Print Friendly, PDF & Email

Pascal Chazot et Anju Musafir, un français et une indienne, ont créé la Mahatma Gandhi International School en Inde, école qui, tout en respectant l’objectif d’un examen international pour ses élèves, a pour objectif de donner un autre visage à l’éducation, centré sur le bien-être individuel de chaque enfant et l’apprentissage par la diversité, cassant les codes de l’enseignement et les structures sociales indiennes. L’école met en oeuvre une pédagogie dynamique inspirée par Freinet, Piaget Vygotsky, Dewey, Krishnamurti, Sri Aurobindo et Gandhi. Recherche, training des enseignants et travail en classe constituent le tryptique interactif permanent de l’école. L’idée des fondateurs est de faire évoluer la société indienne grâce au mélange des castes et des ethnies, des origines culturelles, religieuses ou sociales: 25% des élèves viennent de milieux économiquement et socialement défavorisés et bénéficient de la gratuité (bourses complètes).

Quelle est la philosophie générale de votre école ?

L’école que nous avons créée il y a 20 ans, Mahatma Gandhi International School en Inde, a été conçue autour d’une méthodologie d’apprentissage, où le choix de la pédagogie prime sur les autres aspects souvent mis en avant lors de la création d’une école, tels que la logistique matérielle ou même la philosophie. Nous avons opté pour un cadre constructiviste avec une pédagogie active, démocratique et expérientielle. L’apprentissage y est réalisé à partir de projets développés par les enfants et qui ont un sens pour eux, dans un contexte de vie réelle, permettant l’acquisition de savoirs fondamentaux dans une approche globale, inter et transdisciplinaire. Cette approche d’apprentissage entraine l’utilisation de l’espace, du corps, du mouvement et des cinq sens de l’apprenant. Les dernières recherches en neurosciences montrent qu’un apprentissage ancré dans les émotions et utilisant le corps facilite la mémoire, le rappel et la récupération.

Les apprentissages étant co-construits par les participants, notamment entre pairs, il s’ensuit qu’il était impératif de s’assurer de l’hétérogénéité dans le groupe classe. En effet, lorsque tous les apprenants proviennent du même groupe social ou culturel, avec des modes de pensées, de fonctionnement et habitudes similaires, la richesse des débats et des points de vue contradictoires sur lesquels la co-construction de savoirs est développée, risque de faire défaut. Et la construction de l’identité grâce à l’altérité, chère à Piaget, en est grandement affaiblie. La diversité est donc dans ce cadre pédagogique une opportunité et une richesse, en fait une nécessité, plutôt qu’un frein ou un problème comme certaines dérives politiques voudraient le faire croire.

Ainsi un autre principe fondateur de l’école s’est imposé : la diversité dans la classe. Ce principe dicte nos critères d’admission, qui assurent qu’au sein de chaque classe une diversité culturelle, socio-économique, linguistique, religieuse, de nationalités, de types de besoin des apprenants (faisant face à des difficultés telles que dyslexie, autisme, ADHD… ou surdoués), avec ou sans handicap physique, et bien sûr, puisque nous sommes en Inde, diversité de castes, y compris les plus défavorisées (hors castes ou intouchables). Ces choix ont entrainé une véritable révolution en Inde, où il y a des écoles séparées pour les riches, les classes moyennes, les pauvres et, en dernier, les hors castes. Nous avons dû faire face à beaucoup de résistance avant même le démarrage de l’école, des gens s’opposant principalement au mélange de castes, ainsi qu’à la présence d’un étranger (un Français) dans ce projet. Cette résistance s’est parfois transformée en violence, avec des émeutes, des bus saccagés et brûlés, des jets de pierre (nous avons même été attaqué par des gens armés de sabres) et des cas judiciaires, jusque la Cour Suprême de l’Inde. Ce n’est que lorsque nous avons gagné ce dernier cas que nous avons pu commencer l’école.

Une fois ces obstacles passés, l’école s’est très bien développée et nous avons eu d’excellents résultats, tant scolaires qu’au niveau du développement personnel de nos apprenants.

Comment la question du bonheur en éducation y est-elle posée ?

La question du bonheur a dès le départ été centrale dans notre projet d’école. Anju et moi avons de très mauvais souvenirs de notre scolarité, avec le sentiment de ce que Foucault décrit comme le modèle des prisons, dans son livre « Surveiller et punir ». Il s’agissait donc de briser ce modèle d’oppression de l’école et rendre la liberté à ses élèves. L’idée est simple mais forte, si les enfants ont du plaisir pour apprendre, alors l’apprentissage devient intéressant et par suite, plus efficace. De plus, l’école n’étant que l’étape préliminaire à la vie adulte, il y a de bonnes chances qu’une enfance heureuse produise un adulte heureux. Et des adultes heureux, entourés d’enfants heureux, ont plus d’atouts pour contribuer à un monde meilleur qu’un groupe humain malheureux.

