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Comment au 21ème siècle réinventer la « forme scolaire » ? Et si on demandait aux élèves eux-mêmes d’imaginer leurs nouveaux espaces de travail ? Et de construire ainsi leur idéal de vie et d’éducation, à la manière de Rabelais éclairant au 16ème siècle son projet humaniste dans l’abbaye utopique de Thélème ? C’est la tâche qu’ont confiée à leurs premières les professeurs de lettres Julien Delrieu à Sillé-le-Guillaume et Yoan Fontaine au Mans. Missions en groupes : concevoir une cité scolaire idéale et son programme éducatif, réaliser une maquette numérique 3D de l’architecture, donner un nom et une devise à l’école, réinvestir dans le projet les valeurs de l’humanisme, expliciter les choix dans un document écrit et une présentation orale. Un travail tout à la fois créatif et réflexif, et des propositions d’élèves instructives…

Le travail s’articule avec une séquence de 1L autour de Rabelais : pouvez-vous expliquer comment vous avez conduit les élèves à construire une réflexion sur les liens entre humanisme, éducation et architecture ?

Dans le cadre de l’objet d’étude en 1ère L « Vers un espace culturel européen : Renaissance et humanisme », nous avons abordé l’œuvre de François Rabelais, Gargantua. Les élèves explorent ainsi la réflexion menée par l’auteur humaniste sur l’homme et la société, mais aussi sur l’architecture et l’espace. Ils travaillent notamment les chapitres 52 à 58 qui concernent l’abbaye de Thélème, aboutissement de ce parcours de formation humaniste : les principes philosophiques qui sous-tendent sa fondation, l’architecture et l’aménagement intérieur, le mode de vie, l’organisation sociale et l’éducation. Au niveau architectural, l’abbaye imaginée par Rabelais, loin de la forteresse médiévale, s’inspire des constructions renaissantes : symbolique et harmonieuse, placée sous le signe de la beauté et du savoir, donnant une importance aux livres et aux bibliothèques, ouverte sur le monde. Ils observent ainsi comment la formation, individuelle et collective, la conception de l’espace et une certaine vision de l’homme et de la société peuvent être étroitement liées.

Pour mettre en perspective et alimenter cette réflexion, ils mènent des recherches sur les liens entre l’architecture et l’épanouissement humain, à travers des œuvres picturales, littéraires, architecturales et cinématographiques : le panneau d’Urbino « La cité idéale » ; des extraits de L’Utopie de Thomas More, La Cité du soleil de Campanella, Candide de Voltaire ; les œuvres d’architectes, Andrea Palladio, Leon Battista Alberti, Léonard De Vinci, Étienne-Louis Boullée, Le Corbusier, Vincent Callebaut ; des extraits de films présentant des villes dans les dystopies au cinéma…

Les élèves ont été invités à concevoir leur propre idéal de cité scolaire : quelle était leur mission exacte ?

On demande aux élèves, par groupes de trois, de concevoir une cité scolaire idéale, inspirée des idéaux humanistes. Ils définissent un programme éducatif et imaginent l’architecture des lieux par des présentations 3D réalisées avec des logiciels d’architecture comme Sweet home 3D ou Sketchup : ils peuvent ainsi créer virtuellement cet espace parfait. En parallèle, ils fournissent un document écrit qui explique et argumente leurs choix architecturaux (implantation, formes, matières, dispositions, espaces de vie collective favorisant le vivre-ensemble…) ainsi que les grandes orientations de leur système éducatif : emploi du temps, règlement intérieur, matières enseignées, modalités d’enseignement ou de travail des élèves, vie commune… Ils doivent également marquer l’identité de leur école en lui donnant un nom et une devise et réinvestir les valeurs et principes de l’humanisme qu’ils ont étudiés : accomplissement personnel et collectif ; idéaux de d’harmonie, d’universalité, de tolérance, d’art et de culture ; dimensions cosmopolite, citoyenne et aujourd’hui environnementale.

De façon pratique, comment ont-ils mené ce travail de création ?

Les élèves organisent d’abord, lors d’une première séance, leurs outils de travail et de communication pour faciliter le travail de groupe. Ils vont pour cela utiliser un espace collaboratif pour partager les questionnements et les idées : le pad de l’ENT est utilisé. Ils créent ensuite une plateforme collaborative, type Padlet, qui servira à regrouper et présenter les différentes productions.

