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Que reste-t-il des utopies d’émancipation sociale à l’heure de la mondialisation ? Qu’en est-il de l’idéal de partage et de solidarité aujourd’hui ? Depuis « Dernier été » en 1981, son premier film centré sur une bande d’amis, ouvriers marseillais du quartier populaire de l’Estaque, déboussolés par des fermetures d’usines, Robert Guédiguian n’en finit pas de mettre en scène des êtres en lutte pour leur dignité et d’interroger de façon lancinante les fondements de son propre engagement de cinéaste. Avec sa troupe de comédiens fétiches et quelques nouveaux (et jeunes) acolytes, il fait à nouveau retour aux sources de son inspiration sur sa terre de prédilection, près de Marseille. Dans la calanque de Méjean, un petit groupe de parents et d’amis se retrouve autour du patriarche frappé par la maladie, menacé par la mort qui rôde. L’épreuve terrible qui les rassemble fait mûrir leur regard rétrospectif sur leurs espoirs de jeunesse, réflexion critique sur la fidélité à l’héritage chez les uns ou constat lucide sur les changements irréversibles chez d’autres. Des retrouvailles bouleversantes au sens fort du terme que l’irruption d’arrivants inconnus venus de la mer chamboule encore de fond en comble. Réjouissons-nous. Pour son vingtième long métrage, le réalisateur nous offre, avec ce ‘huis clos à ciel ouvert’ (selon sa définition), une fable éminemment politique, réconciliant théâtre et poésie. « La Villa » nous convie en effet à une traversée intime, immobile en apparence. A l’instar des protagonistes de cette fiction lumineuse, nous sommes confrontés à la même épreuve de vérité : comment conjuguer ici et maintenant exigence d’hospitalité et soif de fraternité ?

Petit théâtre, grandes émotions

Une ouverture remplie de lumière, une anse maritime sous un soleil d’hiver aux reflets miroitant sur une mer plate dont le bleu s’étend à perte de vue. Sur le vaste balcon de sa maison un vieil homme contemplant l’horizon hésite à prendre une cigarette, se décide à fumer après un bref murmure (et puis, tant pis !..) et s’effondre sous nos yeux victime d’une attaque. Encaissée au bas de collines arborées, entourée d’habitations multicolores (pour beaucoup désertées par les touristes et estivants), surplombée par un viaduc géant, la calanque de Méjean voit se rassembler les trois enfants autour du père au regard fixe et sans voix assis dans un fauteuil roulant. Angèle (Ariane Ascaride), comédienne de renom, de retour après vingt ans d’absence et un drame familial enfoui, Joseph (Jean-Pierre Darroussin), plein d’amertume, en couple avec la jeune Bérangère (Anaïs Demoustier) et Armand (Gérard Meylan) l’aîné qui a repris le restaurant paternel et s’efforce d’en perpétuer la tradition ouvrière. Bien vite nous faisons aussi connaissance avec Yvan (Yann Tregouët) jeune médecin pragmatique qui rend visite et propose soutien financier à ses vieux parents, Suzanne (Geneviève Mnich) et Maurice (Fred Ulysse), tendrement unis malgré leurs maigres pensions de retraite. Sans oublier Benjamin (Robinson Stévenin), pécheur passionné, fan de théâtre et de poésie, fou d’amour Angèle, son idole et modèle.

La mort plane sur tous sans ménagement et la conscience du temps qui passe distille une atmosphère de mélancolie, la joie des retrouvailles se mêle d’accès de nostalgie, d’élans de tendresse et de bouffées d’angoisse. Chacun s’efforce, à sa façon, sans y parvenir, d’entrer en communication verbale ou tactile avec le vieil homme cloué au sol dans un corps paralysé. Nous pourrions craindre une fixité de chaque personnage enfermé dans son rôle pour les besoins de la fable. Il n’en est rien.

Mort annoncée, réveils inespérés

Les héros de Robert Guédiguian, à travers la finesse des liens affectifs et des correspondances secrètes tissés entre eux, regardent la réalité en face. Devant l’agonie d’une figure tutélaire, confrontés chacun aux effets d’un tel séisme, ils laissent venir à eux, progressivement, remises en cause, bilans critiques et projections dans l’avenir. Joseph s’interroge à voix haute sur la fin de ses idéaux et sur le devenir hasardeux d’une relation avec une amante trentenaire, à la fois attentive à la personnalité de son compagnon (au passé d’engagement) et en phase avec l’utilitarisme de son époque (elle rêve d’une transformation de la table populaire en lieu branché et touristique). Ariane recueille les confidences du frère aîné sur les véritables causes (accidentelles) de la noyade de sa fille…Elle refuse le désir envahissant du fougueux Benjamin pour céder avec délice à la cour touchante d’un amoureux jamais découragé (ni par les refus répétés ni par la différence d’âge ostensiblement revendiquée par le sujet de son désir).

