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Bonheur des mathématiques est-ce un oxymore ? Parmi les disciplines qui mettent le plus en difficultés et souffrance les élèves, il ya au premier plan les mathématiques ! Peut-on penser le bonheur des mathématiques ? Comment peut-on former autrement les professeurs et les élèves au plaisir des mathématiques ? Thomas Lecorre, maitre de conférences en mathématiques, répond.

Pourquoi les mathématiques sont-elles source d’autant de stress à l’école ?

Les mathématiques ne sont pas intrinsèquement une source de stress. Ce sont les pratiques et les représentations qui créent une forte focalisation de la société sur l’enseignement des mathématiques et en conséquence un stress à l’école : pratiques de sélection scolaire fondée sur les résultats en mathématiques et perception des mathématiques comme liées à l’intelligence et à la capacité de raisonner.

Echouer en mathématiques devient alors une double condamnation pour l’enfant : impossibilité d’accès aux filières dites d’élite, et stigmatisation de ses capacités intellectuelles. Les attentes légitimes de réussite scolaire des familles se cristallisent d’autant plus autours de cette discipline et en font un lieu de crispation. Les parents prennent-ils rendez-vous chez le professeur d’art plastique quand les résultats dans cette matière sont catastrophiques ? On a tous entendu le slogan concernant la réhabilitation du statut de l’erreur dans l’enseignement : on n’apprend pas sans erreurs. Or en mathématiques ce slogan est inadapté. Tout chercheur en mathématiques vous le dira, faire des mathématiques suppose d’explorer 99 impasses pour pouvoir trouver une bonne voie. Le tâtonnement est constitutif de la discipline et de son histoire. Si on qualifiait d’erreur ces impasses alors on devrait aussi dire qu’en mathématiques l’erreur c’est la règle !

Pour ce qui est de l’enseignement, il ne s’agit donc pas d’avoir une forme de bienveillance envers l’erreur, mais de rendre à l’expérimentation, à la démarche pragmatique et empirique leur rôle fondateur et prendre le temps de cette construction erratique. Or dans ce contexte de crispations, ne pas trouver immédiatement la bonne réponse peut être rapidement interprété ou ressenti comme une faiblesse, voire un échec. Certains élèves préfèrent s’exclure de l’activité que de produire des réponses dont ils ne sont pas certains. De plus l’enseignant se sent contraint d’avancer à marche forcée pour boucler son programme, ce qui lui empêche de promouvoir cette lente construction et renforce les inhibitions.

De plus « curieusement », alors que les mathématiques sont omniprésentes et indispensables dans tous les objets et réalisations récentes, technologie, infrastructures, prévisions, fabrication…, elles ont du mal à vendre leur utilité en classe où cette question récurrente est posée par les élèves : « A quoi ça sert (tous ces signes, théorèmes, propriétés…) ? ». On utilise volontiers alors des habillages concrets pour montrer cette utilité, mais souvent cela demeure superficiel et peu convaincant. Ne faut-il pas admettre que les mathématiques enseignées n’ont pas d’utilité immédiate, en tout cas perceptible et motivante pour les élèves. Il faut chercher ailleurs leur intérêt. Les mathématiques sont un langage et un jeu de l’esprit, elles développent les capacités de raisonnement et d’analyse. Demande-t-on à quoi sert un jeu ? Mais encore faut-il que le jeu soit vécu comme tel …

Vous formez les futurs professeurs d’école. Leur rapport aux mathématiques est souvent fondé sur un passé scolaire conflictuel avec les mathématiques. Comment le dépasser ? Avec quels effets visés ?

Dans l’enquête menée auprès d’une cinquantaine d’étudiants en première année de master de professeur des écoles sur le site de l’ESPE de Versailles à Gennevilliers, 50 % déclarent plutôt ne pas aimer les maths ou ne pas les aimer du tout. Des entretiens individuels montrent que ces déclarations vont souvent de pair avec un passé difficile en mathématiques, d’ailleurs plus fréquemment à partir du secondaire qu’à l’école primaire. Ce rapport aux mathématiques doit être changé pendant leur formation afin qu’ils puissent les enseigner ensuite dans de bonnes conditions.

