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Qui n’a pas rêvé d’un dépaysement estival à l’autre bout monde ? Et s’il existait ici, tout près de nous, une ‘Ile au trésor’, à la fois terrain de jeux et d’aventures, lieu de découvertes et de rencontres, accessible à tous ceux qui ne peuvent s’offrir le luxe d’une destination exotique et d’un voyage lointain ? En filmant un été durant la base de loisirs de Cergy-Pontoise, Guillaume Brac revient sur les traces du petit garçon, amené à la fréquenter avec ses parents, et il ravive dans le même temps le souvenir de jours heureux. Après « Un monde sans femmes »en 2011 et « Tonnerre » en 2014, deux fictions remarquables de naturel et de liberté, le jeune cinéaste prend ici franchement le chemin du documentaire, porté par le même questionnement humaniste. Quel fond commun de sensations et d’émotions relie celui qui filme ‘un royaume de l’enfance’ à ceux qui y passent aujourd’hui leurs étés ? Et, au-delà de la passerelle imaginaire ainsi créée entre passé et présent, en quoi cet espace multiforme, de la plage payante à la côte sauvage, construit-t-il une communauté éphémère où se côtoient petits et grands d’origines et de cultures différentes, habitants de banlieue, tous adeptes d’un lieu d’évasion et de vagabondage ? Avec « L’Ile au trésor », Guillaume Brac nous donne à voir une œuvre buissonnière, gorgée d’instants de joie et de bouffées de mélancolie, hantée par les désordres du monde et la peine des hommes. Et il dessine sous nos yeux un autre territoire, si loin, si proche, un Eldorado à la portée de tous.

Echappées belles

Les grillages enjambés, des gamins en plein baratin pour convaincre les gardiens de les laisser entrer…sans payer et non accompagnés. Ils viennent de loin, disent-ils, mais malgré leur insistance, les responsables, soucieux d’expliquer les consignes, ne se laissent pas attendrir. C’est certain, ceux-là n’en sont pas à leur coup d’essai, ils ne tarderont pas à revenir. Comme beaucoup des habitués de la base de loisirs de Cergy-Pontoise, attirés par les charmes de cette « Ile au trésor », ainsi baptisée par le réalisateur. Toujours discrète, la caméra de Guillaume Brac, dans l’attention de longs plans fixes ou la douceur de lents mouvements, se met à parcourir avec nous l’immense terrain de jeux et d’aventures.

La plage payante pour la baignade sans perdre pied d’une foule de nageurs ou, plus loin, pour quelques ballades en pédalos, des coins forestiers à l’ombre de grands arbres, des aires pour pique-niquer au bord de l’eau, d’autres petits territoires à l’écart, comme l’étang des galets, où nager dans la solitude vers la rive arborée opposée, d’autres lieux encore alliant là une étrange pyramide et un plan d’eau où se déplacer en planches à pagaie, ici le petit pont ou les grands pylônes d’où plonger à l’abri du regard des autorités. C’est dans cet endroit à la géographie déroutante et insaisissable que se croisent ou se rencontrent, le temps d’un été, les visiteurs, jeunes et vieux, seuls, en famille ou en bande, venus pour la plupart des communes environnantes, tous en quête d’un ailleurs.

Drôle d’endroit pour des rencontres

Il faudrait rendre compte du foisonnement de présences humaines captées par le filmage attentif et respectueux. Au gré des pérégrinations de la caméra buissonnière, nous assistons à la rencontre et aux échanges entre garçons et filles, de l’attirance visible à la drague affichée et au trouble déguisée. Nous percevons la solitude d’un retraité en maillot de bain sur une petite plage reculée évoquant le souvenir joyeux de sorties pédagogiques avec ses classes et un autre enseignant devant le plan d’eau où il plonge aujourd’hui avec délice en précisant que ‘si on ferme les yeux, on peut se croire au paradis terrestre’. Là, tandis qu’il entretient d’un geste de la main la braise du barbecue, un père d’une famille de réfugiés (afghans) confie calmement le moment où il a échappé à la mort (par balle dans la nuque) au bord du fossé où son corps devait tomber. De même, tandis que le réalisateur accompagne la tournée d’inspection nocturne éclairée par les phares, le veilleur de nuit d’origine africaine évoque sans ostentation avec des mots choisis la fuite de son pays après un enlèvement et une annonce le déclarant ‘porté disparu’, conséquences terribles d’une remarque formulée à voix haute au ministre de l’éducation sur sa tenue lors d’une visite officielle dans une école (le ministre était en short, tous les autres en uniforme).

