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Et si on cessait de considérer le français comme une langue « morte », figée, immuable ? Et si on enseignait l’histoire de la langue pour saisir combien elle a constamment changé, combien il est normal qu’elle continue d’évoluer, combien on a le droit de la rendre ainsi bien plus vivante ? Et si on faisait de la « grammaire », de retour dans les programmes du lycée, autre chose qu’un un rapport à la langue normatif, prescriptif, rébarbatif ? Et si on construisait chez les élèves un pouvoir : celui de s’emparer du français ? Autant de questions passionnantes et de beaux défis portés par un vivifiant essai de Maria Candéa et Laélia Véron : « Le français est à nous ! ». Ce « petit manuel d’émancipation linguistique » livre des exemples et analyses susceptibles de bousculer les idées reçues sur le roman national de la langue, de libérer le regard et les pratiques, y compris des enseignant.es. Eclairage des deux autrices …

Le discours dominant est à la déploration : la langue française serait en péril, dégradée par l’argot, les anglicismes, les SMS, le parler jeune, la baisse du niveau en orthographe, l’incompétence de l’Ecole … Que répondez-vous à un tel discours ?

Nous répondons tout d’abord que ces discours sont très anciens ! Ils apparaissent dès le XVIème siècle, même si à l’époque, ce sont les italianismes qu’on accuse de menacer le français. S’ils étaient vrais, le français aurait dû disparaitre depuis fort longtemps ! On peut très bien critiquer certains discours, on peut s’interroger par exemple face à l’irruption d’un anglais d’entreprise dans la sphère de la vie publique et politique, sans pour autant dire que le français est en danger… Les emprunts et les néologismes font partie de l’évolution de la langue. Alain Rey, qui incarne pour nous les éditions « Le Robert », a une belle formule à propos du français : la « Grande métisserie ». Une langue vivante, parlée par des centaines de millions de personnes, est très hétérogène. C’est tout simplement lié à sa belle vitalité. Il en a toujours été ainsi, et c’est révoltant, pour nous, qu’on puisse encore se permettre de tenir ce discours anxiogène sans se couvrir de ridicule.

À l’inverse, le latin par exemple, a été longtemps enseigné comme langue écrite, censée être noble, utilisée pour les textes prestigieux, dotée de règles inchangeables durant des siècles, sans possibilité pour les gens de créer de nouveaux mots : c’est typiquement ce qu’on appelle une « langue morte ». L’expression est très négative, mais qu’est-ce en fait qu’une langue morte ? C’est un trésor, auquel on ne touche pas, une langue de culture ; elle est morte parce qu’elle ne sert pas, justement, à écrire des chansons, des SMS, à se disputer au téléphone, à parler aux bébés. Une langue vivante est une pratique sociale, elle obéit à des phénomènes de mode comme toutes nos pratiques sociales ; comme dans la mode vestimentaire, on trouve dans la langue du classique, de l’intemporel, du branché, du street style et du ringard. La langue ne peut pas être menacée par des emprunts, des argots, des néologismes. La seule chose qui peut menacer réellement une langue, c’est la réduction des espaces où elle est utilisée. Le jour où les familles cesseront de parler français à leurs enfants, le jour où les jeunes cesseront d’envoyer des SMS ou d’écrire des chansons en français, la langue française sera en danger. On n’y est pas : le thème du danger est simplement un prétexte politique pour critiquer certains groupes sociaux qu’on accuse de malmener la langue, typiquement les jeunes, mais aussi les arabophones, etc. La ficelle est très, très grosse, mais elle semble fonctionner toujours.

Qu’en est-il de la baisse du niveau en orthographe ?

