 et 2013, le taux de réussite passe de 32% à 18%. Il y a moins d’élèves en 2013 qu’en 1999 qui comprennent l’écriture des nombres à l’entrée au CE2 (rappelons qu’en 1999 les performances étaient déjà dégradées).

Imaginons que les enseignants de CP dédoublés, plutôt que d’essayer de mettre en œuvre les programmes 2016, se mettent à enseigner le comptage-numérotage. Des évaluations de fin de CP, si elles font la part belle à des tâches pouvant être résolues par comptage-numérotage, mettront en évidence des progrès. Mais, comme dans le cas précédent, il s’agira vraisemblablement de « faux bons résultats » et, plus tard, on s’apercevra que les mêmes élèves n’ont pas progressé, voire régressé dans les tâches nécessitant de comprendre les relations entre les nombres. On s’apercevra qu’ils comprennent moins bien l’écriture des nombres à plusieurs chiffres, par exemple. Au vu de l’évaluation de CP qui nous est proposée en cette rentrée 2017, on peut malheureusement craindre que ce soit le cas.

Une évaluation de rentrée de CP qui ne permet qu’un piètre diagnostic et qui donne la mauvaise direction

Ayant effectué la rentrée dans deux classes de CP en 2016-2017, je commencerai par rapporter ici mon impression immédiate à la lecture des livrets d’évaluation. Je partage totalement les appréciations que les enseignants de CP ont diffusé sur le Café Pédagogique et, plus généralement, sur les réseaux sociaux concernant cette épreuve. Elle est largement inadaptée à des élèves entrant en CP et en contradiction avec la pédagogie prônée dans le programme maternelle.

Elle est inadaptée parce qu’elle sous-estime la difficulté d’un élève entrant au CP à s’y retrouver dans une page dense contenant une multitude de tâches différentes. Malheur aux collègues qui ne possèdent pas de vidéoprojecteur pour aider les enfants à s’orienter dans ces pages. Elle est inadaptée parce qu’elle propose un timing des tâches intenable ! Elle est inadaptée parce qu’elle a la forme d’une évaluation de fin de CP (tâches exclusivement papier crayon) et qu’elle donne donc l’impression de viser à dégager les meilleurs des élèves, ceux qui savent déjà travailler comme s’ils avaient déjà fait un CP.

Elle est en contradiction avec le programme maternelle qui spécifie d’une part : « Dans tous les cas, les situations inscrites dans un vécu commun sont préférables aux exercices formels proposés sous forme de fiches » et, d’autre part : « (l’évaluation) repose sur une observation attentive et une interprétation de ce que chaque enfant dit ou fait ». On sait que toute évaluation de début d’année a un effet rétroactif sur la pédagogie adoptée dans la classe précédente. Quel mauvais message envoyé aux enseignants de GS de maternelle !

Examinons de manière plus précise le contenu de cette évaluation. Sur le site Eduscol, sa partie mathématiques est présentée ainsi : « En mathématiques, des situations d’évaluation portent sur les premières compétences relatives à la construction du nombre. Sont spécifiquement ciblés le dénombrement et la décomposition-recomposition d’un nombre, la lecture et l’écriture chiffrée des nombres jusqu’à dix. » Ces propos sont surprenants : certes l’épreuve permet de tester la lecture et l’écriture chiffrée des nombres mais, concernant le dénombrement et la décomposition-recomposition d’un nombre, l’affirmation faite ne correspond en rien à la réalité.

Une évaluation CP qui ne permet pas de savoir si les élèves savent dénombrer

Considérons l’exercice 5 (l’image est un extrait du livret du professeur) :

Cet exercice 5 est décrit dans son en-tête comme une tâche de dénombrement alors qu’il s’agit d’une simple tâche de comptage. Dans le cas des chats, par exemple, quand un enfant donne la bonne réponse, comment peut-on savoir s’il l’a obtenue en comptant-numérotant 1-2-3-4-5, 5 ou s’il l’a obtenue en en utilisant un authentique dénombrement parce qu’il maitrise la propriété du « + 1 répété » jusqu’à 5 ? Avec cette seule évaluation, il est impossible de le savoir. Seule une épreuve complémentaire, comme celle qui a été présentée au début de ce texte, en entretien individuel, peut permettre de trancher. Avec cette seule évaluation, il est impossible d’émettre un diagnostic pertinent parce que l’élève dont il faut craindre un échec au long terme, ne voit pas sa performance distinguée de celle de l’élève dont la réussite future est presque assurée.

