Print Friendly, PDF & Email

Peut-on enseigner le fait colonial en France, et par exemple, la guerre d’Algérie ? L’historienne Laurence de Cock reprend le fil des programmes d’histoire à travers les textes officiels, les débats médiatiques mais aussi les archives de la fabrication de ces programmes depuis les années 1980. Surprise : cette histoire ne suscite aucun débat au 20ème siècle sauf sur la façon d’éviter l’ennui des élèves. Mais on sait bien qu’au 21ème siècle le sujet est de plus en plus surveillé par le débat politique ce qui nous vaut des événements extraordinaire, comme la loi de 2005 qui prétendit imposer un enseignement positif de la colonisation ou l’épisode des derniers programmes où la ministre dut convoquer un aréopage d ‘éminents historiens pour déminer le sujet. C’est que la question porte des enjeux importants comme le choix entre l’intégration ou l’assimilation des jeunes des banlieues… Laurence de Cock répond à nos questions sur cette histoire singulière.

Quelle place tient l’enseignement du fait colonial dans les programmes d’histoire aujourd’hui ? Est ce plus important qu’avant ?

C’est une question difficile car le « avant » demanderait quelques précisions. Si l’on remonte aux débuts de l’enseignement scolaire de l’histoire, le fait colonial (que l’on n’appelait pas comme cela à l’époque, l’expression est récente), occupe aujourd’hui moins de place qu’au XIXème siècle mais cela s’explique aisément : dans la première matrice de l’histoire scolaire (hors histoire sainte), à savoir le roman national, l’épopée coloniale avait toute sa place pour justifier la mission civilisatrice de la France. On la célébrait donc à chaque cycle dès le primaire.

Les choses changent avec les décolonisations et l’obligation progressive de reconnaître les exactions coloniales qu’elles soient anciennes (histoire de l’esclavage colonial) ou plus récentes (les colonisations européennes du XIXème siècle). Les programmes connaissent alors plusieurs périodes et utilisent diverses « stratégies » : soit la question est davantage traitée en géographie, soit en éducation civique comme dans les années 1980 avec l’ « éducation au Tiers-Monde », soit dans les programmes. Ce qui est certain, c’est qu’elle n’a jamais été absente et que l’une des surprises de ma thèse a été de constater que le fait colonial est abordé de façon beaucoup plus décomplexée et engagée dans les années 1970 et 1980 qu’aujourd’hui. Les manuels de terminale Nathan de 1983 par exemple parlent des responsabilités de l’armée française dans la torture pendant la guerre d’Algérie.

Aujourd’hui, on constate que c’est l’un des contenus d’enseignement qui est le plus « sous surveillance » dans l’espace public. Cette question est devenue si tendue que la moindre virgule est soupesée tant on craint que ne se déclenchent les foudres. On sent bien les hésitations, les euphémismes, les aller-retours. Donner par exemple le choix au collège entre n’importe quel exemple d’accès à l’indépendance permet de surtout désamorcer le caractère sensible de la guerre d’Algérie. C’est évidemment très critiquable car cela sous-entend qu’on peut comprendre le phénomène colonial par l’étude d’une sorte d’« idéal-type » alors que toutes les histoires sont singulières.

L’enjeu est de taille car étudier objectivement le fait colonial est une nécessité pour saisir à la fois le fonctionnement passé et actuel du monde ainsi que certaines tensions sociales, notamment en France, liées aux questions d’immigration, de pluralité culturelle et à la permanence de préjugés et pratiques racistes.

Le fait colonial est-il difficile à enseigner en classe ?

Je dois préciser avant de répondre que ma thèse porte sur les textes et non sur les pratiques, mais j’ai été amenée à tout de même interroger les pratiques de classe quand j’ai cherché à comprendre comment s’était construite cette certitude d’un « problème » avec l’enseignement du fait colonial . Voilà en effet presque trente ans que tout le monde répond spontanément « Oui » à cette question et que sont parus les premiers articles de presse s’interrogeant sur les difficultés à enseigner la guerre d’Algérie. Le problème se construit progressivement en écho aux débats politiques du moment : le racisme, les mobilisations immigrées comme la marche pour l’égalité contre le racisme en 1983, la question du voile à l’école, la guerre au Moyen-Orient, notamment les guerres du Golfe et le conflit israëlo-palestinien, et enfin la montée des enjeux mémoriels autour du fait colonial.

