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Comment restituer à l’écran le vécu d’une expérience de harcèlement à l’école, a fortiori si les mauvais traitements sont infligés à une enfant sourde par un camarade de classe ? Pour son premier film d’animation, d’après le célèbre manga éponyme de Yoshitoki Oïma, la jeune réalisatrice japonaise Naoko Yamada réussit haut la main une adaptation de toute beauté, d’une rare intelligence. Au-delà du contexte qui le voit naître (la rigidité de la société nipponne et de son encadrement scolaire), nous suivons pas à pas, du primaire au secondaire, les ressorts du drame, depuis la déclaration de guerre du petit harceleur à l’encontre de sa fragile victime jusqu’à l’offre sincère d’un nouveau pacte d’amitié. Un chemin tortueux, hanté par la culpabilité et l’envie d’en finir avec la vie. Au plus près de l’intimité de ses personnages, attentive aux moindres vibrations intérieures comme aux brusques accès de violence, dont la bande-son scande les variations, Naoko Yamada met au jour avec subtilité la douceur et la cruauté des jeunes, le choc des affects extrêmes jusqu’à la haine de soi et la négation de l’autre. Bien plus qu’un film d’animation sur le harcèlement, « Silent Voice » se révèle comme une fable inspirée, mettant en scène la grande solitude d’enfants perdus face à la vie immense et pleine de dangers, et qui, à l’adolescence, conquièrent la liberté d’aimer.

Harcèlement au quotidien, bombe à retardement

Le générique et sa musique envoutante s’ouvrent sur des images insolites et inquiétantes. Nous sommes sur les pas d’un garçon sourcilleux à la chevelure noire et hirsute, marchant sans regarder autour de lui la nature verdoyante et fleurie, pleine d’harmonie. En haut d’un aqueduc gigantesque en fer orange, ses yeux paraissent aimantés par le fleuve en contrebas au point que nous le voyons se jeter dans l’eau profonde. Tentative de suicide ou pur fantasme ? Maintenant, après un passage à la banque, le voici qui dépose un petit paquet auprès d’une fille endormie en murmurant : ‘c’est l’argent que je te dois…’. Comme les signes, réels ou imaginaires, du mal-être d’un jeune rongé par le remords.

Flash-back. Nous sommes sur les bancs d’une école primaire où Shoya (le garçon du générique) joue au caïd sans ménagement. L’arrivée d’une nouvelle camarade, différente, le pousse dans ses retranchements. Cheveux blonds et ondulants, yeux clairs et doux, Shoko, sourde de naissance, utilise un ‘cahier d’écriture’ pour communiquer avec les autres puisqu’ils ne comprennent pas la langue des signes (qu’elle maîtrise parfaitement). Et, lorsqu’elle offre en quelques gestes transparents son amitié à la forte tête de la classe, la réaction hostile est immédiate. Shoya repousse cette main tendue, organise le harcèlement chronique, entraînant dans l’engrenage plusieurs congénères conformistes ou suivistes, entre indifférence à la souffrance de leur camarade handicapée et soumission lâche à la loi du plus fort. Le climat de tension, de brimades sournoises en intimidations physiques, dégénère au point que l’administration enquête et sanctionne. Des conséquences en cascades font du meneur et harceleur un banni qui fait à son tour la terrible expérience de l’exclusion.

Nous entrons maintenant dans une autre période, plusieurs années après le drame. Shoya a grandi, appris la langue des signes. Les écoliers sont devenus des adolescents. Au lycée, il part à la recherche de son ancienne victime. Mais lorsqu’il se retrouve face à elle debout dans un grand couloir de l’établissement, Shoko le regarde dans les yeux et répond par une gifle à la proposition d’amitié du ‘repenti’. Ainsi le garçon se retrouve-t-il dans une longue et douloureuse phase de turbulences sur la route chaotique de la conquête de soi et de l’ouverture à l’autre.

Une perception sensible et poétique des émois adolescents

Née en 1984, férue de dessin et de photographie depuis l’enfance, formée à l’école d’art et de design de Kyoto, puis à son studio d’animation à la faveur de plusieurs collaborations, Naoko Yamada fait preuve ici d’une maîtrise exceptionnelle. Sans complaisance, sa mise en scène, tout en restant fidèle au trait du manga originel, se montre attentive aux expressions des visages des adolescents et à leurs attitudes corporelles, à travers une esthétique précise mêlant habilement des temporalités différentes et des registres variés de représentation,- réminiscences, instants présents et projections imaginaires-, juxtaposant aussi les plans larges et statiques d’une environnement paisible et les cadrages insolites des jeunes corps en mouvement.

La jeune réalisatrice souligne ainsi la beauté et le calme de la nature, faites de petits ponts en bois, de cerisiers en fleurs blanches et rose pâle, de vastes étendues verdoyantes et de rivières au flot tranquille. Une nature harmonieuse cohabitant avec la froideur rectiligne d’une grande métropole et d’un ensemble scolaire aseptisé. Des partis-pris originaux qui nous plongent par contrastes dans l’univers adolescent, ses codes de conduite, ses rites secrets, sa soif de douceur, son attirance pour la violence. Avec la focalisation de notre regard sur la tempête intérieure habitant les protagonistes, extériorisée chez l’un, souterraine pour l’autre. Comme la représentation sensible de deux solitudes apparemment irréconciliables, celle de la jeune sourde, celle de son harceleur.

Par l’observation à la loupe sans pathos ni jugement de ses deux héros, Naoko Yamada adopte une démarche juste et empathique à la mesure de la dureté des épreuves endurées par l’une et par l’autre. Des épreuves dont la réalisation virtuose nous fait percevoir à la fois les différences notables et le fonds commun lié à leur âge.

« Silent Voice » s’offre donc à nous comme une formidable création, délicatement soutenue par la composition musicale de Kensuke Ushio, donnant ainsi à entendre et à voir les pulsations du cœur adolescent. Une variation vibrante sur la cruauté et la violence engendrées par le trouble inhérent à cette période dangereuse de l’existence au cours de laquelle des enfants perdus peuvent se muer, à l’instar de Shoya, en harceleurs suicidaires, avant de rejoindre la communauté des hommes.

Samra Bonvoisin

« Silent Voice », film d’animation de Naoko Yamada-sortie le 22 août 2018