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Quel professeur n’a pas rêvé en secret de susciter par son enseignement l’adhésion d’une classe entière ? Peut-on pratiquer une pédagogie vivante qui enflamme les élèves sans en mesurer les conséquences incendiaires ? En concoctant avec Axelle Ropert, sa complice et coscénariste, une transposition contemporaine de ‘L’Etrange Cas de Dr Jekyll et de Mr Hyde’ de Robert Louis Stevenson, le cinéaste Serge Bozon prend toutes les libertés que lui autorise son talent fantasque. Après « Tip Top » [2013], comédie violente et radicale, le réalisateur retrouve l’actrice Isabelle Huppert. Elle campe ici une enseignante de Physique timide et débordée, dans un lycée de banlieue, se métamorphosant, à la faveur d’une expérience foudroyante, en une pédagogue irradiante, capable d’allumer le feu. Par une imbrication subtile des genres et des tons, Serge Bozon réussit avec « Madame Hyde » une fable sociale, à la lisière du fantastique et de la science-fiction, qui cumule ressorts comiques, ressources poétiques et prolongements philosophiques. Au bout du conte, se dessine un tableau jubilatoire et inquiet des contradictions de l’école aujourd’hui. Une vision décalée, électrisante, de la crise de la transmission du savoir.

L’enfer quotidien d’une professeure inhibée

Les premiers plans silencieux frappent par leur point de vue insolite. Aux abords d’une grande bâtisse, un lycée aux formes rectilignes, une femme filmée de dos s’arrête avant d’entrer. Au loin, en plan large, la silhouette svelte d’un homme debout immobile en train de l’observer. La caméra se rapproche et nous distinguons son visage énigmatique, son expression crispée, son regard fixe. Nous saurons un peu plus tard qu’il s’agit du chef d’établissement (Romain Duris) et d’une de ses enseignantes Madame Géquil (Isabelle Huppert).

Nous retrouvons celle-ci, tout de blanc et beige vêtue, le teint pâle et la voix faible, en plein cours de physique, dans un brouhaha qu’elle tente de conjurer par la rigueur de formules abstraites proférées devant une classe d’élèves de toutes les couleurs et origines. Ces derniers manifestent leur ennui voire leur hostilité à un enseignement désincarné en envoyant des jets d’encre qui font taches sur le dos du pull tout blanc de leur professeure.

Même Malik (Adda Senani), adolescent gravement handicapé et élève préféré de la professeure de physique (laquelle lui a remis un double de la clé de son laboratoire) se montre désagréable et agité. Une majorité qui chahute sous le regard courroucé et réprobateur des deux seules élèves blondes assises au premier rang. Deux ‘pestes’ que nous retrouvons lors d’un conseil de classe où elles dénoncent, impassibles, ‘les grandes difficultés pédagogiques’ rencontrées par Madame Géquil, devant des collègues gênés. Face aux accusations, la fautive se défend mal et ajoute que ses élèves (d’une section technique) sont ‘trop immatures pour qu’elle puisse étayer son enseignement par l’expérimentation’ ! Une difficulté accentuée par la solitude : face à une collègue lui reprochant d’avoir été dans le sens des déléguées de classe au point d’affaiblir le crédit de la communauté éducative, elle promet de s’amender avec une voix de petite fille.

Seule au monde

Aucun secours à attendre de la part d’un proviseur, sorte de tyran excentrique, vantant mécaniquement ‘le lycée comme sanctuaire dédié à l’étude, au respect et au vivre ensemble’. Il faut vraiment une absence du professeur référent pour que le chef d’établissement propose à Madame Géquil d’accueillir dans sa classe un étudiant stagiaire, un garçon en costume gris, sans aucun relief, lequel ne parvient pas non plus à retenir l’attention d’un auditoire blasé. Un échec tel que notre homme quitte la salle de cours et se réfugie dans les toilettes pour pleurer. Mme Géquil le trouve le corps secoué de sanglots et le console en lui récitant le poème de Baudelaire intitulé ‘Les Phares’. Alors qu’elle lui explique qu’il n’a pas encore trouvé son ‘phare’, le proviseur qui passe dans le couloir s’étonne à voix haute du caractère saugrenu de la situation.