Les auteurs de l’évaluation utilisent donc le mot « dénombrement » quand il aurait fallu utiliser « comptage ». Cette manière de s’adresser aux enseignants est une erreur grave : il ne faut pas appeler « dénombrement » un comportement susceptible de reposer seulement sur la représentation des quantités par une suite de numéros. S’exprimer de manière aussi relâchée dans un document destiné à tous les professeurs des écoles de CP, c’est installer la confusion dans leur tête, c’est nier la révolution qui est au cœur des programmes 2015-2016 concernant l’apprentissage des nombres.

Sur le site Eduscol, on lit également que cette évaluation a pour objectif de « doter les inspecteurs d’indicateurs permettant de mieux appréhender la situation pédagogique des écoles de leur circonscription et ainsi de mieux accompagner leurs enseignants ». Mais comment un inspecteur pourrait-t-il apprécier la maitrise du dénombrement chez les élèves si le cas de ceux qui ne maitrisent pas la propriété du « + 1 répété » est mélangé avec celui de ceux qui la maitrise ?

Une évaluation CP présentée à tort comme ciblée sur la décomposition-recomposition des nombres

Là encore, la présentation de l’évaluation sur Eduscol est erronée : pas une seule des tâches proposées ne permet de tester la connaissance des décompositions d’un nombre. Considérons par exemple l’item 23 et le codage des résultats de l’élève qui lui correspond :

Imaginons que l’enfant se mette à numéroter oralement les 4 jetons dessinés dans la boite avant de dessiner d’abord un autre jeton (le numéro 5), puis encore un (le numéro 6) : le comptage-numérotage permet de réussir une telle tâche et, donc, d’obtenir le code 1, celui du succès. Bien entendu, il n’est pas exclu qu’un élève reconnaisse les 4 jetons et qu’il dessine 2 jetons de plus parce qu’il sait que cela fera 6 jetons en tout ; un tel élève utilise effectivement une décomposition-recomposition de la quantité de 6 jetons. Mais pour identifier cette connaissance chez les enfants, encore faut-il les observer, voire les interroger sur la stratégie qu’ils ont utilisée ! Là encore, comment l’inspecteur fera-t-il pour connaitre la proportion d’élèves qui maitrisent les décompositions des nombres ?

Il faut le réaffirmer : à cet âge, seule une passation individuelle, en échangeant avec l’élève et en codant la stratégie utilisée, permet de tester l’acquisition de la propriété du « +1 répété » et, plus généralement, la connaissance des décompositions-recompositions des nombres. Rappelons le programme maternelle : « (l’évaluation) repose sur une observation attentive et une interprétation de ce que chaque enfant dit ou fait ».

Une épreuve qui incite les enseignants à renouer avec les pratiques de 1986-2015

Considérons maintenant l’exercice 8 (c’est un extrait du cahier élèves) :

On peut se demander pourquoi, dans le premier cas, l’enfant doit répondre dans une file numérotée de 5 à 10 et, dans le second cas, dans une file numérotée de 1 à 6. La réponse est probablement que les auteurs veulent favoriser l’usage d’un type de procédures que nous allons décrire. Dans le cas de l’ajout de 3 unités à 5, l’enfant a la possibilité de poser son doigt sur la case 5 puis de compter 1, 2, 3 à chaque fois qu’il le déplace vers la droite, la réponse est alors ce qui est écrit dans la case d’arrivée, 8. Dans le cas du retrait de 2 unités à 6, il a la possibilité de poser son doigt sur la case 6 puis de compter 1, 2 à chaque fois qu’il le déplace vers la gauche et, là encore, la réponse est écrite dans la dernière case pointée avec le doigt, 4. Les auteurs, en commençant la file numérotée à 5 dans le cas de l’ajout et en la finissant à 6 dans celui du retrait, indiquent dans les deux cas à l’enfant la position du doigt au début de la procédure.

