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Travailler le français en lien avec un.e écrivain.e : une ambition démesurée ? Marie-Hélène Flament l’a remarquablement réalisée : ses 6èmes du collège Jean Renoir à Neuville-sur-Saone ont lu-écrit-échangé dans le compagnonnage du romancier prix Nobel de littérature Jean-Marie-Gustave Le Clézio. Les interactions, avec l’auteur, mais aussi avec des classes de CM pour une liaison cycle 3, favorisent l’implication et les questionnements, stimulent « la réflexion et l’imagination », transforment le regard sur la littérature, perçue comme lointaine. Durant ce projet annuel, diverses activités collaboratives apprennent à faire communauté, dans la classe, à faire réseau, avec un écrivain, avec d’autres élèves, à faire société, autour de la culture, de la lecture, de l’écriture. Jusqu’à rendre la littérature réellement contemporaine aux élèves ?

Comment en êtes-vous arrivée à mettre en œuvre ce projet de lecture-écriture-échange avec un prix Nobel de littérature ?

Je mène un projet « Lire, écrire avec un auteur » depuis plusieurs années : le prix des Incorruptibles, le projet AIR, des projets personnels. Étant passionnée de Jean-Marie-Gustave Le Clézio, je m’imaginais, sans y croire, qu’un jour il serait notre correspondant d’une année scolaire. « Qui ne tente rien n’a rien », me suis-je dit. Au printemps 2018, je lui ai envoyé un courrier lui expliquant mon travail et la relation que j’ai avec son œuvre. JMG Le Clézio est une personne humaine, chaleureuse : moins d’une semaine plus tard il me répondait qu’il acceptait. Je l’en remercie encore !

Une première approche de l’auteur a porté sur les « Sirandanes » : de quoi s’agit-il ? pouvez-vous donner des exemples intéressants de créations d’élèves ?

Les Sirandanes sont de courts textes poétiques, devinettes sous la forme d’une question suivie de sa réponse. Elles sont écrites en créole, font partie intégrante du folklore mauricien. JMG Le Clézio et son épouse les ont collectées, traduites et publiées en 1990.

Comment avez-vous mené ce travail autour des Sirandanes ?

Dans un premier temps, les élèves ont observé la première et la quatrième de couverture du recueil publié chez Seghers, collection Volubile : Sirandanes, suivies d’un petit lexique de la langue créole et des oiseaux. Puis je leur ai fait la lecture d’un texte explicatif sur ces devinettes, que j’avais pris soin d’adapter à leur niveau de 6ème : compréhension orale. Pour finir, ils ont lu une petite sélection des Sirandanes, avec un thème commun : l’eau et les fruits de la terre. La lecture devait se faire à voix haute, ce qui génère un peu de bruit, mais l’activité a plu. Il fallait ensuite qu’ils exercent leur imagination afin de reconnaître les sons en prenant du recul sur l’écrit. Je leur ai donné les traductions à la fin de la séance. Nous partageons les classes de 6ème avec notre documentaliste une fois par quinzaine (sur un créneau de 2h : 1 groupe au CDI / 1 groupe en français pendant 1 heure, puis échange des groupes l’heure suivante). Ce moment fut propice aux recherches sur JMG Le Clézio, avec des documents papier ou numérique. Je n’avais pas encore annoncé le projet.

Qu’est-ce que le « sac de vocabulaire » ? Comment l’utilisez-vous pour développer les compétences des élèves ?

Le « Sac de vocabulaire » est visuel et mnémotechnique : un triangle renversé pour les verbes, un cercle pour les adjectifs qualificatifs, un rectangle pour les noms (la lettre « a » manuscrite est circulaire, « N » est anguleux). Au gré des lectures, les élèves enrichissent leur connaissance de vocabulaire par un travail en autonomie sur le dictionnaire, ami qu’ils doivent interroger chaque fois que nécessaire (un pour deux élèves en classe pendant le cours). Les séances sur l’année prévoient l’étymologie, la formation des mots, les synonymes et antonymes… Cette fiche personnelle est utilisée pour les exercices d’écriture et les expressions écrites, chacun puise à sa guise et selon ses besoins dans le « Sac » qu’il s’est préparé.

Les élèves ont lu des récits de Le Clézio : lesquels ? quels dispositifs avez-vous mis en place pour les aider à s’approprier son univers ?

Les lectures des nouvelles, « Mondo », « La Montagne du dieu vivant » et « Celui qui n’avait jamais vu la mer », extraites de Mondo et autres histoires, ont été personnelles, au départ. Nous devions mener aussi les séquences sur l’Antiquité, par exemple, et il était difficile de les intégrer à ces thèmes. Je mets en place une « Corolle du conte », en début d’année, adaptable à tout type de récit (certains de mes 3ème l’utilisent encore, quelques années plus tard). Nous avions par ailleurs lu et étudié Voyage au pays des arbres, de JMG Le Clézio, pendant notre séquence sur le conte. Ainsi, lorsque nous avons abordé le thème du récit d’aventures, nous avons pu utiliser ce que chacun avait retenu de ses lectures : tous avaient lu au moins une nouvelle, certains en avaient lu d’autres du recueil, non exploitées au cours de la séquence, notamment « Lullaby ». Un « Remue-méninges » a permis de réactiver les lectures et a suscité des envies de lecture, avec échanges des livres entre élèves.

Les élèves ont aussi écrit dans le prolongement des nouvelles de Le Clézio : quelles ont été les consignes et les modalités de travail ?