Des confidences bouleversantes qui donnent la mesure de la confiance engendrée par la méthode de tournage au long cours. Un climat tel que les adolescents en pleine tentative de transgression des interdictions inhérentes à la sécurité du lieu, comme les séducteurs en herbe, habitent le cadre avec naturel, voire acceptent de jouer le ‘jeu amoureux’ à la lisière de la fiction, dans un consentement confondant de vérité. Il est même une fois où, des deux jeunes vendeuses venues passer l’après-midi au centre, l’une cède à l’invitation pressante du garçon entraînant (moniteur semble-t-il). C’est ainsi que la brune en maillot de bain et le jeune homme aux cheveux blonds se retrouvent main dans la main pour un grand plongeon du haut des pylônes, sous le regard admiratif de la petite bande. Et nous percevons le délicieux vertige du saut dans le vide, l’audace de la jeunesse et la fierté de la fille à travers une première expérience de dépassement de soi, le frémissement du désir et peut-être le début d’une idylle.

Filmage en liberté, partage du sensible

Sans cesse les paroles et les corps circulent dans une grande liberté de la part des personnages qui se laissent filmer ou se livrent à la caméra empathique, aptes à capter des témoignages intimes ou à saisir le surgissement de l’inattendu, de l’accident, de l’heure de la sensation vraie. Avec la même finesse, le cinéaste filme l’environnement propice aux découvertes fondatrices, à l’éclosion de troubles profonds et de passions secrètes qui transcendent le quotidien en un temps de vacance et un lieu ‘magique’, extraordinaire, aux antipodes de la banlieue. Le réalisateur cadre en plans larges, du lever du jour à la tombée de la nuit, dans toutes les déclinaisons du soleil jusqu’aux teintes mauves et roses de la lumière déclinante et découpant les paysages désertés et les structures sportives abandonnées. Et l’île de loisirs se métamorphose en un pays imaginaire dans lequel nous perdons de plus en plus nos repères. Un territoire nouveau s’ouvre à nous où voyager avec délice à la façon des protagonistes, presque sans amarres, de « Passe montagne » de Jean-François Stévenin [1979] crapahutant dans les hauteurs enneigées du Jura, terre natale du comédien-réalisateur. Comme dans le cinéma de Jacques Rozier (« Les Naufragés de l’île de la Tortue » [1974], par exemple), la méthode de Guillaume Brac favorise la saisie des êtres et des moments de vie qui échappent à la banalité des travaux et des jours.

La souplesse des plans et la fluidité du montage, rythmées par la partition musicale, un peu bastringue, entraînante et sans ambages (créée par Yongjin Jeang), composent un hymne à la fragilité du temps de l’enfance, à sa beauté fugace, en un ‘royaume’ insulaire aux frontières mouvantes, aux ressources infinies, recelant des trésors d’humanité. Dans la séquence finale, nous retrouvons deux petits Noirs, héros récurrents de cette chronique d’un été, toujours soudés l’un à l’autre par une complicité chuchotée et une intimité de jeu où ils paraissent seuls au monde. Ils se tiennent à nouveau par la main, l’aîné guidant le petit, lequel montre du doigt un objectif à atteindre. Ils escaladent une petite colline. A nous d’imaginer ce qu’ils y découvriront car le film s’arrête là, sur cet élan enfantin vers l’inconnu.

Ainsi sommes-nous devant l’esquisse utopique d’une fraternité humaine qui réunirait, sans heurt dans un brassage des origines et des cultures, des enfants à l’esprit aventureux et frondeur, des adolescents amoureux de sensations fortes et en recherche d’absolu, des vieux habitants de banlieue et des réfugiés récents en quête d’accomplissement et de liberté, le temps d’un été, dans le partage du sensible. Nul doute, « L’Ile au trésor », documentaire précieux, confère une dimension politique au geste poétique.

Samra Bonvoisin

« L’Ile au trésor », film documentaire de Guillaume Brac-sortie le 4 juillet 2018

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