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Professeur associé à l’Université de Genève, Olivier Maulini est responsable du Laboratoire Innovation-Formation-Éducation et intervient dans la formation des enseignants du primaire et du secondaire. S’adressant au public d’enseignants présents, il commence par ces mots « Si vous êtes venus là, sur votre temps de vacances, c’est que vous êtes dans cette dimension de remise en cause professionnelle qui est le pourquoi de l’intitulé de la conférence ». Dans le débat public, quand on parle d’école, ce qui se dit est loin de ce qui se passe en classe, d’où l’importance d’interroger les pratiques sur le mode de la compréhension et de la critique.

Deux fantasmes pédagogiques circulent.

Le premier serait que l’école « fabrique des nuls », titre du magazine « Bilan », journal des managers en Suisse, discours brutal où il est question de reprise en main, d’une école qui fait n’importe quoi, de restauration d’une rigueur bureaucratique.

À l’inverse, le second est que les enseignants sont des victimes. C’est le fantasme de l’enseignant contrôlant qui va triompher en tenant sa classe de sauvageons. On entend derrière ce fantasme que le pouvoir aux enfants a rendu le travail impossible.

L’enseignant est vu tantôt comme un criminel, tantôt comme une victime. C’est le contraire de la compétence professionnelle puisque, dans un cas comme dans l’autre, il est sans pouvoir d’agir.

Un autre fantasme est celui incarné par Céline Alvarez, enseignante « fantastique », produit marketing réussi qui résout l’équation en faisant référence à la fois aux neurosciences, travaux de bio-électricité qui ont argument d’autorité et aux travaux de Maria Montessori. L’émergence de cette enseignante révèle où on en est de la perception de l’école.

Il faudrait arriver à concilier les contraires tout en prenant au sérieux les tensions constitutives du travail réel.Le cadre étant posé, il s’agit maintenant d’entrer dans les pratiques.

Quoi de neuf ? Les observations

L’enseignement, pour être efficace, doit être direct et explicite. Attention aux « digressions » : avec le renouveau pédagogique, la pédagogie du détour, la pédagogie active, il n’y a plus de leçons ex-cathedra et le risque est que les détours ne deviennent des digressions où la parole magistrale qui vient guider, disparaît.

Le malentendu cognitif explique l’échec des élèves non initiés. Qu’apprend l’élève non initié en faisant les tâches demandées ? Ce malentendu va au-delà du constat moral qui incrimine l’élève, la famille de mauvaise volonté ou de l’enseignant qui incrimine son collègue ou la société. Attention aux « implicitations », qui font dire aux enseignants que les élèves ne veulent pas travailler, ne sont pas motivés, alors qu’ils sont dans une situation pédagogique qui parait évidente, mais où ils ne comprennent rien.

Les préoccupations de décodage masquent l’enjeu de la compréhension. Attention aux ostentations. Le débat sur la lecture est très français. On est sur des idées, on s’écharpe sur des méthodes. Quand on regarde ce que font vraiment les enseignants, on voit que c’est beaucoup plus complexe que ces débats spectaculaires sur les méthodes. À l’école, ce qui se fait doit être vu. Ce que l’on fait en maths, en lecture … doit se voir. Cela oriente sur des pratiques pédagogiques de plus en plus ostentatoires avec une multiplication d’affichages pour que le travail soit rendu public, légitime. Les enseignants ont un double agenda : former les élèves et amadouer l’extérieur, sacrifiant ainsi une mission à l’autre, contrairement à leurs convictions. Le travail démonstratif qui montre que l’on travaille, éloigne du cognitif.

La pratique de distribution qui légitime les tris, les classements au lieu de les réduire, contredit l’éthique d’intégration. Attention aux légitimations. Les critères de légitimation, professionnels ou extérieurs, nécessitent solidarité professionnelle et pratique collective.

Le convivialisme fait le fonctionnalisme qui fait le fatalisme. Attention aux adéquations. Qu’est-ce qui explique dans les pratiques, comment les enseignants appréhendent le métier ? À Genève, les étudiants sont convivialistes. Ils ont deux dogmes : l’école doit intégrer et pour cela différencier. Il faut, pour concilier les deux, une organisation du travail fonctionnaliste, c’est-à-dire qui donne le sentiment que chacun a quelque chose à faire, que chacun travaille, que « ça marche ». Que signifie « ça marche » ? Dans une enquête menée auprès d’enseignants sur le sens de cette expression, une des réponses était « que les élèves viennent à l’école avec le sourire ». Les enseignants attachent beaucoup d’importance au vivre ensemble ici et maintenant alors que l’école sert à mieux vivre ensemble plus tard, et donc à apprendre.

Les adéquations sont ce rapport au monde qui fait qu’il faut que ça marche et empêche la pensée critique. L’idéal fonctionnaliste empêche la négociation collective pour vivre ensemble. Il est difficile de produire de la combativité collective contre le convivialisme. Il faut inventer de nouvelles façons de résister.

L’écart entre les faits et les idéaux pèse sur le moral et la santé des enseignants, ce qui creuse l’écart entre faits et idéaux . Attention aux idéalisations. Il faut revendiquer le travail réel et s’opposer aux fantasmes pour regarder les pratiques. Les jeunes enseignants ont l’impression d’échouer quand ils sanctionnent. Ce n’est pas du laxisme, mais un rêve d’un dispositif qui préviendrait la transgression, l’idée d’anticiper. Cette idéalisation, ce rêve que tout se passe bien est une idéalisation qui renvoie à un échec de l’enseignant.

Prendre le contre-pied et sortir de la déprime

Ce qui peut justifier le désenchantement des enseignants est que l’on ferait mieux ailleurs. Nos démocraties craignent le déclassement.

On est dans une situation paradoxale avec d’une part des pays dans une angoisse collective du déclin démocratique, une déprime, comme la France et d’autre part, des pays dans une euphorie par rapport à l’éducation comme Singapour, Taiwan, Japon et Corée. Les pays d’Extrême-Orient disqualifient tous les autres.

Une recherche comparative arrive à cette conclusion : Les élèves chinois et japonais apprennent à faire différentes choses (trouver différentes solutions, voir différents aspects du problème) pour la même chose (le même problème), alors que les élèves américains apprennent à faire la même chose (méthode de résolution) pour différentes choses (problèmes sur lesquels ils s’entraînent). Il y a bien sûr un plus haut degré de complexité, un contenu plus élaboré dans le premier cas.

Les chercheurs veulent dire par là que les élèves américains ont une procédure qu’ils appliquent partout alors qu’il y a plusieurs façons d’aborder la même tâche. Peut-être que nous sommes plus américains que chinois. Cette façon de disposer de plusieurs procédures serait une des caractéristiques de l’enseignement d’Extrême-Orient.

Si l’on examine la démarche, on constate qu’elle contient trois phases :

•La phase des savoirs ouvragés (on travaille la compréhension collectivement)

•Une combinaison de manipulation (objets matériels), de modélisation (images analogiques) et de symbolisation (images conventionnelles).

•Un alliage de guidage et d’interaction

La multiplication des histoires du problème construit une vraie culture collective de la compréhension. On passe de « l’urgence de réussir à prendre le temps de comprendre ». Et on vérifie que tout le monde a compris. La pression de la réussite empêche le temps de la compréhension. Les élèves chinois réussissent aux évaluations PISA car ils ont ce temps. Ces observations doivent nous amener à réfléchir.

Propos recueillis par Michèle Vannini

Le numéro spécial de Fenêtre sur cours sur l’Université