Pendant toute la période 1986-2015, cette façon d’obtenir le résultat d’une addition et d’une soustraction était recommandée dans les programmes. Elle a intentionnellement disparu des programmes 2015 et 2016. En effet, lorsque l’usage d’une telle procédure ne s’appuie pas sur la maîtrise de la propriété du « +1 répété », elle devient une recette dont les élèves en difficulté abusent et qui les empêche de construire des relations numériques, c’est-à-dire d’accéder à de vrais nombres.

Remarquons enfin que, là encore, il est impossible d’évaluer les connaissances numériques des élèves lorsqu’on ne code pas la stratégie qu’ils emploient : il y a un fossé entre l’élève qui donne directement les réponse parce qu’il reconnait qu’il faut utiliser les relations numériques 5+3=8 et 6–2=4 et celui qui obtient les mêmes réponses comme cela est décrit plus haut, en utilisant une procédure dont l’usage risque de se fossiliser. Et pourtant leurs réponses sont codées de la même manière.

Il faut insister : une épreuve d’évaluation n’a rien d’anodin dans le dispositif éducatif d’un pays parce qu’elle conforme les pratiques pédagogiques des enseignants. L’épreuve qui nous est proposée conformera malheureusement ces pratiques à celles qui étaient recommandées entre 1986 et 2015, celles qui ont conduit à un échec scolaire massif en calcul.

Risque d’échec aggravé à long terme chez les élèves des CP dédoublés

Rappelons les conclusions de la note de l’IPP relatives à l’effet du dédoublement d’une classe de 24 élèves : celui-ci conduit à de meilleures performances des élèves, même dans les cas où il n’y a pas de formation des enseignants. Dans le cas de la France et dans le domaine du calcul, conformément à ce que disent les auteurs de la note, les CP dédoublés conduiront à de meilleures performances mais, si les professeurs continuent à enseigner le comptage-numérotage, comme cela était recommandé jusqu’en 2015 et comme l’évaluation CP invite à le faire, ces meilleures performances ne s’observeront que dans les tâches où les quantités peuvent être représentées par une suite de numéros, celles qui ne nécessitent pas la connaissance de relations numériques. Cette façon de représenter les quantités et de résoudre les problèmes se fossilisera chez les élèves les plus faibles. À plus long terme, on observera, en moyenne, une stagnation voire une régression dans les tâches impliquant de comprendre les nombres et leur écriture.

Le cout du dédoublement de l’ensemble des classes de CP et de CE1 des écoles REP et REP+ est estimé à environ 700 millions d’euros par an15. On imagine le gachis économique que constituerait un tel dispositif s’il devait conduire à une stagnation, voire une régression de la réussite des élèves concernés. Sans parler, évidemment, du gachis humain résultant d’un échec scolaire perpétué et du découragement des enseignants quand ils verront tant d’efforts si peu récompensés. Espérons que la proposition d’évaluation CP n’est qu’un faux pas que le ministère réparera très vite. Espérons que c’est bien à la mise en œuvre des nouveaux programmes que les enseignants des CP dédoublés seront formés. Et, comme l’échec est loin d’être circonscrit aux REP et REP+, espérons que c’est l’ensemble des enseignants de CP qui seront dispensés d’une telle évaluation et formés aux nouveaux programmes.

Rémi Brissiaud

Maitre de Conférences honoraire de psychologie cognitive

Chercheur au Laboratoire Paragraphe, EA 349 (Université Paris 8)

Équipe « Compréhension, Raisonnement et Acquisition de Connaissances »

Membre du conseil scientifique de l’AGEEM

Notes :

1Bougen, A., Grenet, J. & Gurgand, M. (2017) La taille des classes influence-t-elle la réussite scolaire ? Note de l’IPP, 28, septembre 1997.

