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Le jeu vidéo constitue une pratique culturelle de masse, mais reste un objet culturel illégitime. Par-delà le plaisir, peut-on y trouver du sens ? Par-delà le loisir, peut-on en faire un outil d’apprentissage ? Alors qu’il est un objet quotidien, et, de plus en plus, un objet artistique, peut-il même devenir un objet scolaire ? Professeur de français à Liège, Gaël Gilson ouvre la voie. Il utilise un jeu de combat pour travailler les adverbes de manière ou encore un jeu d’aventures pour amener les élèves à en analyser la dimension symbolique. Les propositions s’avèrent pédagogiquement originales et culturellement essentielles : en la matière aussi, l’Ecole a son rôle à jouer pour éviter que les esprits ne se trouvent colonisés par la loi du marché, pour aider à déconstruire (par exemple des stéréotypes) et à construire (en particulier un imaginaire), pour que l’expérience d’un jeu vidéo soit réellement formatrice.

Vous avez réalisé un travail de recherche sur « l’expérience virtuelle des joueurs en tant que situation d’apprentissage informel » et vous évoquez même à ce sujet « l’élaboration d’une nouvelle culture de l’apprentissage » : en quoi le jeu vidéo favorise-t-il selon vous les apprentissages ?

Mes recherches partent du constat qu’un jeu ne peut pas, en tant que tel, favoriser les apprentissages : ce n’est pas parce qu’un enfant joue à un serious game qu’il assimilera forcément les contenus vulgarisés dans l’application. Par contre, les enquêtes que j’ai réalisées auprès d’adolescents montrent une série de connaissances et de compétences qu’ils ont acquises en jouant à des jeux vidéo non conçus pour l’apprentissage.

En fait, ce n’est pas dans les propriétés d’un jeu qu’il faut regarder en quoi ce dernier favorise les apprentissages, mais plutôt dans la relation que le joueur entretient avec. Cette relation cadre une série d’expériences et de pratiques culturelles (souvent partagées avec d’autres joueurs) qui mobilisent de nombreux apprentissages. Ceux-ci peuvent être internes au jeu (connaissance du background, des règles…) mais l’outrepassent souvent avec, par exemple, le renforcement de compétences sociales (entraide, solidarité, coopération, coordination, ponctualité, politesse…), une maîtrise des capacités en écriture (à travers des pratiques telles que la fan fiction ou la correspondance), le développement de compétences cognitives (capacités d’attention, traitement rapide et spatialisation de l’information, multitasking…) ou encore l’incorporation de nouvelles ressources (une langue étrangère, des connaissances en histoire, en mathématiques, en informatique…). De même, le joueur peut développer son autonomie (apprendre à apprendre face à la résolution d’un problème…), apprendre à réfléchir sur ses pratiques et à élaborer en direct ses propres stratégies d’apprentissage sans peur de l’échec. Il peut aussi améliorer l’image qu’il a de lui-même (que ce soit par un regain de confiance en soi ou par le sentiment d’être performant).

Quelles vous semblent les différences et les convergences possibles avec les apprentissages scolaires ?

Je pense que l’École gagnerait à puiser, dans les pratiques culturelles liées au jeu vidéo, des leviers qui permettraient de dynamiser son projet pédagogique et de pallier ses faiblesses. Par exemple, dans notre système, les feedbacks sont loin d’être immédiats : la régulation rétroactive, qui a souvent lieu après l’évaluation, ne permet pas d’éviter un éventuel échec puisqu’il est déjà établi. Souvent oppressés par les impératifs des programmes et les obligations administratives, nous n’avons pas beaucoup d’occasions de valoriser la créativité de nos élèves et devons construire des parcours préétablis qui sont censés guider les élèves vers des objectifs fixés arbitrairement à l’avance. Peu de moments sont consacrés au partage des ressources entre élèves et les travaux de groupes sont souvent orientés vers un objectif de production à partir d’outils mis à leur disposition et qu’ils doivent compiler. Les interactions sont souvent régies par des rôles spécifiques (qui forcent un système de coordination sans pour autant en faire apprendre les mécanismes) et des règles qui rendent difficiles la spontanéité des initiatives. De plus, par sa forme, l’école est un lieu de cloisonnement disciplinaire. En somme, s’intéresser aux pratiques culturelles vidéoludiques nous permet d’apprendre ce qui manque essentiellement dans notre système : l’interactivité.

Vous avez par exemple travaillé les adverbes de manière à partir d’un jeu de combat, « Towerfall Ascension » : quel dispositif avez-vous mis en place ?

J’ai divisé ma classe en 3 groupes de travail : les joueurs, les arbitres et le public. On fonctionne par « tours ». À chaque tour, deux joueurs s’affrontent à TowerFall pendant que les arbitres commentent oralement et en direct la partie. Pour les arbitres, la mission est d’employer le plus d’adverbes de manière possible pour donner au match un caractère épique. Pendant ce temps, le public doit noter tous les adverbes entendus. Lorsque la partie est terminée, on comptabilise les différents adverbes employés par les commentateurs. S’ils ont employé un même adverbe à plusieurs reprises, ils recherchent des synonymes dans un dictionnaire. Lorsqu’ils joueront une nouvelle partie, le défi consistera à employer les synonymes découverts.

Pendant que les arbitres recherchent des synonymes, le public vérifie l’orthographe des adverbes qu’ils ont recopiés en utilisant les référents à leur disposition : des dictionnaires et le cours. Durant les tours suivants, les membres du public peuvent aussi aider les joueurs à trouver des synonymes en consultant ceux qu’ils ont notés lors des tours précédents.

