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 » Pour la première fois de l’année, je leur distribue un plan de travail non-complété, en leur disant que c’est à eux de le faire… De se projeter dans ce qu’ils ont à faire ». Première partie du journal d’un enseignant en pleine recherche…

Lundi : une journée laborieuse

Je parle sans fin dès le matin. Je les noie sous un torrent d’informations, qu’ils n’écoutent plus, qu’ils ne retiendront pas. Des paroles de lancement, de mes ajustements, des messages aux parents, de l’institutionnel… j’ai fait un gros paquet. Je voudrais pouvoir tout leur livrer d’un coup. M’en décharger la tête et m’en débarrasser. C’est idiot. Et je parle trop.

C’est une parole sans espace. Sans interlocuteurs réels. Le flux d’informations n’appelle aucune réponse. Il impose sa loi aux corps, auxquels il voudrait « donner forme ». Qu’il prétend informer. Il tolère, tout au plus, les demandes de précisions. Et il génère du commentaire. Deux formes de réaction possibles dans lesquelles les élèves s’engouffrent, prolongeant ce temps trop long, dans lequel nous nous abîmons, eux, moi, tous. Je parle trop. Sans le vouloir, sans m’en rendre compte.

Ce n’est que lorsque j’annonce qu’on passe au plan de travail que j’aperçois quelque chose : des corps qui se relâchent, des visages qui s’éclairent. Mais je n’ai pas le temps de comprendre, d’interroger ce qui vient de se passer.

De toute façon, ce matin, je suis inquiet. Pour la première fois de l’année, je leur distribue un plan de travail non-complété, en leur disant que c’est à eux de le faire : de regarder où ils en sont dans leurs ceintures de maths et dans leurs fiches de français… et de le noter. De se projeter dans ce qu’ils ont à faire.

Je suis inquiet. Ce n’est pas un choix, ce passage de relais. C’est une erreur d’anticipation. Vendredi dernier, je leur ai rendu leurs cahiers, en oubliant que j’allais en avoir besoin pour contrôler et mettre à jour mes fiches de suivi. Et me voici, lundi, obligé de faire confiance à leur maîtrise de nos outils… Ils ne se posent pas tant de questions. Ils se lancent, un peu foutraques. Et c’est loin d’être efficace pour tous. Mais ils se lancent et je me dis : « Tiens, un seuil a été atteint : ils peuvent s’organiser. »

Ce n’est pas exactement vrai. Il y a toujours un décalage entre ma perception des étapes qu’ils franchissent et leurs sentiments de maîtrise. Demain, après-demain, ce qui s’est joué ici sera comme effacé de leurs rêves. Tout sera à refaire. Il faudra tout redire.

Et je dois me méfier de mes propres désirs, qui voudraient faire de circonstances soudaines un socle, sur lequel bâtir une suite… C’est une pensée de chef de gare, une projection d’homme arrivé. Ce n’est pas ce qu’ils ont éprouvé. Je ne vois qu’un reflet déformé de leurs vies. Mais c’est du bord de ce miroir que je m’adresse à eux.

Le temps file : nous passons à la « production écrite ». Aujourd’hui débute un grand projet : écrire, en écho et pour d’autres, en vue de la Fête du Livre. Inventer son personnage pour qu’il en rencontre d’autres, ceux des autres, au sein d’une « Grande Forêt » qui devienne à la fois une fresque et un livre…

Un personnage / une émotion / un désir.

La consigne est modélisée et stricte. La prise de notes, elle, est libre. Beaucoup écrivent, certains dessinent. Et c’est un moment tranquille. Je le laisse se prolonger, bien au-delà de la récré : je me dis qu’il faut que chacun parvienne à un récit. Il le faut pour qu’ils puissent tous le partager aux autres, entre eux, en fin de matinée.

13h50. Début d’après-midi

Pour me rassurer moi et ma bonne conscience enseignante, j’essaie de rattraper la séance de maths que nous n’avons pas faite le matin. Mais c’est l’après-midi.

