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Le ministre de l’éducation, lors d’un récent débat public, évoquait le fait que le harcèlement n’a pas attendu Internet et le Web pour exister. C’est un fait. Ajoutant que parfois on pouvait être harcelant sans forcément s’en rendre compte, il a enrichi la problématique en mettant en évidence la dimension insidieuse que peut prendre cette pratique. La difficulté vient du fait que c’est avec le web, en particulier la pratique des réseaux sociaux numériques, que les faits de harcèlement se sont amplifiés. La médiatisation des faits de harcèlement dans les écoles, entre jeunes est presque devenue un marronnier, et à intervalles réguliers, les médias s’en emparent. Un évènement récent, l’affaire de « la ligue du LOL », vient apporter un regard nouveau et complémentaire qui ouvre de nouveaux horizons pour la réflexion sur les relations humaines. Comment des adultes peuvent-ils ainsi pratiquer ce que l’on semble trop souvent reprocher aux jeunes ? Quand de plus ces adultes font partie des professions de médiations (journalisme, communication…) on ne peut que s’interroger comme le fait dans une chronique Thomas Schauder.

Dans le même temps, vient de paraître un livre qui devrait aider chacun à prendre la mesure de cette question : « Manuel d’auto-défense contre le harcèlement en ligne » (Stéphanie de Vanssay, Dunod 2019). S’adressant d’abord aux adultes, le contenu de cet ouvrage pourra, avec profit, être utilisé pour aider aussi des jeunes à affronter ces problèmes. Un chapitre est d’ailleurs consacré à cela, intitulé « Parents, comment aider vos enfants à faire face aux trolls » (p.147 – 155). Bien que trop court pour aller dans la complexité des relations entre jeunes, enfants dans le cadre de l’école et plus largement dans leur vie quotidienne, il a au moins le mérite de suggérer aux parents des attitudes adaptées au problème. Les enseignants pourront bien sûr tirer des enseignements de cet ouvrage, certains pourront d’ailleurs se sentir concernés et par là même soutenus. En effet, l’affaire de la « ligue du Lol » montre bien que les remarques insidieuses que l’on ne peut parfois attaquer juridiquement sont pourtant, rassemblées, continues, répétées et provoquent ainsi le même effet que des attaques plus directes et violentes. On pourra lire ici un intéressant article de Maxime Bonneau sur le sujet. Si Stéphanie de Vanssay écrit que les trolls s’attaquent peu aux enfants, aux plus jeunes, il n’en reste pas moins que plusieurs cas nous ont montré que par la proximité des méthodes employées chez les jeunes et chez les adultes elles produisent les mêmes effets parfois dramatiques, et ce d’autant plus qu’un jeune peut-être moins solide psychologiquement.

Regardant récemment un espace de jeu des élèves de collège sur le temps de midi, j’ai pu mesurer à nouveau, combien les relations entre jeunes pendant les temps de récréation peuvent parfois apparaître comme violentes, agressives, conflictuelles quand on n’est pas au cœur de leurs échanges (on regarde ponctuellement et on n’entend que mal ce qu’ils disent). Le film « Récréation » (Claire Simon, 1998) avait montré une cour de récréation d’école primaire en tentant d’aller au plus près de ces échanges (au risque que la caméra soit perturbatrice). La réalisatrice avait pris soin de banaliser la présence de la caméra en en faisant un objet du quotidien de la cour. L’authenticité des échanges physiques et verbaux met en évidence de nombreux comportements qui demandent attention de la part des adultes s’ils veulent comprendre cet univers « étrange ». On repère ainsi les comportements liés à la force physique, ceux liés à l’effet de groupe (adhésion rejet, sélection), les accidents/incidents, les comportements relationnels intimes (interpersonnels), le vocabulaire et ses outrances, etc.

Parler de harcèlement c’est d’abord parler d’un vécu, celui de la personne qui se sent « malheureuse » de son interaction avec les autres en premier. C’est aussi parler du vécu de ceux qui prennent du plaisir, individuel et collectif, à adresser des remarques, des injures, ou autres agressions verbales sans exprimer explicitement leur intention (le fameux « je vais te tuer » des jeux d’enfants). Ce qui est très difficile à percevoir c’est que justement entre les deux postures, il y a une relation étrange qui se construit et qui progressivement tourne au harcèlement. Et il faut vraiment parler de relation car il y a dialogue, échange entre chacun des protagonistes. Et c’est cette relation qui se transforme dans une sorte de mécanisme inconscient et souvent collectif. Si le « troll » dont il est question précédemment est parfois apparemment solitaire, il ne peut exercer son action que dans un cadre dans lequel le collectif apporte souvent soutien et caution. Chez les jeunes le collectif est davantage présent du fait même de la construction de la socialisation que le rapport au groupe de pairs permet.

