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Installées dans tous les pays développés, mais avec des variantes, les politiques « d’accountability » (pilotage par les résultats) se présentent comme une rupture avec la gestion étatique traditionnelle de l’Ecole. Elles tournent la page en promettant de rendre les systèmes éducatifs plus « efficaces ». Mais qu’en est-il vraiment ? Et quelles conséquences ont-elles pour les élèves et les enseignants ? Yves Dutercq (CREN Nantes) et Christian Maroy (Université de Montréal) ont coordonné un numéro de la revue Education comparée qui fait le point. Regroupant des études transatlantiques, il met en valeur les spécificités de l’accountabilty « à la française »…

Ce numéro traite des politiques d’accountability ou gestion par les résultats. Ce sont a la fois des objectifs et des instruments concrets de pilotage des systèmes éducatifs ?

Le concept d’accountability n’a pas d’équivalent exact en français : il correspond à une tradition démocratique qui considère que les élus et les gouvernements doivent rendre des comptes aux citoyens à la lumière des actions entreprises mais que, de la même manière, les administrations publiques (notamment celle de l’éducation) doivent rendre compte devant le pouvoir exécutif. Cette acception de l’accountability s’est étendue au fur et à mesure que, depuis les années 1950, l’Etat a accru son intervention dans le domaine des politiques sociales. Ainsi s’est-elle élargie à l’idée que les organismes publics doivent être responsables de leurs actes vis à vis des usagers afin de prévenir les abus de pouvoir, d’accroître l’efficacité et la qualité de la prestation de service public. Cette conception prend un essor particulier au sein de la littérature scientifique et des politiques publiques dans les années 1980, parallèlement à l’influence du Nouveau management public qui place l’accountability au cœur de ses principes. Depuis la fin des années 1990, l’accountability fait référence à un ensemble de procédures techniques et organisationnelles favorisant l’évaluation de l’action et la reddition de comptes à une autorité hiérarchique ou à différents acteurs à la lumière des résultats des actions entreprises. On peut considérer aujourd’hui que l’accountability correspond à des politiques publiques de plus en plus axées sur la performance rapportée aux ressources utilisées.

Ces politiques se sont installées dans tous les pays développés. Peut on y échapper ?

La domination du paradigme néolibéral dans la plupart des instances de régulation transnationales contraint évidemment les systèmes nationaux, quelles que soient leurs traditions politico-administratives. Si cette tendance est déjà ancienne dans les pays anglosaxons, elle a touché, à l’aune de crises successives, de plus en plus de pays, où il s’agissait de répondre aux difficultés financières et économiques rencontrées par les gouvernements nationaux. On comprendra alors qu’en France l’instauration de la LOLF a été une étape décisive du développement de ces politiques que la crise budgétaire n’a fait qu’accentuer. Si l’éducation a pu se croire protégée, la révélation par les évaluations du type de PISA de la médiocrité de l’efficacité du système éducatif français, tout spécialement en termes de lutte contre les inégalités sociales de réussite scolaire, a levé les derniers tabous.

Vous opposez dans ce numéro Québec et France. Quelles différences ? Vous donnez en exemple les missions des IEN en France. Quelles limites a ce genre de pilotage ?

Plus précisément nous comparons, grâce aux recherches menées au Canada et en France, trois modèles d’accountability, depuis le plus dur, celui qui a cours dans les Etats canadiens anglophones comme l’Ontario, jusqu’au moins contraignant, comme on le connaît en France, le Québec se situant entre les deux. La grande différence entre les uns et les autres tient aux conséquences tirées par les responsables politiques de l’évaluation de l’action des écoles et de leurs personnels, qui correspondent dans les systèmes éducatifs à accountability dure à un système de sanctions et de récompenses : fermeture d’écoles ou baisse des dotations, limogeage des directions, modulation des rémunérations, mutations voire renvoi des enseignants. C’est le cas en Ontario mais aussi dans plusieurs Etats des Etats-Unis ou en Grande-Bretagne.

Le cas français est bien différent puisque l’obligation de résultats concerne essentiellement les cadres du premier et du second degré (IEN, chefs d’établissement, etc.) et conditionne leur carrière. Ces cadres sont en effet désormais engagés dans une relation contractuelle avec leur hiérarchie reposant sur l’atteinte d’objectifs mesurée par des indicateurs : baisse du nombre de redoublants ou de décrocheurs, élévation des performances en maîtrise de la lecture, augmentation du taux de réussite à l’examen national, etc. Bien entendu cela suppose que les enseignants, qui sont les premiers comptables des réussites et des échecs des élèves, soient mobilisés sur ces objectifs. Le problème, comme nous le montrons dans le dossier, c’est que la plupart d’entre eux ignorent ces objectifs, qui ne sont pas publics, sans compter que les procédures d’évaluation objective des résultats soit n’existent pas, soit ont disparu. L’imbroglio qui a conduit à la suppression des évaluations nationales des résultats des élèves du primaire en est un exemple fort.

X. Pons parle pour la France de « rhétorique des discours officiels » à propos de ces politiques en France. Le jugement est il trop sévère ?

Les incohérences des décisions prises en France ces dernières années et tout spécialement la faiblesse des évaluations mises en œuvre, comme de la formation nécessaire à l’amélioration de l’efficacité du travail enseignant, donnent raison à Xavier Pons. De façon générale, le travers des politiques d’accountability, telles qu’elles ont été promulguées dans la plupart des pays, est de conduire à l’impossible couplage entre responsabilisation et déprofessionnalisation des acteurs de base. L’accountability n’a rien de scandaleux en soi contrairement à une interprétation orientée qui conduit à la réduire à sa seule dimension de recherche de la performance scolaire à court terme.