Par une équation trop souvent admise par les non professionnels, il existerait un cordon ombilical liant les débats publics et les cours d’histoire. On voit donc des journalistes débarquer dans des lycées, interroger quelques élèves et en déduire une montée alarmante du « communautarisme » (le mot apparaît en 1989). Parallèlement, d’autres enquêtes, plus rares et confidentielles (dans des revues, à l’APHG etc.) montrent au même moment que les réactions dans les classes pendant des cours sur le fait colonial sont surtout l’indifférence, l’ennui ou l’intérêt des élèves mais rarement la colère ou la révolte.

Toutefois, comme le montre la sociologie des problèmes publics, la construction du problème provoque la mise en place de dispositifs institutionnels pour pallier le problème. On assiste donc à un processus quasiment de « prophétie autoréalisatrice » avec l’installation progressive de la certitude de la difficulté et toute l’appréhension que cela fabrique chez les enseignants lesquels sont susceptibles d’anticiper des problèmes là où il n’y en aurait pas forcément eu.

Alors où en est-on aujourd’hui ? Je l’ignore et je termine mon livre en rappelant l’intérêt d’une enquête sur les pratiques dans le secondaire (mon livre ne porte pas sur l’enseignement primaire). Je fais l’hypothèse toutefois que la question s’est politisée à un point tel aujourd’hui que, du côté des enseignants comme des élèves, les représentations sur le caractère explosif de ces thématiques ne doivent pas faciliter leur enseignement. Si on y ajoute l’indigence de la formation des enseignants, peu doivent arriver suffisamment outillés.

La loi de 2005 a imposé un enseignement des aspects positifs du colonialisme . Quel impact a-t-elle eu ?

Il faut être clair, sur les textes, la loi Mekachera n’a eu strictement aucun effet. L’article 4 demandait en effet aux enseignants et aux chercheurs d’insister sur les aspects positifs de la colonisation. La mobilisation des enseignants et chercheurs a été telle que l’article a fini par être retiré de la loi.

A-t-il pour autant fabriqué des « cadres de pensées » ? Ce n’est pas impossible. Pour un ouvrage co-écrit en 2007 avec Corinne Bonafoux et Benoit Falaize, nous avons trouvé des manuels, surtout pour les plus petits, qui reprenaient la grille positif/négatif. C’est évidemment une ânerie ; aucun historien ne raisonne selon cette dualité là. En revanche, les débats autour de cette loi se sont inscrits dans un contexte de saturation des débats liés aux mémoires coloniales et cela a eu des conséquences sur les programmes. Les années 2005-2006 ont été des années-clés. Dans le monde militant comme dans celui de la recherche, la question coloniale est si fortement débattue que les commissions d’écriture de programmes qui se mettent en place dans la foulée deviennent très précautionneuses sur le sujet. Les programmes 2008 de l’école primaire l’évacuent tout bonnement, ceux de collège instaurent le choix entre le cas de l’Inde ou de l’Algérie pour la décolonisation mais innovent en créant un chapitre sur « vivre en colonie » qui montrait possiblement à la fois les situations de dominations extrêmes mais aussi les cas d’acculturations et hybridations culturelles.

Cette loi et surtout les débats qu’elle a provoqués a enfin accentué la porosité entre l’institution scolaire et ce que certains appellent la « demande sociale » (formule que je discute dans le livre) car les courriers individuels ou associatifs réclamant telle ou telle inflexion des programmes se multiplient et le ministère répond à chacun d’eux. Ce fut aussi une surprise de trouver de tels courriers conservés dans les archives. Ce droit de la société à statuer sur les curriculums est un phénomène à interroger à mon avis sous deux angles : celui de la démocratisation des savoirs historiques dont on peut se féliciter, mais aussi celui des pressions exercées sur l’institution par des catégories d’acteurs parfois très éloignés de la réalité du terrain (hommes ou femmes politiques, médias, entrepreneurs de mémoires). Il se joue dès lors un rapport de force qui dépossède les enseignants de leur propre expertise et qui finit par accorder le dernier mot aux représentants dont les causes sont souvent plus politiques que pédagogiques.