A la maison, seul havre de paix, elle retrouve la présence chaleureuse, attentive et silencieuse de son mari (José Garcia), homme au foyer et pianiste à ses heures. Un amoureux transi qui prodigue des conseils inadaptés et recommande le silence prolongé en classe à sa femme désarmée par une sollicitude inappropriée.

La vie exaltante d’une enseignante irradiante

Lors d’une expérience dans son petit laboratoire situé au fond de la cour de l’établissement, par un soir d’orage qui gronde, Mme Géquil est frappée par la foudre. Traversée par une chaleur reposante (comme elle le confie à son époux au regard si doux), portée par une énergie folle, elle est prise d’une métamorphose aussi soudaine que fondamentale. Autrefois timorée l’enseignante ‘pète le feu’, suscite l’intérêt actif des élèves, l’adhésion incrédule du chef d’établissement, déclenche le trouble chez son mari désemparée.

Il serait criminel de révéler toutes les conséquences, rouges et noires, de cette flamboyante transformation. Notons cependant l’extraordinaire réussite de l’épreuve de l’inspection que l’enseignante de physique remporte haut la main au fil d’une démonstration étincelante de pédagogie vivante. Au cours de la visite de l’inspecteur, après avoir inversé les places des élèves dans la classe (les premiers rangs deviennent les derniers), elle installe une cage de Faraday devant le tableau. Une des deux blondes se tient debout à l’intérieur et la classe fait en direct l’expérience que leur camarade est protégée de toute décharge électrique. Sous la conduite éclairée de leur professeure s’ensuit un échange constructif et argumenté entre les élèves sur les fondements scientifiques d’un phénomène physique. En dépit de quelques bémols, les félicitations de l’inspecteur, l’admiration tardive du proviseur (et du stagiaire qui a séché ses larmes) achèvent de nous convaincre des vertus pédagogiques de pareil enseignement fondé sur la preuve et l’expérimentation.

L’inquiétante étrangeté d’une fable politique

Pourtant l’univers décalé et fantasque de Serge Bozon ne saurait se réduite à cette lumineuse leçon de choses : le trajet de l’ombre à la lumière, de l’ignorance à la connaissance, l’éveil depuis l’enfermement dans un savoir théorique à la flamme d’une pédagogie de l’expérience au pouvoir irradiant. Le réalisateur échappe aux pièges du réalisme même si l’étrange destin de son héroïne s’inscrit dans un lycée de banlieue de la France d’aujourd’hui, là où se concentrent les difficultés économiques et sociales. Certains élèves d’origine africaine et maghrébine, plus à l’aise la nuit en rappeurs que le jour en lycéens, peuvent-ils échapper à un avenir scolaire tout tracé ? Malik est-il le seul à qui la professeure soit parvenue à transmettre le goût durable du savoir et l’ambition tenace de réussir, au-delà de l’étincelle provoquée par la métamorphose de leur enseignante habillée de rouge ?

Sans tout saisir de la face la plus noire de cette fable étrange aux allures de conte de fées moderne, nous sommes bientôt attachés aux errances nocturnes de Madame Hyde. Sa silhouette rougeoyante se déplace à vive allure, découpée par les ténèbres, et l’insomniaque incendiaire se promène dans la cité, libérant ses pulsions, enflammant chiens errants et jeunes ‘malfaisants’.

Pas de morale à cette fiction fantastique aux effets spéciaux d’une saisissante poésie mais une rêverie insolite qui interroge de façon souterraine la crise de la transmission. Grâce à l’originalité de sa mise en scène, au charme envoutant du mélange des genres, « Madame Hyde » nous conduit à questionner le pouvoir et les dangers de l’acte pédagogique, s’il se fonde sur le charisme d’un(e) seul (e).

Samra Bonvoisin

« Madame Hyde », film de Serge Bozon-sortie le 28 mars 2018

Semaine de la crique, Festival de Berlin ; Prix d’interprétation à Isabelle Huppert, Festival de Locarno