Une séance de deux heures les conduit ensuite à travailler leur projet. Le travail a été préparé par des exercices d’écriture réalisés en amont, au fil des séances du parcours consacré à Gargantua. Les élèves peuvent reprendre ces éléments, les confronter, les faire évoluer ou les approfondir. Une certaine autonomie leur est alors accordée, pour qu’ils planifient leur travail, se répartissent les tâches, progressent à leur rythme. Cette phase du travail permet de développer l’autonomie et l’initiative. Les groupes peuvent poursuivre leur travail en autonomie sur leur temps personnel. Une autre heure, dans le cadre de l’accompagnement personnalisé, leur sera accordé. A noter que ce type de dispositif donne du sens à l’accompagnement personnalisé : les élèves travaillent les méthodes, s’approprient des outils numériques, s’ouvrent à un domaine professionnel. Le professeur peut se rendre disponible pour aider certains de façon plus personnalisée.

Vous avez aussi organisé une présentation orale des projets : selon quelle organisation ? avec quels profits spécifiques ?

Certains groupes travaillent déjà l’oral en enregistrant une visite virtuelle de leur maquette : ils enregistrent leurs explications en même temps qu’ils filment des parties de la production. Cela leur permet d’ajuster leurs commentaires, les retravailler pour les rendre plus dynamiques, plus fluides, plus précis.

Les élèves présentent ensuite leur projet à l’oral à l’aide du support visuel numérique choisi (type Padlet ou Prezi) qui intègre textes, vidéo, images, sons, liens…. Ils expliquent et argumentent leurs choix, et répondent aux questions, comme s’ils soutenaient leur production dans le cadre d’un appel d’offre face à un jury. Cette mise en situation permet de travailler l’expression orale, en continu et en interaction.

Lors des présentations orales, les différents groupes réagissent aux propositions : lorsqu’il est proposé par exemple de laisser la liberté complète aux élèves de choisir leurs enseignements, les problèmes d’organisation ou de progressivité des apprentissages sont soulevés. Ainsi, un va-et-vient s’opère entre utopie et pragmatisme. Une grille d’évaluation construite avec la classe permet une co-évaluation entre pairs.

Pouvez-vous donner des exemples de leurs choix et réflexions pour réinventer la « forme scolaire » ?

Ce projet permet de transférer les questionnements, les réflexions et les valeurs découvertes à propos de Gargantua aux enjeux contemporains : quel équilibre trouver entre le loisir et le travail, quels moyens employer pour développer le bien-être, comment préparer au monde du travail, quelle place accorder à la nature, comment favoriser les énergies renouvelables et le respect de l’environnement, comment les arts peuvent-ils être valorisés… ?

Les noms d’école sont révélateurs des postulats humanistes choisis : l’école libri (jeu de mot avec « colibri », en référence au livre de Pierre Rabi, La part du colibri), dont la devise est : « Il ne suffit pas de se demander : « Quelle planète laisserons-nous à nos enfants ? » ; il faut également se poser la question : « Quels enfants laisserons-nous à notre planète ? » (Pierre Rabhi, Vers la sobriété heureuse).

Les élèves repensent aussi l’espace scolaire. Ils proposent des espaces harmonieux, simples et naturels, en accord avec la nature, ouverts sur l’extérieur : dôme en verre, arbre à palabre, bibliothèque dans une yourte, potager, observatoire d’astronomie, végétation extérieure et intérieure… Des alliances de matériaux favorisent l’esthétique et le bien-être : béton, pierre naturelle, verre, bois, végétaux…

Certains principes servent de fil rouge dans les projets. Par exemple la dimension collective, qui privilégie l’échange et le bien-être dans la conception des lieux (cours, bibliothèque, réfectoire, internat) et notamment des prototypes de salles : tables en îlots ou en cercles pour favoriser les interactions, affichages valorisant la dimension cosmopolite avec des drapeaux des pays ou des tapis en forme de planisphère, aspect technologique avec des murs conçus comme des tableaux tactiles interactifs… Ou encore la dimension environnementale : économie d’énergie, récupérateurs d’eau, panneaux solaires, alimentation biologique et végétarienne.

Au final, quel bilan tirez-vous de ce travail qui relie architecture et littérature, mais aussi créativité et réflexivité ?

Le projet est stimulant. Il a conduit les élèves à s’intéresser à un domaine professionnel, l’architecture, et à comprendre ses liens avec la réflexion sur l’organisation de la société et sur le développement individuel et collectif. Il permet de lier l’étude d’une œuvre du XVIème siècle aux enjeux de la société contemporaine. Il donne du sens en montrant la dimension concrète des enjeux philosophiques de l’œuvre.

La situation de projet favorise l’implication des élèves dans le travail des contenus abordés et compétences exercées : lecture littéraire, écriture argumentative, recherches culturelles, expression orale. Elle permet de développer également des compétences transversales : travail collaboratif, utilisation des outils numériques, autonomie et investissement.

Elle facilite la mise en œuvre d’une approche différenciée des apprentissages : répartition des taches, entraide entre pairs, possibilités d’approfondissement des propositions de travail.

Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut

Sur le site de l’académie de Nantes

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