2Cette partie reprend de larges extraits d’un petit livre publié chez Retz : Brissiaud, R. (2013) Apprendre à calculer à l’école – Les pièges à éviter en contexte francophone. Paris : Retz

3Rocher T. (2008) Lire, écrire, compter : les performances des élèves de CM2 à vingt ans d’intervalle 1987-2007. Note 08.38 de la DEPP ; décembre 2008.

4Andreu, S., Le Cam, M., & Rocher, T. (2014) Évolution des acquis en début de CE2 entre 1999 et

2013 : les progrès observés à l’entrée au CP entre 1997 et 2011 ne sont pas confirmés. Note n°19-Mai

2014 de la DEPP.

5Rocher T. (2008) Ibid.

6MEN (1986). L’école maternelle, son rôle, ses missions. CND

7 Pendant l’année scolaire 2016-2017, environ 600 élèves en Norvège et 50 élèves en France ont appris à calculer dans un environnement multimédia que j’ai élaboré en collaboration avec une start-up franco-norvégienne appelée Wewanttoknow : numérique collectif grâce à un ordinateur relié à un vidéoprojecteur ou un TBI, numérique individuel avec des tablettes et usage du papier crayon habituel (l’expérience est étendue cette année en Finlande au CP et dans les trois pays au CE1). Le grand nombre d’élèves utilisateurs en Norvège visait à permettre une évaluation quantitative du dispositif ; et le petit nombre d’élèves en France autorisait un travail plus qualitatif, mieux à même de guider vers un perfectionnement du dispositif. C’est ainsi que je me suis retrouvé à exercer en tant que maître surnuméraire à mi-temps dans une école du sud de la France.

8 L’une des observations qui m’a le plus frappé dans mon expérience de « maitre surnuméraire » pour les maths en CP, est que les élèves qui apprenaient avec le plus de difficulté étaient, sauf de rares exceptions, les plus jeunes : ceux nés en octobre, novembre ou décembre. En fait, ils ont passé toute l’année à apprendre péniblement, sur une longue durée, ce que leurs camarades comprenaient tout de suite. Là encore, cela rejoint les conclusions de nombreuses études scientifiques. Je reparlerai de cela dans un article à venir.

9Pour une revue de question, on peut se reporter à : Brissiaud, R. (octobre 2014) Pourquoi l’école a-t-elle enseigné le comptage-numérotage pendant près de 30 années ? Une ressource à restaurer : un usage commun des mots grandeur, quantité, nombre, numéro, cardinal, ordinal, etc. Texte mis en ligne par la Commission Française pour l’Enseignement des Mathématiques (cfem) à l’adresse suivante : http://www.cfem.asso.fr/debats/premiers-apprentissages-numeriques/Brissiaud_UneRessourceaRestaurer.pdf

10Pour une revue de questions, voir par exemple : Inserm (2007) Dyslexie, dysorthographie, dyscalculie. Bilan des données scientifiques. Paris : les éditions Inserm.

11 Brissiaud, R. (2013) Apprendre à calculer à l’école – Les pièges à éviter en contexte francophone. Paris : Retz

12 Fareng R. & Fareng, M. (1966) Comment faire ? L’apprentissage du calcul avec les enfants de 5 à 7 ans. Paris, Fernand Nathan.

13 Le Cam,M., Rocher, T. & Verlet, I. (2013) Forte augmentation des acquis des élèves à l’entrée au CP entre 1997 et 2007. Note 13.19 de la DEPP ; septembre 2013.

14 Brissiaud, R. (septembre 2013) Maternelle : de faux bons résultats http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2013/09/18092013Article635150858806829907.aspx

Brissiaud, R. (octobre 2013) Il est urgent de modifier les programmes de l’école maternelle. http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2013/10/14102013Article635173225180588330.aspx

15 Bougen, A., Grenet, J. & Gurgand, M. (2017) Ibid