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A quoi reconnait-on un véritable artiste à notre époque normative ? Très remarqué pour ses documentaires exigeants consacrés à la police (« Flics », « Commissariat », coréalisés avec Virgil Vernier) ou à la psychiatrie (« Sainte-Anne »), Ilan Klipper sort carrément des sentiers battus pour sa première fiction sur grand écran. Il imagine une tragicomédie loufoque et fantastique mettant en scène un drôle d’écrivain qui n’a pas publié depuis l’accueil retentissant de son premier roman, vingt ans auparavant. A travers le portrait déjanté d’un personnage à l’imaginaire foisonnant et au mode de vie désordonné, « Le Ciel étoilé au-dessus de ma tête » figure par sa mise en scène inventive l’univers mental d’un ‘voyageur immobile’ aux prises avec les affres de la création, échappant sans cesse au contrôle social, assoiffé d’amour et de liberté. Au fur et à mesure que le délire et la folie gagnent du terrain, le petit théâtre burlesque et féerique prend des allures de tragédie existentielle. Comme si, -dans le débordement des affects et le bouillonnement des aspirations, subtilement agencés-, Ilan Klipper nous contait l’aventure intérieure d’un artiste radical qui refuse de soumettre ses désirs à l’ordre du monde.

Bruno en caleçon à la recherche de l’inspiration

Pendant plusieurs minutes, horripilantes et cocasses, nous sommes seuls avec Bruno (Laurent Poitrenaux), un grand garçon hirsute d’une cinquantaine d’années, torse nu, vêtu d’un caleçon, déambulant dans son appartement en désordre, soliloquant devant son miroir. Une agitation chronique, tant verbale que corporelle, pour le moins déroutante. Les quelques plans suivants nous éclairent. Bruno, vieux célibataire sans enfant partage le logement en colocation avec une jeune militante ‘Femen’et paraît vivre dans un espace confiné et un désoeuvrement fébrile. Il faut dire qu’il a connu vingt ans plus tôt la célébrité soudaine avec la publication de son premier roman intitulé ’Le Ciel étoilé au-dessus de ma tête’. Depuis il reste confiant en sa ‘bonne étoile’ même s’il est soumis aux tourments de la création au point de n’avoir pas encore produit de nouvel opus.

Pour leur part, sa famille et ses amis s’inquiètent de son avenir et de sa santé mentale. Voici d’ailleurs que débarquent vers 14 heures, le saut du lit pour notre ami, les premiers intrus : son père Maurice (François Chattot) et sa mère Simona (Michelle Moretti), serrés l’un contre l’autre comme un bloc d’angoisse, son ex-compagne Laëtitia (Marilyn Canto), un vieil ami Alain (Frank Williams) et une mystérieuse jeune femme, prénommée Sophie (Camille Chamoux). Notre homme, cheveux en bataille, la nudité bientôt recouverte d’un peignoir, accueille les visiteurs, partagé entre l’étonnement et la curiosité. S’il ne comprend guère les raisons de la sollicitude appuyée manifestée par cette visite inopinée, il multiplie à grand renfort de moulinets avec ses grands bras les arguments, proférés à un rythme saccadé, en faveur d’une hyperactivité intellectuelle. Une seule certitude dans son état d’exaltation : il va tout faire pour séduire Sophie même si, pense-t-il, ses parents la lui présentent comme une fiancée possible.

Solitude peuplée, délire festif

Pour l’heure, il entraîne la petite troupe dans son sillage jusqu’au petit cabinet où il conserve, comme dans un temple secret, les reliques de la réception critique de son unique chef d’œuvre. Et il commente à voix haute les extraits de la presse d’alors : ‘Le coup de cœur de Jean d’Ormesson’, ‘Entre Céline et Philippe K. Dick’, devant un public dubitatif (lequel lui rappelle que tout cela date de vingt ans !) et affiche, entre vantardise mégalomaniaque et refus vertigineux de la dépréciation, la foi en son génie créateur.

