Print Friendly, PDF & Email

« Enfances de classe », ouvrage dirigé par Bernard Lahire, est un des livres importants de la rentrée. Il dresse le portrait de 18 élèves de maternelle pour mettre en évidence les inégalités sociales dès cet âge. Dès ce jeune âge les enfants des pauvres et ceux des riches ne vivent pas dans les mêmes univers sociaux, mentaux et intellectuels. Et ils sont déjà victimes des inégalités et de la domination sociale. L’ouvrage nous apprend énormément sur les enfants. Il montre aussi la place très importante de l’école dans le présent et le devenir de ces enfants. C’est à dire celle des enseignants.

18 portraits d’enfants de maternelle

« Puisque les adultes ne sont pas égaux, les enfants ne le seront pas. A certains, la vue ou la réalité augmentée, à d’autres la vie ou la réalité diminuée. Aux uns, la puissance optimale et la maitrise des autres et du monde; aux autres la fragilité, la précarité, l’accablement ou le dénuement devant la puissance des puissants… Il serait scientifiquement faux de se contenter de dire… que ceux qui n’ont pas accès à rien et ceux qui ont accès à tout représentent juste deux manières séparées d’être au monde, qui ne dépendent pas l’une de l’autre ».

Avec « Enfances de classe », Bernard Lahire et les 16 sociologues qui ont participé à l’enquête et au livre, ne veulent pas seulement montrer les inégalités. Le faire avec autant de détails et d’évaluations est déjà extrêmement utile. Ils veulent mettre en évidence comment se construisent les inégalités sociales dans la société française, comment la reproduction sociale se fabrique au quotidien sous nos yeux.

Le coeur de l’ouvrage c’est les 18 portraits d’enfants scolarisés en maternelle qui sont dressés au terme d’une véritable enquête ethnographique. Le livre présente des enfants des classes pauvres , depuis les plus précaires, jusqu’aux enfants de la haute bourgeoisie parisienne et de province. Pour chacun, on découvre les éléments matériels de la vie de l’enfant, son entourage social, son rapport au langage oral et à l’écrit, son rapport aux temps et ses activités, son état de santé et son rapport au corps, sa confiance en soi et son rapport à l’autorité. Pour établir une enquête de cette précision l’équipe du livre a interrogé l’enfant , ses parents et grands parents, ses enseignants et aussi des adultes de référence.

Qu’est ce que la grande pauvreté ?

On a là le premier intérêt du livre. Si les enfants de la grande pauvreté sont connus par une partie des enseignants de maternelle, de nombreux professeurs ne savent pas ce qu’est leur quotidien. La remarque vaut aussi à l’autre horizon social pour les enfants de la bourgeoisie. Le livre met tout cela sous nos yeux avec la précision (certainement pas la froideur) d’un enquête ethnographique.

Il faut lire les portraits de Libertad, Balkis ou Ashan, trois enfants de la grande précarité. Ainsi Balkis vit avec son père et ses frères et soeurs (ils sont 5) dans une voiture garée devant l’école. Ashan n’a jamais vécu dans une maison. Il vit en foyer avec sa mère. Libertad (son prénom marque les espoirs de ses parents), une petite fille Rom, a connu la violence des expulsions et des arrestations. Elle en est marquée psychologiquement. Elle a aussi connu les logements les plus précaires.

Libertad est aussi marquée physiquement par ses conditions de vie, son alimentation, le recours difficile aux soins. Si elle parle mal c’est parce que ses parents parlent mal français. C’est aussi parce que son palais et sa dentition sont déformés. C’est enfin parce que les attentes de l’école envers cette enfant, qui appartient très visiblement à la grande pauvreté sont minorées.

Tous ont-ils une vie d’enfant?

Regardons maintenant Anaïs qui vit dans un couple homosexuel féminin socialement très favorisé. A l’école elle domine ses camarades, apparait comme leader. Rien d’étonnant : ses parents lui ont appris l’aisance en public et elle les voit dominer leur entourage domestique.

Car tous ces enfants ont des parents. Et tous ces parents se soucient de leurs enfants. Finalement ce sont peut-être les mères d’Anaïs qui lui consacrent le moins de temps tant elles sont prises par leur travail. Les parents d’Ashan, Libertad et Balkis sont loin d’avoir baissé les bras. Bien au contraire leur vie tourne autour de leurs enfants et ils dépensent beaucoup de temps et d’énergie pour tenter d’alléger la dureté de leur vie.

Mais ces enfants pauvres ont-ils vraiment une vie d’enfant ? Ni Balkis, qui étudie avec son père le soir dans un jardin avant de se plier en quatre dans la voiture, ni Ashan, dans son foyer, ni Libertad dans un appartement quasi vide, n’ont le cadre matériel minimum pour étudier. Ils vivent avec des parents dominés socialement et qui ont un rapport souvent (ce n’est pas le cas d’Ashan) étranger avec l’école.