Ces politiques obtiennent-elles des résultats en matière de réduction des inégalités scolaires ? Quelle est la part des illusions ?

La première raison d’être de ces politiques est précisément d’être au service de l’efficacité et de l’efficience de l’action publique et donc, pour ce qui est de l’éducation, de viser la réduction des inégalités sociales (mais aussi territoriales ou de genre) de résultats scolaires. C’est ce qui a motivé par exemple deux réformes emblématiques de la présidence de Nicolas Sarkozy : l’assouplissement de la carte scolaire des collèges et la réforme des évaluations en primaire. La désectorisation programmée des collèges a conduit à l’affaiblissement des élèves les plus en difficulté, sans que les élèves des milieux défavorisés en tirent un quelconque profit : Luc Chatel a prudemment mis sous l’éteignoir un assouplissement qui devait déboucher dès 2010 à la suppression de la carte scolaire. La confusion entre les objectifs contradictoires des nouvelles évaluations en primaire a incité Vincent Peillon à les supprimer pour apaiser la fronde des enseignants, sans qu’il soit proposé une nouvelle forme d’évaluation nationale pourtant indispensable à une bonne régulation de l’enseignement primaire.

Quelles conséquences ont elles sur le métier enseignant ? Quels ajustements peuvent avoir lieu ?

On sait les conséquences de la systématisation de la régulation par les résultats dans les pays où elle a été appliquée de façon effective : elle conduit écoles et enseignants à travailler à leur survie en consacrant l’essentiel de leur énergie à la préparation des élèves aux évaluations (teaching to the test) plutôt qu’à une construction raisonnée, progressive et cumulative de leurs apprentissages. Les programmes scolaires dans certains pays ont même été revus pour adapter au mieux les élèves à réaliser de bons scores aux évaluations de PISA !

L’exemple de l’Ontario qui est développé par Stephen Anderson dans le dossier est à prendre aussi en considération : si l’implantation d’une accountability dure y a limité fortement l’autonomie des enseignants, elle a favorisé également la coopération et le travail collaboratif continu, appuyés sur des données sur les performances des élèves. Mais ce sont bien les directions d’école et des districts scolaires qui fixent les normes, au prix d’une forte déprofessionnalisation des personnels enseignants qui va à l’encontre de l’esprit du praticien réflexif, de l’autonomie collective et du leadership partagé dont la recherche et les expériences en la matière ont montré l’efficacité rapportée en particulier à la qualité des relations dans les écoles.

L’autonomie des établissements, la gestion décentralisée du système éducatif, deux thèmes qui sont à la mode dans le discours institutionnel, impliquent obligatoirement une dégradation de la condition enseignante ?

Tout dépend de quelle décentralisation et de quelle autonomie on parle : autonomie, délégation et responsabilisation ne prennent sens que dans l’adhésion et la mobilisation de l’ensemble de la communauté éducative au premier rang de laquelle il faut compter l’équipe pédagogique. Or dans les politiques d’autonomie des établissements associées à la recherche de la performance, on a essentiellement privilégié le leadership des directions d’établissement ou des responsables de district, vecteurs exclusifs des objectifs nationaux et de la mise en œuvre des réformes. Il est sûr que les enseignants ne peuvent y trouver leur compte.

Ce type de pilotage renvoie-t-il a une crise de l’Etat et de ses valeurs ou au contraire a un renouveau de l’idéal étatique ?

Christian Maroy, qui a dirigé avec moi ce numéro d’Education comparée, qualifie de « régime postbureaucratique » le mode de régulation qui prévaut dans nombre de systèmes éducatifs, dont le système français. Le Nouveau management public, comme les politiques d’accountability ont été attisés par la dénonciation, en partie fondée, d’un Etat omnipotent, dispendieux et inefficace. C’est ce qui a conduit à passer d’une conception d’un Etat éducateur, prévalante en France, à celle d’un Etat régulateur voire simplement évaluateur.

Mais dans les faits il en va tout autrement : on peut considérer que le régime postbureaucratique ajoute en faite les affres du pseudolibéralisme aux défauts du dirigisme étatique. L’Etat impulse des réformes ou des actions et délègue aux acteurs intermédiaires et locaux le soin de les mettre en œuvre sans avoir prévu d’autres formes de régulation que des évaluations déficientes ou mal ajustées et en ayant oublié toute formation nécessaire à la compréhension et à l’appropriation des mesures proposées. Cette situation conduit à une dépréciation plus grande encore de l’action de l’Etat par les usagers et à une perte de confiance des personnels.

Revenir en arrière est aujourd’hui impossible, pour des raisons à la fois d’ordre idéologique et d’ordre financier. Reste toutefois à définir une nouvelle alternative qui réponde à un véritable projet politique en matière d’éducation attelé à en ensemble cohérent de réformes : cela suppose des moyens, mais plus encore des décisions courageuses qui passent, en premier lieu, par la révision de la conception du métier enseignant, de la formation initiale et continue à ce métier comme de son exercice. Le renouveau étatique que vous évoquez est donc, de mon point de vue, subordonné au nouveau contrat entre l’Etat, ses usagers et ses agents : plus de cohérence, plus de transparence, plus d’équité, plus d’innovation. Ce sont les clés de l’efficacité éducative.

Propos recueillis par François Jarraud

Le développement des politiques d’accountability et leur instrumentation dans le domaine de l’éducation, Education comparée, Vol 11, 2014, ISSN 0339-5456

Voir aussi :

L’école à l’épreuve de la performance

Pilotage par les résultats : quelles conséquences pour les enseignants ?

Y Dutercq : Où va l’éducation entre public et privé ?

Y Dutercq , Les bons élèves

Cet article est paru en 2015 dans Le Café pédagogique