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Que reste-t-il des amours de jeunesse au soir d’une vie ? Les traces déposées dans la mémoire, travaillées par le temps et l’expérience, sont-elles fiables ? En adaptant librement le célèbre roman de son compatriote Julian Barnes [‘Une fille qui danse’, 2011], le réalisateur britannique Ritesh Batra prend à bras le corps les questions soulevées par une œuvre littéraire et il les porte à leur point d’incandescence en usant avec finesse des moyens propres au cinéma. Sans trahir l’esprit du livre dont il s’inspire, le cinéaste nous conte, à mi-chemin entre le thriller psychologique et la fable philosophique, l’étrange voyage intérieur d’un sexagénaire londonien apaisé contraint, à la faveur de la réception d’une lettre, à un regard rétrospectif sur son passé. Une introspection douloureuse qui fait vaciller des souvenirs figés, le confronte à des blessures enfouies et ébranle l’édifice de son existence. La vision de « A l’heure des souvenirs » sème le trouble en chacun de nous : comment regarder en face sa jeunesse enfuie tout en continuant à vivre sa vie sans se raconter d’histoire ?

La lettre et ses ramifications insoupçonnées

Tony (Jim Broadbent) barbichette grisonnante, lunettes d’écaille, porte bien sa soixantaine et paraît couler des jours paisibles à Londres dans son petit magasin de vente d’appareils photographiques. Divorcé, entretenant une relation apaisée avec son ex-femme et distanciée avec leur fille (qui attend un bébé), il goûte une vie plutôt tranquille que la réception d’une lettre va bouleverser de fond en comble. Il apprend qu’à sa mort, Sara, la mère de Veronica, son premier amour, lui a fait un legs, étonnant à plus d’un titre : elle lui a fait don du journal intime d’Adrian, le meilleur ami de lycée de Tony. Comme ce dernier (dont nous suivons les pas et adoptons le point de vue), nous n’avons pas accès au contenu de ce manuscrit ni ne comprenons pourquoi cette femme le détenait.

Commence alors une succession d’allers et retours entre le passé lointain idéalisé (quarante ans en arrière, au moment de la scolarité lycéenne) et le présent perturbé par ce cadeau inattendu. Dans la Grande-Bretagne des années soixante, nous retrouvons le fringuant Tony, sa bande de copains, le temps insouciant et sensuel de l’idylle avec la séduisante et secrète Veronica, le temps aussi de l’entente solide avec Adrian, fidèle ami rayonnant d’intelligence et d’esprit. Progressivement dans les flottements des réminiscences ou les errements du comportement nous saisissons la complexité de cet afflux de souvenirs parcellaires, magnifiés ou recomposés. Au fil des flash-backs des événements traumatiques dessinent leurs contours : Veronica quitte Tony pour une histoire d’amour avec Adrian. Ce dernier décide à 22 ans d’en finir avec la vie et se suicide. Des secrets de jeunesse longtemps enfouis qui ressurgissent avec une vivacité brûlante. En accompagnant Tony dans les méandres d’une mémoire chamboulée, nous percevons sa peur et ses tremblements devant le retour d’un passé qui revêt des formes nouvelles. A ce titre, les premières retrouvailles avec Veronica (Charlotte Rampling) le laissent désemparé face à une femme sur la réserve, distante et toujours mystérieuse.

La mise en scène des énigmes

Pourquoi Sara s’est-elle retrouvée en possession du journal intime d’Adrian, l’amoureux de sa fille Victoria ? Pour quelles raisons Victoria, parvenue à l’âge mûr et à une forme de sagesse, se montre-t-elle rétive à la remise dudit manuscrit à son destinataire désigné par testament ? La fiction, tortueuse au gré des orages intérieurs et des moments d’accalmie traversés par Tony, n’apporte pas nécessairement de francs éclaircissements à ces questions. Par le montage habile entre les flash-backs et les fragments de vécu au présent, par la cohabitation à l’écran de jeunes acteurs talentueux et de comédiens aguerris dans la peau des mêmes personnages à deux âges différents de leur existence, le récit cinématographique met en relief le point de vue (et d’aveuglement) de Tony, héros ordinaire aux prises avec les limites de sa propre appréhension de l’existence. A un moment-charnière de sa vie d’adulte (il va être grand-père), notre homme est obligé, par un concours imprévisible de circonstances, de revisiter son passé, ses souvenirs idéalisés comme ses fantômes encombrants. Nul ne sort indemne d’une plongée dans les eaux troubles d’une mémoire lacunaire. Comment survivre à la déconstruction des premiers temps, emprunts d’innocence et bercés d’illusions, sans détruire le mythe de sa jeunesse ?

Dans « A l’heure des souvenirs », le cinéaste Ritesh Batra par la subtilité de sa mise en scène organise l’affleurement des secrets intimes. Et le spectacle ultime de la joie pure de Tony à l’accouchement de sa fille nous laisse face à l’énigme d’une vie.

Samra Bonvoisin

« A l’heure des souvenirs », film de Ritesh Batra-sortie le 4 avril 2018