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L’expansion d’un système généralisé d’enseignement tout au long de la cinquième République s’est accompagnée de nombreux changements qui portent – en dernière analyse – sur la modalité dominante de différenciation pour traiter les différences : différenciation des établissements, différenciation des filières, différenciation de la pédagogie, différenciation de cursus plus ou moins individualisés dans un contexte plus ou moins optionnel voire  »modulaire ». Certes, l’ensemble de ces modalités de traitement des différences est toujours en œuvre, au moins de façon embryonnaire ou résiduelle. Mais ce qui est en cause, c’est le degré de généralisation de tel ou tel vecteur ou principe institutionnel de différenciation.

On peut soutenir que dominait avant la cinquième République une différenciation fondée sur les types d’établissements (d’une part les collèges et lycées, qui accueillaient des élèves -généralement de milieux privilégiés- depuis la classe enfantine jusqu’au baccalauréat ; d’autre part les cours complémentaires –rebaptisés plus tard CEG – vers qui allaient généralement les bons élèves d’origines populaires ; pour les autres, la classe de fin d’études des écoles communales).

Au début de la cinquième République, une différenciation dominante selon les filières a été instituée (avec le soutien personnel très résolu du Président de la République Charles de Gaulle) : création du CES (collège d’enseignement secondaire) en 1963 réunissant dans un même type d’établissement la ‘’voie longue’’ encadrée par des professeurs certifiés voire agrégés ; la ‘’voie courte’’ encadrée par des maîtres de cours complémentaires rebaptisés PEGC ; la voie dite ‘transition-pratique’’’ encadrée en principe par des instituteurs spécialisés) ; et cette mise en filières du collège a été prolongée par la mise en filières des lycées dès 1965 (filières générales A,B,C,D,E ; et filières technologiques F, G, H ).

Au collège, le rôle différenciateur joué par des filières fortement constituées a été mis en cause dès 1975 à partir du projet de  »collège unique » du président de la République Valéry Giscard d’Estaing en personne (même s’il existe toujours au collège des confrontations à propos d’  »options » et/ou de » filières » plus ou moins résiduelles ou embryonnaires). Pour ce qui concerne les lycées, cela a été plus tardif, mais se trouve désormais à l’ordre du jour depuis le projet de réforme du baccalauréat (comportant une forte part de contrôle continu) de François Fillon en 2005, et le projet initial de Xavier Darcos de réforme du lycée en 2008. Il n’est certes pas question de revenir à une structuration dominée par les types d’établissement (bien que le type d’établissement constitué par les lycées professionnels reste remarquablement… à part) , mais il s’agit de prendre en compte et d’optimiser « l’effet établissement  » (c’est-à-dire le jeu dont dispose, ou pourrait disposer, chaque établissement dans l’accueil des élèves et dans le traitement de leurs différences). Et cela passe notamment par le développement d’un système optionnel ou  »modulaire » (plus ou moins étendu et contrôlé) permettant de multiplier les combinaisons et de mettre en place des cursus individualisés fort diversifiés.

Le projet de réforme des lycées actuellement en cours d’élaboration a pour originalité de combiner le principe du projet de réforme du baccalauréat de François Fillon en 2005 et le principe foncièrement  »modulaire » du projet initial de réforme du lycée de Xavier Darcos de 2008 (deux réformes avortées en raison du  »recul » des présidents de la République Jacques Chirac puis Nicolas Sarkozy face aux mobilisations massives de jeunes dans la rue). In fine, sous la Cinquième République, de telles réformes scolaires (qui changent le principe institutionnel dominant de différenciation) n’ont de chance d’aboutir qu’avec le soutien très résolu du Chef de l’Etat.

Mais (ruse de l’Histoire ?) ce serait sans doute moins une nouveauté totale qu’un certain retour à ce qui a précédé le lycée…. En effet, vers la fin de la période révolutionnaire (et avant la création du lycée en 1802), des ‘’Ecoles centrales’’ (au ‘’centre’’ de chaque département français) ont déjà été instituées par la loi de 1795 selon un modèle qui peut nous paraître  »extraordinaire » puisque leurs élèves pouvaient très librement choisir leurs parcours (selon un mode de fonctionnement que l’on qualifierait aujourd’hui d’’’optionnel’’ voire ‘’modulaire’’ ).

Aux humanités classiques (qui étaient quasi hégémoniques dans les établissements secondaires d’Ancien Régime) s’ajoutent alors des langues vivantes, les mathématiques et les sciences. Mais ces ajouts d’orientation ‘’encyclopédiques’’ ne peuvent se comprendre dans leur application que par l’adoption d’une mesure inouïe proposée par Lakanal (sous l’autorité de Condorcet). Alors que les collèges d’Ancien Régime avaient peu à peu créé les classes sinon d’âge, du moins de niveau, on y renonce en faveur de cours autonomes et facultatifs. Les élèves du même âge pouvaient donc suivre des sections différentes dans chacun des cours, à leur choix.

Et pourtant, contrairement à ce que l’on pourrait être porté à croire, « ce n’est pas leur insuccès qui a entraîné la disparition des Ecoles centrales, car il est remarquable qu’en si peu de temps et avec tant de difficultés de tous ordres, la plupart de ces écoles aient connu une pleine activité », comme l’a souligné Françoise Mayeur, une historienne très au fait de cette période. Les  »écoles centrales » des  »Lumières » seraient-elles en mesure de l’emporter finalement sur ce qui les avait supprimées : le lycée créé par le Premier consul Napoléon Bonaparte?

Claude Lelievre