Après avoir lu Voyage au pays des arbres, nous avons commencé notre correspondance avec JMG Le Clézio. Les écritures des contes ont été amorcées à ce moment. Nous avions travaillé sur l’incipit spécifique du conte et les caractéristiques de la situation initiale. Nous avons travaillé sous forme de « Boule de neige » : le texte est enrichi au fil des corrections, les consignes nécessaires ajoutées à chaque étape du travail. Une période d’une semaine au moins est consacrée exclusivement à l’écriture, il n’est pas possible de corriger tous les soirs les brouillons de deux classes de 6ème. La situation initiale est donc individuelle. Une fois qu’ils l’ont corrigée, les élèves se rassemblent en groupe de 4 à 6, selon les textes choisis par la classe, et écrivent collectivement. Le même principe a été appliqué pour les suites des trois nouvelles, les élèves ont eux-mêmes choisi et énoncé les consignes : « Suite de Mondo », « Suite de Daniel », « Daniel avant l’internat », « rencontre entre les différents personnages », …

Quel regard portez-vous sur ces créations ?

Leur laisser le choix fut intéressant car ils ont répondu à leurs propres questions : mais que devient Daniel ? Mondo ? Jon ? D’où viennent-ils ? Les élèves ont donné une autre vie à leurs personnages. De plus, le recours au texte était une nécessité pour eux. Ils devaient s’assurer qu’ils respectaient bien le personnage, les circonstances, toute incohérence narrative devait être corrigée. Lorsque je saisissais le texte final en leur présence, je me devais d’apporter encore quelques corrections. Un groupe s’est « insurgé » : « Mais non, ce n’est pas ce que nous voulions raconter ! ». En fait, je n’avais pas compris leur récit, quelque peu chaotique. Les élèves m’ont dicté leur correction et, au final, le texte est magnifique !

Les élèves ont aussi échangé à plusieurs reprises avec Le Clézio lui-même : quelle a été la nature de ces échanges ?

Les échanges se font exclusivement par mail, que j’envoie personnellement. Les élèves ne peuvent avoir connaissance de l’@dresse personnelle d’un auteur. En amont, chaque élève réfléchit à des remarques, des questions à poser. En classe, nous rassemblons les idées de chacun, travail de tri et de classement, rédaction aussi de la lettre commune. Puis, une fois que nous sommes satisfaits, j’envoie le message.

Les élèves posent souvent les mêmes questions : « A quel âge avez-vous commencé à écrire ? », par exemple. Mais la discussion en classe permet d’affiner la réflexion. Une question, à reformuler pour la rendre plus pertinente, engendre une autre question. Ce moment aide aussi à comprendre le fonctionnement de la phrase interrogative !

Quels vous semblent les intérêts de tels échanges avec un écrivain ?

Les intérêts de ces échanges sont multiples, que l’auteur soit prix Nobel ou non. Les élèves s’impliquent davantage dans la lecture puisque le contact avec l’auteur sera réel. Le fait d’écrire avec et à l’auteur stimule la réflexion et l’imagination. Pour les jeunes, les auteurs sont « intouchables », dans un univers auquel ils ne peuvent accéder. Les projets d’écriture et rencontre avec un auteur brisent ces remparts que les jeunes érigent, et leurs craintes de l’inaccessible et de la feuille blanche. Le travail collaboratif est porteur en ce sens.

Le projet s’inscrit dans un partenariat cycle 3 : comment faites-vous vivre les interactions entre les 6èmes et les CM ?

Je travaille avec l’école de Saint-Germain et deux professeurs des écoles depuis plusieurs années. Nous correspondons, depuis cette année, par l’intermédiaire d’un blog. Avant, par visio-conférences, mais ce n’était pas assez souple. Chacun écrit, pose des questions… les enseignants postent sur le blog. Pour ce projet en particulier, les CM ont lu Sirandanes et Voyage au pays des arbres, mais pas les nouvelles, trop compliquées pour eux. Par contre, les groupes CDI permettaient la lecture des textes des CM qui ont participé aux Incos. De leur côté, les CM lisaient les contes puis les suites des nouvelles et émettaient leurs commentaires.

Quels vous semblent les intérêts de telles interactions ?

Les CM ont parfois un esprit plus naïf, ne se mettent pas de barrière comme les 6èmes, surtout en fin d’année scolaire : l’adolescence s’installe. Par ailleurs, les CM ont besoin d’être rassurés sur le collège, son organisation, les cours, les méthodes souvent différentes. La liaison ne porte donc pas que sur la pédagogie. En fin d’année, nous rassemblons les quatre classes (2 CM et 2 6èmes). Les élèves lisent leurs textes, nous faisons une visite découverte des lieux. Je connais ainsi certains élèves que j’accueille à la rentrée suivante, ils sont rassurés. Nous rassemblons les écrits des CM et des 6èmes dans un recueil, ce qui laisse une trace au CDI. La version numérique peut être récupérée par ceux qui le souhaitent.

Un projet pédagogique mené avec Le Clézio est évidemment exceptionnel : qu’est-ce qui de ce projet vous parait transférable ?

Je pense que tout est transférable puisque l’exception est le choix de JMG Le Clézio pour cette année 2018-2019. Nous menons ce projet depuis 2015, le reproduisons cette année avec les Incos. Ce qu’il faut retenir de l’exception, c’est que l’enseignant doit briser les barrières qu’il érige, lui aussi. N’est inaccessible que l’auteur qui refuse un tel échange. D’ailleurs, je mets en place le même projet cette année en 3ème, sur les thèmes au programme : « Dénoncer les travers de la société » et « Agir dans la société : individu et pouvoir ».

Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut

Extraits de la correspondance avec JMG Le Clézio

Exemples de textes d’élèves à partir de Le Clézio

Exemples de contes d’élèves

Le blog de liaison cycle 3 CM – 6ème

Le prix des Incorruptibles

Le projet AIR

Le Clézio et les sirandanes

Texte de présentation des Sirandanes

L’auteur dans la classe (Le français aujourd’hui, septembre 2019)