Le niveau de maitrise des arcanes de l’orthographe est en baisse depuis quelques dizaines d’années, cela est exact. Mais le rapport à l’écrit est globalement au beau fixe : savoir écrire est un idéal partagé par tout le monde en France, dans tous les milieux. Or, c’était loin d’être le cas il y a deux cents ans : il faut absolument éviter de comparer ce qui n’est pas comparable. L’orthographe n’est pas la langue, c’est simplement un ensemble de conventions communes pour noter – en l’occurrence – le français (on apprend toujours à parler avant d’apprendre à écrire, dans toutes les langues !) Il est grand temps de rationnaliser davantage le système orthographique du français et de le rapprocher des autres langues d’origine latine. On accuse un gros retard sur ce sujet, la dernière réforme sérieuse date du 19e siècle…

De manière générale, votre ouvrage montre qu’il existe un « roman national » de la langue française de même ampleur que celui qui reconstruit l’histoire de France ou l’histoire littéraire : pouvez-en donner quelques exemples particulièrement significatifs ?

Tout à fait, c’est d’ailleurs précisément sur l’histoire de la langue que pêche l’enseignement du français ! Par exemple, on fait des Serments de Strasbourg l’acte de naissance du français : or c’est une simplification grossière, faite a posteriori. On pourrait très bien considérer ce texte comme un simple dialecte du latin. D’ailleurs si on faisait lire le texte des Serments, qui commence ainsi « Pro Deo amur et pro cristian poblo et nostro commun saluament », les gens se rendraient peut-être compte de l’ambiguïté de ce texte – et d’à quel point il est absurde de vouloir garder la langue « pure », sans y toucher : si on n’y touche pas, il faudrait revenir au latin… Autre exemple, on dit souvent « la langue de Molière » pour parler du français, et beaucoup disent qu’il ne faut pas toucher à la langue de Molière. Les personnes qui disent cela ne connaissent souvent pas le français du 17e siècle, ne savent pas que « la joie » se prononçait, à Paris, « la joué » et s’écrivait « la joye », et ne savent pas que chaque lettré, et parfois chaque imprimeur pouvait avoir son avis sur la meilleure manière d’écrire un mot ! Regarder des manuscrits ou des imprimés d’époque pourrait aider à faire saisir que la langue n’a cessé de changer, et qu’il est donc normal qu’elle continue à changer.

On peut donner d’autres exemples : l’histoire chaotique de l’orthographe – et ses bases idéologiques – n’est absolument pas enseignée. On a donc tendance à penser que l’orthographe et la langue se confondraient, que les réformes de l’orthographe seraient des élucubrations contemporaines alors que c’est faux… Encore un autre exemple : l’histoire des institutions qui se réclament de la langue comme l’Académie française, n’est pas enseignée. Le déclin de l’Académie française (et sa mise sur la touche par les linguistes et grammairiens universitaires depuis plus d’un siècle !) n’est pratiquement pas connu. Les gens ignorent souvent que l’Académie n’intervient absolument pas dans la rédaction des dictionnaires usuels, Larousse et Le Robert. Encore plus embêtant, la notion de « faute » est présentée comme allant de soi de toute éternité, comme s’il était dangereux de faire prendre conscience des évolutions permanentes des prononciations, du vocabulaire, et des tensions entre la grammaire scolaire et les grammaires descriptives sur des bases scientifiques…

Quelle vous semble l’idéologie à l’œuvre derrière ces « infox » communes, voire officielles ?

Cette idéologie fait croire qu’il existerait un français standard immuable, incontestable, déposé quelque part dans une archive sous emballage sans air, auquel on ne peut toucher sous peine de l’abimer ! Cela revient à dire les gens abiment la langue, lorsqu’ils s’en servent ! Ce sont des idées pernicieuses, dénoncées depuis longtemps par les sociolinguistes, qui nous empêchent de penser notre rapport à la langue, nous empêchent de voir sa complexité et de déceler les tensions sociales dont elle est l’objet. Et souvent, c’est une idéologie qui est liée à une posture réactionnaire : c’était forcément mieux avant et le présent est forcément décadent.

En quoi l’Ecole contribue-t-elle selon vous à figer des représentations et des cadres linguistiques contestables ?