Peut-on enseigner efficacement une discipline avec laquelle on a une relation difficile ? Mais le challenge de changer ce rapport aux mathématiques demeure un défi dans le contexte de l’ESPE dans la mesure où, la première année, la préparation au concours invite davantage au bachotage qu’au questionnement, et la seconde année, l’urgence de la responsabilité de classe et les autres sollicitations de la formation focalisent l’énergie des étudiants.

Néanmoins, il est possible d’agir. Une double expérimentation a été menée sur un groupe de TD et sur le cours magistral des étudiants de première année. En TD cela a consisté d’abord à rassurer les étudiants en proposant un mode d’évaluation adapté. En utilisant l’évaluation formative, ils ont pu dédramatiser la possibilité de l’échec, dans la mesure où ils pouvaient, si besoin, à nouveau repasser la même épreuve la séance suivante. Mais c’est surtout la manière de faire des mathématiques ensemble qui a été aménagée : chaque séance était l’occasion de tenter de répondre collectivement aux questions qui apparaissait dans l’étude. Progressivement ce nouveau contrat a été accepté et a donné des fruits. Des étudiants au départ en difficulté avec l’idée même de faire des mathématiques ont pris confiance et ont accepté cette part d’errance dans la construction du savoir et des connaissances.

En Cours Magistral, il a été proposé de mener des débats scientifiques entre étudiants sous l’animation d’un enseignant. Cette forme de débat qui été initiée par Marc Legrand à l’université de Grenoble consiste à transformer le groupe classe en mini communauté scientifique qui essaie de résoudre des problèmes ensemble lors de débats collectifs. Il s’agit essentiellement de changer la pédagogie où le professeur donne des réponses, le savoir du cours, à des questions que les étudiants ne se posent pas, en une pédagogie où les étudiants se posent des questions dont les réponses seront le savoir du cours. Les résultats de cette expérimentation sont encore en cours d’analyse mais il semble que les déclarations spontanées de certains étudiants montrent qu’un changement de rapport aux mathématiques a eu lieu, au moins pour eux : « Avant je pleurais en allant en mathématiques, maintenant je joue en cours de mathématiques ». Un autre effet est visé par ces expérimentations : donner aux futurs professeurs des écoles une large palette de choix de formats d’enseignement en leur faisant expérimenter, en tant qu’apprenant, d’autres formats d’apprentissages que ceux auxquels ils sont habitués et qui perpétuent une tradition scolaire parfois sclérosante.

Parler de bonheur des mathématiques n’est-ce pas illusoire pour les élèves ?

Chaque enfant est naturellement doué pour les mathématiques et naît calculateur. Expérimenter le bonheur des mathématiques pour lui, c’est de se rendre compte qu’en exerçant ses capacités intellectuelles, en manipulant, en dessinant, il parvient, par des processus souvent erratiques, à avoir prise sur l’objet de son propre questionnement. Ce bonheur, bien connu des mathématiciens professionnels, potentiellement à la portée de tous les enfants, élèves, étudiants, réclame de jouer au vrai jeu des mathématiques, pas le jeu scolaire classique où l’on est contraint de penser ce que l’on ne pense pas, le jeu où la rencontre d’une pensée individuelle et collective avec une forme de réalité produit des changements de points de vue, et finalement la prises de conscience de pouvoir beaucoup mieux appréhender cette réalité. Ce bonheur est d’autant plus appréciable qu’il n’est pas gratuit : il nécessite implication et engagement de la part de tous.

Propos recueillis par Béatrice Mabilon-Bonfils

Directrice du laboratoire BONHEURS

Université de Cergy-Pontoise