Dans une société apaisée, tout cela se discuterait posément, mais la question coloniale recouvre aujourd’hui des enjeux identitaires très vifs tant du côté de ceux qui se revendiquent comme héritiers de cette douloureuse histoire que de ceux qui appellent à ne pas en dévoiler les faces sombres – la fameuse « repentance » – pour protéger une identité nationale fantasmée comme indifférente aux différences culturelles et fondamentalement résiliente. Ces querelles dans lesquelles nous sommes totalement englués sont particulièrement pesantes pour l’institution et notamment les enseignants. Le fait colonial est devenu un prisme pour questionner la question de l’immigration et son enseignement relève aujourd’hui d’une forme de thérapie pour panser les blessures de la société ; c’est un peu surdimensionné comme mission professionnelle.

L’enseignement du fait colonial a suscité beaucoup d’agitation politique. Est-ce dû aux travaux des historiens, à la montée des communautarismes, à celle de l’extrême droite, aux médias, à des évolutions institutionnelles comme la disparition du CNP ? ?

Cette porosité est facilitée également par l’absence d’organisations faisant tampon entre l’espace social et l’espace scolaire. Dans mon travail, je parle, pour la période du CNP (1989-2005) de « circuit de refroidissement » car la fièvre du dehors était calmée par la temporalité lente de l’écriture des programmes et par la mise en place d’un circuit très codifié, entre des acteurs diversifiés et qui contribuaient à mettre à distance les débats les plus vifs.

C’est sans doute pour remédier aussi à l’influence du politique sur les programmes que Vincent Peillon a mis en place le CSP. Mais quelle erreur alors d’y avoir mis des parlementaires ! Le politique est entré à grandes enjambées dans le CSP et n’en est jamais sorti. On a atteint des sommets avec la nomination de Souad Ayada entièrement dévouée au ministre. Il n’y a plus aucun filtre désormais entre l’exécutif, les pressions de la société et l’écriture des programmes. Très franchement, je ne suis pas optimiste sur ce qui peut sortir de cette configuration.

Quel souvenir avez vous gardé du colloque réuni en Sorbonne en 2015 sur les programmes d’histoire, dernier épisode sur cet enseignement. Vous étiez entourée d’éminents universitaires qui semblaient tous obsédés par l’islam et par la volonté d’imposer un enseignement de l’histoire qui crée la nation…

(rires). Soyons justes, il y avait aussi des collègues sérieux et fins connaisseurs de l’histoire à l’école. Je pense à Patrick Garcia entre autres. Mais j’en garde un souvenir très nuancé disons.

Je n’étais pas dupe, ce colloque n’avait qu’une seule finalité : calmer le jeu autour des programmes d’histoire qui faisaient polémique justement sur les questions d’immigration, de passé colonial et de fait religieux. Ce colloque a prétendu apaiser en donnant à entendre toutes les positions, ainsi mises en équivalence, sans quasiment aucun débat, chacun campant sur son quant à soi. Ce fut plus une mise en scène politique qu’autre chose ; mais je ne m’attendais à rien d’autre et j’ai joué le jeu. Je représentais alors le collectif Aggiornamento histoire-géographie qui avait pris part à la controverse en soutenant la première mouture des programmes qui avait suscité une levée de boucliers. Je ne pouvais pas me défausser.

Comme prévu, nous avons été totalement dépassés et piétinés par les arbitrages finaux qui ont statué en faveur des positions les plus conservatrices pilotées depuis Matignon. Il n’y a pas grand-chose à faire quand on se trouve face aux ténors immortels de l’Académie française. Mais nous continuons notre travail de fourmi.

Propos recueillis par François Jarraud

Laurence De Cock, Dans la classe de l’homme blanc. L’enseignement du fait colonial en France des années 1980 à nos jours, PUL, 2018. ISBN : 978-2-7297-0940-2

Notre article sur la sortie de sa thèse

L’enseignement de l’histoire et ses geôliers