Il savoure surtout ‘l’instant magique’, souligné par un ralenti et une musique romantique, le coup de foudre pour la mystérieuse visiteuse qu’il cherche à isoler des autres, qu’il ‘drague’ avec une maladresse confondante. Quelle n’est pas sa surprise (et sa peine) à la découverte de la vérité. Cette dernière, psychiatre de son état, vient évaluer sa folie et provoquer un internement à la demande d’un tiers, comme la loi le prévoit.

Pourtant, le vieux garçon romantique n’est pas du genre à baisser les bras au milieu des périls ni à rendre les armes face à tous ceux, amis ou ennemis, qui lui ‘veulent du bien’, même si son comportement, imprévisible, plonge les spectateurs dans la confusion la plus grande. Faisant fi du danger d’enfermement, Bruno nous entraîne à nouveau, et nous sommes emportés et séduits par son incessant babil, ses gestes théâtraux et ses allers et retours entre rêve et réalité, flash-back fugitifs et instants présents.

Subrepticement, sans une conscience claire de la part des spectateurs, différents personnages entrent en scène, de l’intrusion des proches inquiets à une foule envahissante d’inconnus déchaînés. Ces derniers occupent tout l’espace de l’appartement jusqu’à déborder à l’extérieur, dans un ailleurs exotique où nous entendons des bruits de jungle et des cris d’animaux. Ainsi, au fur et à mesure de l’arrivée de ces éléments perturbateurs, la folie gagne, du tourbillon dans la tête du grand dadais dépressif et sublime jusqu’au délire joyeux d’une fête hors contrôle. Un débordement des corps et des esprits, dans la danse et la musique, si entraînant que la psychiatre renonce au placement d’office, un temps envisagé, d’un hôte, à l’effervescence ébouriffante, au charme irrésistible.

Création et mise en scène en liberté

La profusion des séquences, montées de façon elliptique et la confusion des formes de représentation entre passé et présent, fantasme et réalité composent un étrange tableau mouvant qui nous interroge sur ce que nous voyons vraiment. Et si toutes ces visions n’étaient que des projections issues de la tête de Bruno, écrivain en panne d’écriture, débordant cependant d’inspiration et d’imagination ? La fiction explosive, portée par un casting original de comédiens talentueux (formés au théâtre et au spectacle vivant), scandée par les mélanges de styles musicaux inventés par le compositeur et acteur Frank Williams, se transforme en comédie déjantée, bavarde et burlesque comme un Woody Allen, féerique et surnaturelle comme un conte fantastique. Elle se métamorphose en fait au gré des affects contradictoires qui traversent notre héros en ébullition permanente, dont la caméra capte les séismes intimes et dessine l’univers mental.

Comment vivre en protégeant son potentiel de création et sa part de folie irréductible sans se renier dans une époque qui fait et défait succès et célébrité en un éclair ?

Le cinéaste Ilan Klipper choisit l’arme de la bouffonnerie et de la comédie fantastique, du délire proliférant jusqu’au feu d’artifices pour interroger la liberté d’un artiste touchant de vantardise et de sincérité, d’un rebelle sans autre cause que son refus de soumettre ses désirs à la norme ambiante. A ce titre la dernière séquence de « Le Ciel étoilé au-dessus de ma tête » ne manque pas de panache. Soutenue par la musique électronique grandiose de Frank Williams et la voix de la cantatrice (inspirés de l’ouverture du ‘Dom Juan’ de Mozart), Bruno, coiffure hirsute, silhouette massive enveloppée dans un peignoir satiné à larges rayures noires, son perroquet sur l’épaule, cadré de dos, ne nous regarde pas. Il quitte la scène pour rentrer en lui-même et se livrer encore au foisonnement de son imagination en pleine ébullition, comme l’ultime défi d’un asocial aux adeptes de la création formatée. Au-delà du portrait emballant d’un écrivain ‘empêché’, nous voyons ainsi poindre la figure composite de l’artiste dans la précarité de sa condition aujourd’hui.

Samra Bonvoisin

« Le Ciel étoilé au-dessus de ma tête », un film d’Ilan Klipper-sortie le 23 mai 2018

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