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Le cinéma peut-il nous instruire sur la technique d’un athlète de haut niveau, a fortiori s’il s’agit de John McEnroe, star mondial du tennis des années 80 ? Responsable des archives filmées à l’Institut national du sport et cinéaste, Julien Faraut dispose en tout cas d’atouts précieux pour aborder ces questions : des rushes inédits, tournés à l’époque par le directeur technique national de la Fédération française de tennis, Gil de Kermadec. A partir de ces images exceptionnelles, le documentariste réussit un film passionnant au fil duquel il revisite le mythe John McEnroe, déploie les ressorts d’une personnalité complexe et d’un jeu hors du commun, tout en mettant au jour le pouvoir de captation propre au cinéma. Bien plus, en focalisant la dernière partie de son film sur la Finale de Roland Garros de 1984, le réalisateur de « John McEnroe, l’empire de la perfection » nous amène au plus près du secret d’une imprévisible défaite, celle d’un joueur unique dans l’histoire du tennis, alors au sommet de sa carrière.

Des ‘films d’instruction’ au cinéma du réel

Les premiers plans en noir et blanc ont de quoi nous dérouter : en studio ou sur fond perdu, des joueurs prennent la pose et proposent les ‘bons’ gestes obligatoires pour aboutir à un jeu performant. Comme les balbutiements [« Les Bases techniques du tennis » datent de 1966] d’une entreprise filmique de longue haleine, celle de Gil de Kermadec, entraîneur et ancien tennis man, animé par la passion de l’enseignement et le souci de transmettre. Conscient du caractère artificiel et dogmatique de ce type de film, le spécialiste éclairé de la Fédération française de tennis décide de de poser sa caméra à chaque tournoi de Roland Garros de 1976 à 1985 afin d’étudier et de faire partager la technique des grands joueurs, à travers des portraits. Un formidable projet, resté en sommeil, et qui trouve aujourd’hui un prolongement inespéré. En fouillant dans les archives de l’Insep, le réalisateur Julien Faraut tombe en effet sur des boîtes rouillées contenant 6 000 mètres de pellicules mal identifiés : ce sont les rushes en question. Parmi ceux-là, plusieurs consacrés à John McEnroe, longuement filmé.

Julien Faraut en a conscience. Il vient de découvrir un trésor inestimable : des images de cinéma cadrées avec un souci de proximité aux antipodes des habitudes de retransmission à la télévision. Les joueurs sont filmés de très près par d’énormes (et bruyantes) caméras accompagnées d’une prise de son par des micros géants placés sur des perches. Un dispositif exceptionnel, autorisé par les organisateurs de Roland Garros, selon deux angles de vue : depuis les premiers rangs des tribunes et depuis le fond de court.

Ces points de vue inédits, inconcevables dans le cadre d’une diffusion à la télévision, focalisent notre regard sur les performances de jeu de McEnroe et les extravagances de son comportement, tandis que les échanges avec l’adversaire restent hors champ.

Secrets d’un joueur unique

En prenant le temps et en se rapprochant de son sujet, la caméra peut-elle saisir les qualités intrinsèques d’un joueur d’exception ? Mettre au jour la complexité de la personnalité d’un compétiteur réputé pour ses interminables colères à répétition ? Les images retenues par Julien Faraut, -mises à distance par la voix légèrement ironique du comédien Mathieu Amalric et par une partition très rock (improvisations de Zone libre et compositions du cinéaste)-, nous offrent l’immense privilège d’observer ‘à la loupe’ la gestuelle, incroyablement précise dans sa simplicité et sa justesse, d’un immense joueur. Son style (service à la volée, précocité du toucher de balle, vélocité du réflexe, économie du mouvement) frappe par une simplicité et une inventivité que le filmage d’origine, et l’agencement d’aujourd’hui, mettent au jour avec une remarquable efficacité.

La démarche cinématographique met aussi en évidence les fameuses ‘colères’ du joueur mythique, en leur conférant une nouvelle dimension.. Comme les amateurs de tennis et les fans du champion d’alors, nous sommes toujours animés de sentiments contradictoires face à ses crises répétitives au cours desquelles McEnroe, visage tordu, sourcils crispés, pas vifs, éructe contre les arbitres, les juges de ligne, le public (et en direction de la caméra, trop bruyante à ses oreilles). Entre rejet de son sale caractère et amusement devant la prestation attendue et expressive d’un acteur aguerri, nous sommes repris par la virtuosité technique et le vertige de la performance. Et nous en oublions les excès d’animosité ostentatoire.

L’auteur y voit surtout la manifestation d’une ‘vraie souffrance’, dans cette difficulté à réprimer des émotions a priori antinomiques avec l’obsession de la perfection poussée à l’extrême, des affects noirs mis en scène et parties prenantes de ce perfectionnisme.

Enigme d’une défaite impensable

Aussi la vision du documentaire devient-elle fascinante lorsqu’elle se concentre sur la Finale légendaire de Roland Garros en 1984, perdue face à Yvan Lendl. Tout en éclairant sur une gestuelle et une intelligence du jeu hors du commun, le film accompagne dans sa fulgurance ce ‘moment de vérité’ où la défaite s’impose au favori et numéro 1 mondial. Loin des caméras de télévision occupées à glorifier le vainqueur, nous restons aux côtés du vaincu, prostré sur sa chaise, tête baissée, dans l’absolue solitude au milieu des autres qui passent sans un regard pour lui, dans la sidération devant un échec impensable aux conséquences incalculables, cauchemar récurrent de McEnroe des nuits et des années durant.

Ainsi, le talentueux réalisateur fait-il œuvre utile en donnant vie à des moments exceptionnels de l’histoire du tennis, à travers des images d’archives vouées à disparaître. L’agencement des séquences sélectionnées, au travers du geste créateur, porte un regard neuf sur une figure mythique du tennis mondial, John McEnroe, au jeu vertigineux, au tempérament électrique. Et le cinéma, par son aptitude spécifique à enregistrer quelque chose du réel, saisit au vol les minutes fugaces d’une défaite, dans l’énigme de son enchaînement. Au-delà des clichés, loin des attaques imparables et des colères homériques, « John McEnroe, l’empire de la perfection » nous donne à voir la détresse d’un homme, dans la douleur de l’inachèvement.

Samra Bonvoisin

« John McEnroe, l’empire de la perfection », film de Julien Faraut-sortie le 11 juillet 2018

Sélection ‘Forum’, Festival de Berlin, 2018