Un exemple bien connu est celui de la règle qui voudrait que « le masculin l’emporte sur le féminin ». Difficile de ne pas penser que cette règle linguistique a des conséquences idéologiques, et que cela ne se fait pas de dégâts dans l’esprit des enfants en primaire, quand on leur enseigne que s’il y a 999 filles et un garçon, il faut les nommer « ils » ! Il peut être intéressant d’expliquer que cette règle a longtemps été en concurrence avec celle de l’accord de proximité (accord avec le mot le plus proche), qui est toujours appliqué par mégarde, spontanément (« des jours et nuits entières »). On dira difficilement « des bâtiments et des maisons nouveaux », mais plutôt « des maisons et des bâtiments nouveaux ». Il suffirait d’enseigner à nouveau cet accord de proximité, pour décrisper cette question des accords et ajouter des ressources stylistiques à la langue.

Donnons un autre exemple. Souvent on identifie comme des fautes des tournures qui appartiennent au langage « jeune » : « ah non, je veux trop pas y retourner ». Il serait intéressant d’analyser « trop pas ». Pourquoi « trop » et « pas » seraient-ils incompatibles dans cet ordre ? Pourquoi on pourrait construire des nuances en disant « pas vraiment » ou « vraiment pas », mais on ne pourrait pas faire la même chose avec « pas trop » et « trop pas » ? « Trop » est un adverbe d’intensité, qui s’inscrit dans une longue série : « très simple, trop simple, vraiment simple, absolument simple, méga simple, hyper simple, vachement simple, ultra simple »… Certains commencent à être marqués par l’âge : « vachement » et « hyper » ont été considérés comme « jeunes » et ne le sont plus. Beaucoup de ces adverbes d’intensité se combinent avec l’adverbe de négation : « absolument pas simple, vraiment pas simple, vachement pas compliqué, hyper pas compliqué, ultra pas compliqué »… Ce n’était pas le cas pour « très » et « trop » qui faisaient figure d’exception. Les jeunes ont régularisé cette exception, et acceptent désormais trop dans tous les contextes de la plupart des autres adverbes ; en gros, « trop » se comporte exactement comme « vachement » devant un adjectif (« trop méchant »), devant un adverbe (« trop bien »), devant l’adverbe de négation (« trop pas contente », « j’ai trop pas envie »). C’est faux et absurde de dire que « trop pas » ne serait pas français, et de prétendre l’interdire. Tout comme « vachement », « trop » est un adverbe réservé à des situations de communication peu formelles, avec des personnes proches. Plutôt que de tenter d’éradiquer des tournures comme « trop pas » ou « vachement » (un mot morphologiquement assez drôle d’ailleurs, qui a dû faire lever plein de sourcils professoraux quand il a envahi les conversations des enfants devenus entretemps parents !) on peut les décrire grammaticalement et identifier les situations où elles sont pertinentes et adaptées. C’est bien plus utile et intéressant que de crier au massacre du français.

La grammaire fait son retour dans les nouveaux programmes de français au lycée et même à l’oral du bac de français : ce choix vous semble-t-il judicieux ? à quelles conditions ? (avec exemples possibles sur certaines approximations notionnelles ?)

Nous n’avons pas travaillé en détail sur les nouveaux programmes, mais d’autres collègues comme Sylvie Plane le font très bien. Il ne suffit pas d’enseigner la grammaire, il faut savoir quelle grammaire on enseigne, et comment… Quelle grammaire enseigner à l’école : c’est un débat très ancien, posé sur des bases passionnelles et politiques plus que linguistiques ! La grammaire scolaire est généralement inexacte, très lacunaire, lamentablement peu efficace pour décrire la langue telle qu’elle est utilisée dans les médias ou la littérature, et elle ignore complètement le français oral – elle est pratiquement incapable d’analyser le moindre énoncé oral. Elle donne l’image d’une langue artificielle : la langue des grammaires scolaires, justement. En outre, elle est rébarbative au possible et elle laisse des souvenirs atroces aux élèves.

