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Dans le cadre de la réforme de l’accès à l’université, le ministère de l’Enseignement supérieur a publié les attendus dans chaque licence – compétences en expression écrite, aptitudes à la logique et au raisonnement conceptuel, culture générale… Les candidats jugés trop faibles pourront se voir imposer des modules avant d’intégrer la formation. D’autres, dans les filières en tension, seront carrément recalés. Les universités ont jusqu’au 17 janvier 2018 pour affiner les attendus et pour les transmettre à la plateforme Parcoursup qui succède à APB. Les lycéens pourront saisir leurs vœux à partir du 22 janvier. La sociologue Annabelle Allouch, qui a travaillé sur les classements scolaires, la sélection et la reproduction sociale, a répondu à nos questions sur la portée de cette réforme.

Annabelle Allouch est chercheuse associée à Sciences Po et maîtresse de conférences en sociologie à l’université Picardie Jules Vernes. Elle a publié cette année « La société du concours L’empire des classements scolaires » (Seuil, La République des idées).

Que pensez-vous des attendus qui ont été publiés ?

Comment mesurer « les capacités de raisonnement » ? Doit-on se fonder sur la note de philo, sur une lettre de motivation ? Faut-il mettre en place des tests ?… Le ministère donne des cadrages généraux extrêmement flous. Ce qui est frappant, c’est à quel point on fait peser sur les universitaires la mesure des attendus, c’est-à-dire ce que l’on entend exactement par « le raisonnement » ou par « la culture générale ». Les universitaires devront prendre la responsabilité de ces mesures de sélection. Car pour moi, les attendus sont bien une mesure de sélection comme une autre.

A mon avis, certaines disciplines comme le droit introduiront des tests comme le SAT (Scholastic Assessment Test), pratiqué aux États-Unis et en Angleterre et visant à évaluer les capacités logiques et de raisonnement des étudiants.

Les professeurs du secondaire comme nous à l’université, nous risquons par ailleurs d’avoir des difficultés à identifier clairement les compétences et à les mesurer, de catégories aussi vagues que le « raisonnement scientifique ». Si l’on estime que la note de maths est pertinente pour l’évaluer, prend-on tous les élèves au dessus de 12 ou ceux au dessus de 17 ?

Partagez-vous les craintes d’une hiérarchisation accrue entre universités ?

À partir du moment où l’on affiche des attendus, on introduit une forme de hiérarchie. Les universités vont se battre pour les meilleurs étudiants. Celles qui vont avoir des pools de candidats très larges – par exemple, Paris 2 Assas, en droit, Paris 1 Panthéon Sorbonne, en science politique et en droit …- pourront choisir les meilleurs et identifier les bons élèves de milieux populaires afin de satisfaire au seuil minimal exigé par la loi. Les étudiants recalés iront dans des universités de moindre niveau, qui seront classées. Les classements vont devenir de plus en plus importants dans le choix des étudiants.

Cette hiérarchie n’existe-t-elle pas déjà ?

Oui, elle existe. Mais c’est le même type de licence, les programmes sont extrêmement similaires et les profs offrent une formation à un public homogène, avant tout des bacheliers non sélectionnés. Pour certaines disciplines, il existe aussi des formes de sélection et de hiérarchisation, avec les bi licences par exemple.

Aujourd’hui, au nom de l’efficacité du système, on renforce et on légitime ces pratiques de concurrence entre les candidats et entre les disciplines, au détriment des objectifs de démocratisation et d’égal accès au savoir et aux diplômes.

Même si c’est enrobé dans un discours sur la réussite des étudiants, la loi encourage clairement la concurrence entre les universités et entre les disciplines, comme un moteur pour faire émerger des universités d’excellence.

C’est un frein donné à la démocratisation sociale ?

Avec ces attendus, on semble aller en sens inverse de ces 15 dernières années en termes de démocratisation. Un exemple : la culture générale. Elle est désormais considérée de manière assez consensuelle comme une épreuve socialement discriminante. A ce titre, elle disparaît des concours de la fonction publique et de Sciences Po Paris. Or elle réapparaît dans les attendus.

La question est aussi : que fait-on des étudiants recalés, jugés trop fragiles pour entrer à l’université ? La solution du ministère est le tout BTS. Mais que devient l’accès au savoir et la lutte contre les inégalités sociales ?

En mettant de la sélection maintenant, après des années de politique encourageant les aspirations scolaires de tous, on crée potentiellement une crise de confiance. On a répété pendant des années qu’il fallait poursuivre à l’université, que le diplôme protégeait du chômage… Puis tout à coup, on change de système et on dit que l’université n’est plus pour tout le monde.