Leur attention vacille et fuit. Et me voici, à nouveau en magistère, à courir après leurs envies qui décrochent, en agitant des carottes artificielles : « Allez, courage, il ne nous reste plus qu’à… Cessons de perdre du temps et alors nous pourrons… ».

La séance d’E.P.S (Education Physique et Sportive) qui s’ensuit est un bouchon qui saute. Violente libération : ça crie, ça boude, ça pleure au sein de chaque équipe. Parce qu’on n’est pas toujours d’accord, qu’il faut bien jouer ensemble et qu’il arrive qu’on perde. Je nage en plein malaise face à leur frustration compétitive.

Je calme, je recadre, je gronde, je régule… Mais au fond je ne sais pas quoi faire avec leurs émotions. Alors, maladroitement, j’essaie de les mettre à distance de leur colère. Je leur dis que « ça arrive », qu’ il « n’y a pas de quoi en faire une histoire », que « ce n’est pas si grave ». Et pourtant je sais bien que si… Si, bien sûr, c’est grave. Il n’y a rien de plus grave pour ceux que cela submerge.

Recouvrir leurs maux de mon discours d’adulte les a sûrement fait taire. Il n’est pas certain que cela les ait aidés.

C’est sur cette note plutôt amère que la journée s’est terminée.

Mercredi : aujourd’hui, le soleil n’a dérangé personne

A quoi ça tient ? Je n’en sais rien. Peut-être au nombre réduit d’élèves : il y avait trois absents ce matin. Peut-être à la douceur du jour : soleil brillant. Peut-être simplement que c’était mercredi.

Peut-être aussi, sûrement même, que le démarrage étrange a joué : aujourd’hui, ils ont commencé sans moi. Ils sont entrés en classe sans moi ; ils se sont mis au travail sans moi. De 8h20 à 8h50, j’étais ailleurs, au cabinet médical du groupe scolaire, en train de signer un P.A.I (Projet d’Accompagnement Individualisé : document autorisant les adultes signataires à administrer un traitement médical à un enfant. En l’absence de P.A.I., il nous est interdit de donner quoi que ce soit qui puisse s’apparenter à un médicament). Le rendez-vous était prévu. Un remplaçant aussi, même s’il n’est pas venu.

Je le découvre à mon retour en classe, en voyant ma collègue de la classe d’à côté parler à quelques-uns de mes élèves. Autour d’elle, c’est la ruche, mais une ruche apaisée.

La porte reliant nos deux classes est ouverte. D’un côté, ses « grands » CM travaillent ; de l’autre, mes « petits » CE1 travaillent aussi. Ça bouge dans tous les sens, en toute tranquillité : l’un va chercher une fiche, l’autre va chercher un livre, un troisième cherche un crayon, un quatrième pose une question… Deux-trois « grands » circulent parmi mes élèves : tuteurs improvisés, visiblement ravis. C’est joli.

J’essaie de m’insérer dans ce flux sans en troubler l’harmonie. Ma collègue finit par rapatrier ses élèves. Nous refermons la porte. Mais ça ne perturbe pas les enfants. Ils continuent à travailler.

Alors j’en profite. Je laisse la dynamique se poursuivre. Pour voir ce qu’elle peut donner. Ce qu’elle va devenir. Par plaisir aussi. Pour me laisser porter, oublieux du temps raidi des programmes. Juste une respiration à l’écart de mon rush mental et de mes angoisses de lapin blanc.

J’attends les premiers signes de fatigue pour annoncer la suite. Rangement. « Quoi de neuf ? ». Mathématiques. Je ne suis pas le seul, ce matin, à apprécier cette vibration commune, l’harmonie de nos rythmes. Tout est comme d’habitude sauf que tout passe, tout coule, tout file… Récréation. Lecture. Orthographe. Nous finissons en avance. Et la matinée s’achève sur un temps semi-libre.

Ce n’est qu’après le départ des élèves que je réalise : personne ne m’a demandé de baisser le volet. Le soleil qui, d’habitude, les éblouit si rapidement… Ce soleil, pourtant éclatant, n’a dérangé personne aujourd’hui.

Jean Teissier

A suivre…

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