Nous pensons que la grammaire est nécessaire, mais qu’il est vital de trouver des façons de l’enseigner plus efficaces, plus susceptibles d’être appropriées par les élèves, à chaque âge, et plus proches du français réellement parlé. Un des problèmes majeur est, selon nous, que la grammaire est souvent comprise comme une matière difficile, technique, à apprendre par cœur plutôt qu’à comprendre. Prenons la notion de « complément d’objet direct » : combien de personnes, même attachées viscéralement à cette notion, peuvent expliquer si c’est le « complément » ou si c’est l’« objet » qui est « direct » ? On demande aux gens d’employer des notions, sans réfléchir à ces notions, à leur pertinence, à leur limite.

« Le français est à nous ! » : voilà qui pourrait être, plus encore que le titre de votre ouvrage, un bel enjeu pour l’enseignement du français, de l’école au lycée : comment vous semble-t-il possible de le mettre en œuvre ?

C’est un énorme chantier, très enthousiasmant ! Nous n’avons pas de réponses toutes faites, notre objectif premier c’est de donner envie à plus de monde de s’emparer de la langue et de ces questions. En premier lieu les professeur•es des écoles et les professeur•es de français, mais aussi, plus largement, à l’extérieur de l’école, toutes celles et ceux qui se sentent dépossédés de leurs moyens d’expression. Si on met de côté la notion de faute et on la remplace par celle d’erreur ; si on réforme l’orthographe pour la rationnaliser davantage ; si on introduit un tout petit peu d’histoire de la langue au collège, pour que les jeunes se construisent d’emblée une image dynamique du français ; si on commence à construire ensemble un enseignement plus sociolinguistique de la grammaire et du vocabulaire (fondé sur la notion de variantes en concurrence, variantes complémentaires selon les genres de texte ou bien variantes socialement hiérarchisées) ; si on répand l’idée qu’aimer le français ce n’est pas regretter un passé mythique mais contribuer aux initiatives contemporaines, comme les dictionnaires collaboratifs par exemple… nous pouvons espérer renouer avec le plaisir d’apprendre cette langue. Il faut qu’on arrive à remplacer la peur de faire une « faute », la peur du jugement des autres, la peur de la sanction sociale, par des objectifs positifs : la satisfaction d’en maitriser mieux les enjeux, le bonheur de découvrir comment on peut utiliser le langage, écrit et oral, pour ouvrir ses horizons, débrider sa créativité, mieux argumenter, mieux raconter ses rêves, mieux se connaitre, mieux comprendre l’Autre … et pas seulement bien réussir une dictée barbante et bien rédiger ses futurs courriers électroniques professionnels. Nous vivons dans une culture de l’image, mais produire un film continue à couter très cher et à requérir énormément de moyens techniques ; en revanche, utiliser le langage pour argumenter, raconter une histoire, se raconter peut donner une puissance extraordinaire, sans besoin de budget et sans aucune limitation technique. Les élèves sont parfaitement capables de comprendre cela.

Il faut aussi qu’on révolutionne la hiérarchie des objectifs en matière d’enseignement du français. On doit pouvoir prendre davantage appui sur l’oral, même si c’est un vrai défi en classe. Enrichir son vocabulaire, attraper le virus de la lecture-plaisir (y compris à travers l’écoute de livres-audio !), apprendre à structurer une argumentation, ce sont des objectifs plus importants que la maitrise des règles les plus absurdes de l’orthographe française, comme les exceptions des exceptions des règles d’accord des adjectifs de couleur…

Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut

Maria Candea, Laélia Véron, « Le français est à nous ! Petit manuel d’émancipation linguistique », Editions La Découverte, ISBN 2348041871

Sur le site de l’éditeur

Masculin / féminin : le dossier du Café pédagogique

L’étude de la langue dans les nouveaux programmes de français

Les réflexions de Sylvie Plane dans Le Café pédagogique