On peut aisément comprendre qu’il soit difficile, dans un établissement scolaire de détecter le harcèlement dont souffre un élève. Tant que l’élève ne déclare pas à un adulte ce ressenti d’une situation qui lui est pénible, la communauté éducative l’ignore, elle est d’abord dans une attitude réactive et non dans une attitude pro-active. Pourtant certains établissements ont permis la mise en place « d’espaces de parole » mais semble-t-il sans que cela soit continu et généralisé. En général ce sont les adjoints d’éducation (surveillants) et les CPE qui sont les premiers à accueillir ce type de réaction.

Mais alors qu’ajoute le numérique à tout cela ? Comme dans d’autres domaines, les moyens du numérique amplifient, augmentent les formes d’utilisation préexistantes. Les échanges actuels sur l’anonymat sur les réseaux sociaux sont illustratifs de la complexité de la question. Le problème est autant le thermomètre que la maladie… Le harcèlement violent, les attaques ad-hominem, les injures, voire les diffamations, mais aussi simplement les critiques acerbes, tout cela n’est pas de même nature de même intensité. Ce qui compte c’est d’abord ce que ressent la personne qui se sent visée, attaquée. Celui ou celle qui envoie des messages qui peuvent être perçus comme du harcèlement peut ne pas se rendre compte de cet effet. Il est donc nécessaire qu’un vrai travail collectif soit engagé sur la « responsabilité de la parole ». Malheureusement, on ne peut que déplorer la vision trop fréquentes (en particulier en vidéo sur le web) d’échanges entre adultes, parfois en face à face qui sont de cet ordre-là. Bien que plusieurs travaux de recherche semblent montrer qu’il n’y a pas vraiment corrélation et encore moins causalité entre violence vue et violence pratiquée, on ne peut s’empêcher de penser, en regard des travaux sur la psychologie des groupes et des foules que les effets d’entraînement existent et qu’ils peuvent amener à des barbaries incroyables (de nombreux conflits récents en témoignent, en particulier les analyses du conflit au Rwanda et l’utilisation d’une radio comme incitant à la violence).

Peut-on éviter le cyberharcèlement si l’on ne peut éviter le harcèlement ? La réponse est non. Peut-on éduquer pour éviter le cyberharcèlement ou le harcèlement, cela semble difficile, mais indispensable. Les leçons de morale n’y serviront pas à grand-chose au vu des comportements humains. L’utilisation de moyens numérique n’est pas la cause, mais simplement l’instrument nouveau qui semble rendre plus aisé ces pratiques auxquelles un sentiment d’anonymat vient s’ajouter. Alors pour éduquer dans ce domaine, il faut un travail incessant d’accompagnement du relationnel humain. Il commence à la maison, bien sûr, mais doit se poursuivre partout où c’est possible. On ne peut laisser des jeunes à l’abandon devant cette évolution des relations humaines dont certains ressentent comme de plus en plus difficiles… Que peut l’école ? Si l’on en juge par les travaux de Pierre Merle sur l’humiliation à l’école (L’élève humilié, L’école, un espace de non-droit ? Pierre Merle, 2012, PUF) il y a encore beaucoup de travail à faire… Le fait que l’espace numérique soit le nouvel environnement de ces pratiques rend encore plus difficile l’action du monde scolaire. D’une part parce que le monde du web échappe largement aux enseignants et éducateurs scolaires, d’autre part parce que ces pratiques ne sont plus situées dans des espaces aux limites physiques clairement définies. Former les enseignants dans ce domaine suppose une action de conscientisation d’une part, mais aussi une action plus en profondeur sur les mécanismes des relations dyssymétriques aussi bien chez les adultes que chez les jeunes. C’est bien sur le relationnel humain et ce qu’il sous-tend comme conception de l’humain et de la vie en société qu’il va falloir d’abord travailler. Les nouveaux vecteurs du harcèlement sont puissants car ils semblent transformer la perception de l’Autre, mais en réalité, ils ajoutent une arme à la panoplie humaine de la défiance : sommes-nous entrés dans l’ère de l’a-altérité ?

Bruno Devauchelle

L’affaire du LOL dans Libération

La chronique de T Schauder

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