Rien de mièvre cependant dans cette fable radicale. Les vieux amants retraités préfèrent la mort enlacés à une vie de misère ou d’assistanat aux crochets de leur enfant. La jeune maîtresse de Joseph choisit de s’éloigner de lui sans promesse de retour. Armand sait bien qu’il aura toutes les peines du monde à faire tourner le restaurant à vocation populaire dans un coin de nature de plus en plus défiguré par le développement du tourisme.

De nouvelles menaces périodiquement nous sautent aux yeux et viennent perturber l’apparente ‘paix’ de cette calanque isolée. Nous distinguons au loin un bateau à moteur : à son bord, debout, quelques hommes et une femme, lunettes noirs, tenue grise. Air conquérant, bras tendu, ils font le tour de l’anse en désignant des constructions comme s’ils s’apprêtaient à parachever la mutation du lieu en centre de loisirs rentable.

Des militaires armés patrouillent dans la calanque à intervalles réguliers, s’enquièrent auprès des habitants du passage éventuel de migrants, alertent également leurs interlocuteurs incrédules du danger potentiel que représentent ces étrangers. Ainsi se concrétisent à nos yeux la disparition d’un monde (fait de nature sauvegardée, ilot de générosité et d’entraide, creuset idyllique des solidarités) et le surgissement d’un autre monde (engendré par la rentabilité économique à tout crin, l’urbanisation à marche forcée, la destruction de l’environnement et la mondialisation anarchique). Le tableau pourrait paraître bien sombre si la fable s’en tenait à ce constat édifiant.

Liberté fabuleuse, fraternité à conquérir

Ils sont trois enfants eux aussi. Une sœur et deux frères, orphelins, d’origine et de langue inconnues, venus de la mer, cachés dans les collines, se nourrissant de graines trouvées et de confitures volées. Dès que la famille les découvre, leur sang ne fait qu’un tour. Ils décident de leur porter secours et protection, de leur donner bain, nourriture et gîte. Devant ces nouveaux petits arrivants, aux yeux hagards et au silence prolongé, les grands scellent sans mot dire le pacte d’adoption. Sous ses dehors de conte merveilleux, « La Villa » se métamorphose peu à peu en fable à dimension politique. Le geste fraternel des héros d’âge mûr résonne en nous comme un signe lointain de fidélité à leurs rêves de gamins, aux aspirations de leur jeunesse. Tout en portant un regard frontal sur les scandales (la mort misérable des vieux, la froideur et la cruauté du traitement ‘administratif ‘ des migrants, la détresse et la solitude absolue des réfugiés), le cinéaste, par la pertinence de son style, jette un pont entre le passé ‘révolu’ des utopies collectives et les temps incertains qui sont les nôtres. Comment tenir ensemble aujourd’hui ? De quelles manières transmettre aux générations qui viennent savoirs et connaissances sans perdre la poésie en chemin ? Comment régénérer les liens intergénérationnels tout en s’ouvrant à d’autres différences culturelles et géographiques ?

Plutôt qu’un long discours, le cinéaste invente au terme de l’aventure une forme ‘sonore’, saisissante de vérité. Armand, Joseph et Angèle, debout sous l’immense viaduc, se mettent à crier tour à tour leur prénom, que la voute amplifie en écho. Un des jeunes orphelins, silencieux jusque-là, se met à crier à son tour le prénom de son frère mort. Et le son relie alors, par cette arche impressionnante où passent des trains (comme ‘des jouets d’enfants’, suggère l’auteur) tous les personnages, par-delà les différences d’âge, de territoire et de temporalité. Nous revient alors en mémoire une séquence radieuse, surgie au cœur de la fiction, comme le flash-back joyeux d’une jeune insouciance : Ariane Ascaride et Jean-Pierre Darroussin, – réunis à l’écran par le réalisateur dans « Ki Lo Sa ?» en 1985-, se jetant à l’eau en riant aux éclats au bord de la calanque de Méjean. Comme si ce moment jouissif de présent pur obligeaient les héros, arrivés à l’âge mûr, à rester en accord avec la radicalité de leurs premiers temps. Ainsi « La Villa », œuvre d’une rare beauté, nous incite-t-elle à renouer avec le partage et à réinvestir la fraternité.

Samra Bonvoisin

« La Villa » de Robert Guédiguian-sortie le 29 novembre 2017

Sélection officielle, Mostra de Venise 2017