À la fin de chaque tour, les joueurs deviennent arbitres, les arbitres rejoignent le public et deux membres du public deviennent les joueurs. Chacun expérimente ainsi différents rôles et opèrent plusieurs apprentissages.

Quels sont les profits d’une telle activité selon vous ?

Outre le caractère motivant évident de l’utilisation d’un jeu vidéo, l’emploi des adverbes de manière est cadré par une activité (le jeu et son arbitrage) qui fait sens (souligner et construire un registre épique) et qui permet d’expérimenter les nouveaux mots appris. Une dynamique de collaboration est générée par les interactions des élèves puisque le public renvoie directement aux arbitres un feedback qui se formalise à travers un objectif de remédiation, de consolidation ou de dépassement à atteindre la prochaine fois (utiliser de nouveaux adverbes).

Puisque le groupe s’autogère (chaque élève passant d’un rôle à l’autre en appliquant les consignes simples, qui ont été expliquées), je peux aider les élèves à la correction de l’orthographe et à la vérification du sens des adverbes. C’est aussi l’occasion de donner quelques astuces pour améliorer l’expression orale.

Enfin, en variant les rôles, les élèves passent par différentes postures de travail : identification à l’écoute des adverbes, mémorisation lexicale et orthographique à l’écrit, expérimentation à l’oral.

Comment les élèves eux-mêmes vivent-ils de telles expériences singulières de jeu vidéo en classe ?

De manière générale, travailler avec des jeux vidéo favorise leur engagement dans les activités d’apprentissage. Toutefois, ils sont souvent déstabilisés au départ, car je tente de mobiliser des jeux (souvent indépendants) auxquels ils n’ont pas l’habitude de jouer. Il faut aussi souligner que l’activité vidéoludique ne sert que de toile de fond : s’ils jouent un peu, ils travaillent beaucoup ; le jeu ne sert que de médium.

Vous avez aussi exploité pédagogiquement un jeu d’aventures « contemplatif », « Journey » : en quoi consiste ce jeu ?

Dans Journey, qui exploite les caractéristiques du récit initiatique, le joueur incarne un être énigmatique, qu’il doit conduire jusqu’au sommet d’une montagne dominant l’horizon. Au fil du voyage et au gré de mystérieuses rencontres, notre avatar découvre le secret de ses origines, les raisons de son périple et le sens de son existence.

Quelles ont été ici les modalités de travail ?

Nous avons tout d’abord joué ensemble au jeu. Il faut compter 3 séances de 50 minutes pour l’achever. Ensuite, pour permettre aux élèves d’accéder au sens caché du titre, j’ai transposé l’exercice du cercle de lecture pour l’appliquer au jeu. Diverses activités ont été organisées dans un plan de travail : l’écriture d’un carnet de voyage en incarnant le personnage, des travaux en sous-groupes pour analyser formellement et sémantiquement le jeu et, enfin, des exposés croisés.

En quoi le travail mené a-t-il permis de d’éclairer les significations symboliques du jeu vidéo ?

Le but de ces activités est de permettre aux élèves d’accéder aux spécificités culturelles du jeu tout en construisant eux-mêmes le récit qu’ils s’en font. Au fil du travail, ils ont, par exemple, identifié dans la structure du jeu (l’organisation des niveaux, le changement des couleurs, la musique…) une métaphore de la vie (le jeu retrace effectivement les différentes étapes de la vie : naissance, enfance, adolescence, vie adulte et mort). Un travail sur l’intertextualité leur a également permis de saisir les références au mythe de Babel et à celui de Sisyphe. Le jeu, qui contient une dimension engagée, a également engendré un débat autour des thèmes de l’industrialisation et de l’interculturalité.

Il s’agissait aussi pour les élèves de parvenir à consteller le jeu avec d’autres produits culturels. À titre d’exemple, nous avons comparé le message véhiculé dans le jeu à celui au cœur du clip de la chanson La Cerise, du groupe Matmatah.

Enfin, une fiche-outil sur les caractéristiques du récit initiatique formalise les découvertes des élèves. Cette fiche a été pensée pour leur permettre de se construire mentalement une grille de lecture qu’ils pourront appliquer à d’autres produits culturels. Pour réinvestir les nouvelles connaissances, chaque élève a été invité à choisir un produit culturel qu’il affectionne (roman, BD, manga, animé, série, film, jeu vidéo…) et à lui appliquer cette grille de lecture pour en proposer une analyse personnelle.

A la lumière de ces expériences, en quoi vous semble-t-il intéressant d’amener les élèves à réfléchir sur un produit culturel, le jeu vidéo, qu’ils apprécient et pratiquent souvent, mais que le monde adulte de l’Ecole tend à ignorer ou mépriser ?

Le jeu vidéo est un artéfact culturel largement consommé et qui a, au fil des décennies, gagné en légitimité puisqu’il fait l’objet de nombreuses recherches, surtout dans le milieu universitaire. En tant qu’objet culturel, il peut être porteur de significations auxquelles nous n’accédons que si nous possédons des connaissances que nous pouvons activer comme clés de lecture. Il me semble donc important, à l’école, de co-construire avec les élèves des clés de lecture, qu’ils pourront activer pour tisser un discours critique autour de leurs pratiques. En outre, ce recul critique me semble essentiel puisque le jeu vidéo figure des espaces idéologiques qui objectivent un certain état du monde (à savoir les normes du capitalisme et de la mondialisation), ce qui renforce l’adhésion des jeunes aux normes et aux valeurs qui y sont véhiculées. Il me paraît donc nécessaire de rendre les jeunes conscients de ces représentations et de la manière dont elles s’actualisent dans les produits culturels qu’ils consomment, et, pourquoi pas, de leur présenter des systèmes de pensées alternatifs.

Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut

Sur le site de Gaël Gilson