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Comment toucher le cœur des spectateurs en racontant l’entrée dans la vie d’un jeune homme démuni dans l’Italie d’aujourd’hui ? Fort de son expérience de la photographie et du documentaire placée sous le sceau du réalisme, Dario Albertini imagine –avec son coscénariste le romancier Simone Ranucci- une fiction simple et sensible, inspirée du vécu de jeunes originaires de Rome, sa ville natale. Le cinéaste filme Manuel, son héros, à un moment charnière de l’existence, au moment de la confrontation de ce dernier à une responsabilité écrasante. Il vient d’avoir 18 ans, au sortir du foyer où il a passé plusieurs années pendant l’incarcération de sa mère, l’avenir de celle-ci dépend de lui. Alors qu’il fait ses premiers pas de jeune adulte affranchi du cadre éducatif, il doit démontrer aux services sociaux qu’il peut soutenir sa mère dans le cadre d’une assignation à résidence. Avec ce premier film subtil, Dario Albertini dessine le parcours incertain, courageux, d’un garçon fragile face à un pari paradoxal. Comment devenir le protecteur d’une mère défaillante tout en trouvant sa place dans une société minée par les inégalités économiques et le chômage de masse ? Comment Manuel va-t-il assumer le surgissement du désir, l’intensité de la liberté, sans crainte du lendemain, alors qu’il se sent encore seul au monde ? La réponse en fore de vertige, que nous offre « Il Figlio Manuel » est bouleversante.

Des premiers pas incertains dans la vraie vie

Au premier plan une main de profil forme entre le pouce et l’index qui se touchent un œil, l’ouverture donnant sur le réfectoire et la vie de groupe, l’univers bienveillant d’entraide et de solidarité du pensionnat religieux non-mixte où Manuel (Andrea Lattanzi, formidable) vient de passer plusieurs années depuis l’incarcération de sa mère. En ce jour de sortie (pour ses 18 ans), la caméra qui l’accompagne capte tout à la fois la fébrilité joyeuse et le tremblement aventureux. Manuel prend en effet la route dans tous les sens du terme pour une destination qui nous reste pour l’heure inconnue. En faisant du stop au bord d’une voie à grande circulation, il parvient à se faire embarquer à l’arrière d’une fourgonnette. Il a poussé le véhicule en panne pour l’aider à redémarrer et le conducteur (un taiseux misérablement vêtu) l’a pris à son bord. Tous deux arrivent dans un petit assemblage de baraquements en tôle. C’est là que l’homme habite. Il propose à Manuel de se poser un moment. C’est là que l’ex-pensionnaire fait la connaissance d’une jeune femme avenante (Gulia Elettra Goriett), venue rendre visite à Frankin (Frankino Murgia), préoccupée par le sort d’un homme qui, comme elle le signale, ne prend pas assez soin de lui. Plus tard au café, Francesca confie à Manuel sa vie sans détour, son désir de travail dans l’aide humanitaire et son rêve d’actrice. Elle lui demande même de lui donner la réplique pour préparer une audition prochaine, un exercice auquel le garçon se prête avec un ravissement teinté d’étonnement.

Manuel continue son voyage et il finit par arriver dans un grand ensemble de lotissements urbains plantés au milieu d’un terrain vague sans commerces alentour, non loin du bord de mer (une station balnéaire quasi désertée en hiver située à 70 kms de Rome, comme le précise le réalisateur).

A la croisée des chemins

Dans l’appartement crasseux et désordonné qu’une logeuse vient de lui ouvrir, nous voyons Manuel ranger de façon sommaire avant de se coucher. C’est là que vivait sa mère avant son emprisonnement. Nous comprenons alors l’enjeu majeur de cette destination au terme de ce premier périple après l’existence protégée vécue au sein du pensionnat. Remise en état du logement, obtention d’un emploi, stabilité psychologique sont autant de ‘gages’ à fournir à l’assistante sociale, lors de sa visite, pour que cette dernière accorde à la mère en prison une assignation à résidence sous la responsabilité de son fils. Face à son futur patron (boulanger), face à l’assistante sociale, face à sa mère (Francesca Antonelli) au tribunal, Manuel nous surprend à force de franchise et de courage.

Nulle mièvrerie édifiante cependant dans cette fiction rugueuse et sans apprêt qui ne manque pas de rebondissements au diapason du tumulte intérieur et de la ‘crise de conscience’ qui habitent le protagoniste. Avec lui nous tremblons dans l’attente et dans l’incertitude de ce qu’il fera si sa mère lui est confiée.

Age troublant, vertige saisissant

En plein âge des possibles, Manuel est mis à l’épreuve sous nos yeux. Nous le voyons danser au milieu des autres dans une boite de nuit sans que nous sachions si c’est rêve ou réalité. Sans nul doute le signe visible de son aspiration à faire la fête, à vivre des rencontres, à découvrir l’amour, au moment même où il manifeste la pleine conscience de l’immense responsabilité qui repose sur ses frêles épaules.

Dernières scènes saisissantes de vérité. Sur le chemin qui le mène vers sa mère, laquelle va sortir de prison, Manuel est pris de haut-le-cœur et son corps secoué de convulsions paraît ne plus lui appartenir. Le plan ultime nous donne à voir un Manuel en plein trouble, dans ce moment hors du temps, où s’entremêlent les enjeux décisifs. Comment assumer la charge nouvelle de devenir le parent de sa propre mère et assouvir sa soif de vivre dans un geste d’émancipation détaché du malheureux destin maternel ?

Ainsi, au-delà de l’itinéraire criant de vérité de Manuel, héros fragile à la modestie et au courage attachants, « Il Figlio Manuel » nous livre une radiographie toute en finesse de l’évolution de la parentalité aujourd’hui dans une société toujours fondée sur la famille dans laquelle, par un retournement paradoxal, la mère immature deviendrait l’enfant de son fils. Bien plus, la fiction réaliste lève le voile sur un pan important de la société italienne contemporaine, celle des plus démunis, de ceux qui sont laissés au bord du chemin sans moyens et avec si peu de ressources pour s’inscrire à nouveau dans la communauté humaine de leur pays.

’Le néo-réalisme est un héritage colossal auquel je n’ose pas prétendre’ déclare Dario Albertini. Dans la voie du cinéma moderne ouverte par Roberto Rossellini au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le cinéaste italien trace ici sans esbroufe ni ostentation un chemin original avec un premier film remarquable.

Samra Bonvoisin

« Il Figlio Manuel » de Dario Albertini-sortie le 7 mars 2018

Mostra de Venise 2017 – Meilleur Film, Prix de la critique, Prix nova, Cinemed 2017