Le gouvernement a pris un grand risque en mettant en œuvre ce genre de politique de manière si subite. L’école est l’institution qui incarne le premier rapport à l’État. Si elle lance des réformes suscitant des crises de confiance, les conséquences seront catastrophiques dans les relations entre les citoyens et l’État. Et cela peut se traduire par du vote FN et du vote populiste.

Vous parlez des BTS : y aura-t-il assez de places ?

On peut s’interroger : les places suffiront-elles à absorber tous ceux qui se verront opposer un « non » à l’université ? Pour les étudiants qui se verront répondre un « oui mais », il y a par ailleurs un problème de moyens. Que faut-il mettre en place pour les accueillir ?

A l’université d’Amiens, je n’ai pas de moyens. J’enseigne à des L1 dans de grands amphis de 300-350 étudiants. Pour accueillir les étudiants ayant besoin d’une remise à niveau, il me faudrait au moins 2 profs en plus – un de français et un de maths. Or, Amiens est une université sous-dotée. Lorsque je demande à ma doyenne, elle me répond : nous n’avons pas les moyens.

Sachant qu’elle n’a pas les moyens d’accueillir les « oui si », l’université va être tentée de ne prendre que les candidats ayant reçu des « oui ». Et de transformer cette réforme en une « sélection sèche ».

Qui va étudier les dossiers des candidats dans les universités ?

Sans doute cela retombera-t-il sur les plus jeunes et sur les femmes selon une hiérarchie du travail universitaire bien connue. Je ne suis pas sûre que l’on bénéficie d’heures sups. Cela risque d’être rajouté à notre référentiel de service, à moins de lever une armée de vacataires dans les trois mois et d’augmenter la précarisation des métiers de l’enseignement supérieur.

Autre problème : les secrétariats pédagogiques. En SHS (sciences humaines et sociales) à Amiens, nous avons 6 secrétaires pédagogiques pour plus de 1500 étudiants. Elles sont déjà au point de rupture. Or il faudra en plus qu’elles reçoivent et vérifient les dossiers des bacheliers. Cette réforme est une usine à gaz, impossible à mettre en oeuvre en un laps de temps si court.

Il fallait bien en finir avec le tirage au sort ?

Le gouvernement a été très habile. Le hasard, ce n’est pas juste, a-t-il expliqué, à la place nous vous proposons de la sélection basée sur le mérite qui, lui, est juste. Or le mérite est tout sauf juste socialement. Il valorise les étudiants ayant une culture scolaire qui relève aussi des apports de leurs familles. Un discours toutefois efficace auprès d’un public de classes moyennes.

Que fallait-il faire ?

Il fallait réformer le dispositif APB (Admission post-bac), ce qui a été fait. Par ailleurs, il n’y aurait pas eu de tirage au sort si on avait anticipé le pic démographique. L’alternative aurait été de créer des places et de recruter des profs.

Au lieu de cela, nous avons une démocratie de la transparence : on publie les attendus. Mais assurer l’égalité des chances de chacun aurait supposé que l’on évalue les étudiants sur ce qu’ils apprennent à l’université, et non pas avant. Car on ne fait alors que valider des inégalités scolaires et sociales déjà existantes.

Quel peut être l’impact de la réforme dans une université comme Amiens ?

Nous avons un public populaire et rural qui a des besoins et des demandes. Si l’on doit mettre en œuvre ces attendus, nous allons les adapter. Pour donner sa chance à un candidat, on mettra la barre à 10 en lui signifiant : « Tu peux venir mais il faudra travailler et on fera tout pour que tu sortes diplômé avec 15 ».

Une université comme Dauphine, elle, mettra des barres à 15. Nos collègues considérant qu’ils ne font pas dans le social et que pour parvenir à constituer une unité d’excellence, il faut choisir des étudiants déjà excellents.

C’est une réforme dangereuse pour des universités comme Amiens qui propose toutes les filières, la seule en Picardie, et qui assume une vraie mission de service public. Nous sommes des universitaires très bien formés. Nous allons être dévalorisés, la valeur ajoutée de nos formations ne sera pas reconnue.

Ce qui va être reconnu, c’est la barre de sélectivité comme dans les écoles de commerce – plus on est sélectif, plus on est attractif… Cette réforme risque ainsi de nous fragiliser et de valoriser encore plus ceux qui n’assument pas de mission de service public.

Recueilli par Véronique Soulé

Relire l’analyse de François Jarraud sur ces attendus

Relire la chronique de Véronique Soulé sur les mots pour ne pas le dire…

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