L’école au centre des vies familiales

Pour autant l’école est bien au centre de ces vies. Il apparait que c’est le seul élément stabilisateur de vie familiales où tout peut à tout moment basculer. Ce n’est pas par hasard que le papa de Balkis se gare devant l’école. L’école est le lieu de la solidarité. Pour ces trois enfants, ce sont leurs enseignants et les parents de l’école qui apportent une aide efficace. Ce sont eux qui interviennent pour trouver un logement ou éviter une expulsion. C’est l’école qui permet de rester propre ou de petit déjeuner. Quelque part ces enfants sont plus chez eux à l’école que beaucoup d’autres. Ainsi le livre rend , sans le dire, un hommage appuyé aux enseignants. Ils sont le vrai visage de la fraternité.

Et ils le sont même quand ils ne comprennent pas les décisions familiales. Car ces familles pauvres ont aussi des comportements qui dérangent, des choix qui ne semblent pas bons. S’ils sont très présents dans l’école ils sont en retrait pour suivre le travail scolaire. Les activités extra scolaires de Libertad par exemple n’ont pas de rapport avec le scolaire.

B Lahire le note : les enfants de la grande pauvreté sont perçus à leur arrivée à l’école come des enfants sauvages : « des enfants à qui les enseignants doivent tout apprendre , y compris l’évidence de la scolarisation ».

De leur coté, les enfants de la bourgeoisie ont intériorisé les attentes de l’école. Chez eux on les reprend quand ils parlent mal. Les livres trainent partout. Tout dans les micro événements de la vie familiale est prétexte à exploitation scolaire. L’appartement lui même apparait comme une extension de l’école. Les parents prennent soin du choix de l’école, au point parfois de choisir le privé dès le CP pour rester entre soi. Ils appuient les enseignements et les précèdent par exemple pour l’anglais. Enfin la réussite scolaire apparait comme allant de soi pour ces enfants de bons élèves.

Stratégies scolaires dès la maternelle

Ce qu’observe B Lahire c’est la précocité (dès la maternelle) des stratégies de scolarisation socialement différenciées. Dans les classes supérieures, les parents choisissent des écoles qui visent l’excellence scolaire. Ils gardent l’école publique lorsqu’ils vivent dans un quartier déjà socialement ségrégué. Souvent la commune de résidence a été choisie en fonction de la réputation du collège et du lycée de secteur. Le même souci de performance se retrouve dans les classes moyennes avec un souci d’investissement dans les établissements scolaires. Dans les familles des classes populaires le choix tient compte des relations nouées avec l’école. Ona vu que pour les plus précaires l’école est un lieu de socialisation indispensable. Certains font de grands trajets chaque jour pour scolariser leur enfant. L’école est un lieu stable dans des vies qui se défont. Le grand succès des classes moyennes et supérieures c’est leur capacité à pédagogiser la vie quotidienne, à lier ainsi les enseignements scolaires à la vie de l’enfant, à leur donner du sens.

Lutter contre les inégalités

On comprend alors que l’école et l’Etat ont des places centrales pour changer les destins de ces enfants. L’école maternelle peut réduire en partie les inégalités dans le langage et les compétences scolaires. Or , relève B Lahire, l’action gouvernementale met l’effort là où il ne faut pas le mettre. La scolarisation à 2 ans, qui permettrait d’allonger la scolarisation, est en régression. L’obligation scolaire à 3 ans, mise en avant par le ministre, n’a pas d’impact puisque la quasi totalité des enfants de 3 ans sont déjà scolarisés.

« A chaque recul de l’Etat dans tous les domaines concernant la famille (emploi, logement, scolarité, santé, aides sociales, transports etc.) ce sont des inégalités qui se creusent entre les classes sociales et des horizons qui se ferment », écrit B Lahire. Ces reculs les directeurs d’école les constatent eux qui, dans les quartiers populaires, sont devenus le seul recours des familles. Le bilan devient tragique quand les plus pauvres sont sacrifiés alors que les plus dotés sont protégés.

L’ouvrage de B Lahire est une mine d’informations pour les enseignants et globalement la population. C’est aussi un hommage rendu aux enseignants dont on constate l’engagement humain et pas seulement professionnel. C’est enfin un tableau qui doit faire bouger les choses. Il n’est pas possible de construire la société du 21ème siècle sur des bases aussi barbares.

François Jarraud

Bernard Lahire (dir), Enfances de classe, Seuil, ISBN 9782021419603, 27€

Dans une école populaire