Un autre aspect du bonheur à l’école concerne ses différents acteurs. Avoir des enseignants heureux (dans notre école nous ne les appelons initiateurs) est pour nous une condition sine qua non pour contribuer à avoir des élèves heureux. Et c’est en fait l’entière communauté scolaire (initiateurs, administration, personnel de service, enfants, parents) qui doit être concernée par cette question du bonheur, en profiter pour pouvoir y contribuer.

Mais le bonheur n’est pas la béatitude. Il demande de la liberté, et avec celle-ci de la responsabilité, autre versant de la même pièce. Le bonheur ne peut se concevoir que dans la réalisation, l’accomplissement et l’épanouissement de sa propre identité. Cela demande parfois des sacrifices et d’affronter des difficultés.

Pouvez-vous décrire certaines de vos activités en lien avec la visée du bonheur en éducation ?

Reste la grande question, et au fond la seule vraie, de comment réalise-t-on concrètement ces idées, au jour le jour, dans chaque classe, avec chaque enfant. Tout d’abord, le plaisir peut-être associé au jeu. Et ça tombe bien, parce que le jeu est précisément le véhicule de l’apprentissage (cf ‘Playing and reality’ de Winnicott). C’est le cas pour la plupart des espèces animales. Le jeu fait partie intégrante de notre pédagogie. On le trouve d’abord dans les activités débutant une séquence pédagogique, pour briser la glace. Mais dans ce cas, les jeux sont modifiés et adaptés au sujet qui va être traité. Par exemple le jeu du béret où on remplace les chiffres par des noms de personnages historiques en préambule d’activités centrées sur les humanités, ou par des symboles chimiques lorsque l’on s’oriente vers la chimie. Le jeu peut occuper une place plus centrale dans un projet, par exemple faire des avions en papier et jouer avec eux, essayer de couvrir la plus grande distance possible, etc. pour ensuite en étudier les lois physiques, la géométrie utilisée pour plier le papier, la littérature associée au rêve humain de voler, l’histoire de l’aviation, etc.

Un autre aspect du bonheur, plus profond, est l’intérêt que chacun((e) prend à ce qu’il ou elle fait de sa vie, au sens donné à la vie. Le manque d’intérêt conduit à la dépression, contraire au bonheur. C’est pourquoi nous donnons beaucoup d’importance aux projets proposés par les initiateurs ou les enfants. Ils sont porteurs de sens, en lien avec la vie de l’apprenant, son environnement et ses préoccupations. Ils entrainent un véritable questionnement et permettent d’aller vers des solutions à de vrais problèmes. L’imagination et l’intuition, tout autant que le raisonnement logique, le langage ou la perception, sont des moyens valorisés de connaissance. De plus, les apprenants ont la possibilité de choisir ce qu’ils veulent apprendre, grâce à un fonctionnement démocratique.

Un exemple de ce processus est un projet réalisé en CM1. Les enfants, après avoir évalué différents projets, décident de travailler sur les objets antiques que chaque famille possède, et leur histoire. Chaque enfant amène de sa maison un objet usuel ancien. Ces objets sont réunis au centre de la classe et différentes activités sont proposées, telles que classement en fonction de critères librement décidés par chaque groupe, le reste de la classe devinant de quel critère il s’agit. Puis un jeu de Kim (un objet est caché et il faut deviner lequel), des jeux de mots (quelqu’un décrit un objet, ou sa position relative, etc. et les autres devinent de quel objet il s’agit). De nombreux autres jeux autour de ces objets, permettent de découvrir leurs propriétés, leurs fonctions, leur histoire. Ensuite des jeux d’intuition, dans lesquels l’imagination est reine, sont proposés, essayant de trouver des éléments inconnus de différents objets. Les méthodes déductives sont également encouragées, les enfants se métamorphosant en Sherlock Holmes. La quête continue par des visites aux musées, des interviews des grands-parents, des recherches sur internet, dans des livres, etc. Ce qui conduit à la création d’un musée de ces objets, arrangés par thème, avec la rédaction par les élèves de légendes sur chacun. Enfin vient le grand jour, où toutes les familles sont invitées à l’école pour l’exposition de leur musée. Nous avons été témoins de grands-parents habitant à plusieurs milliers de kilomètres, qui font le voyage pour visiter cette exposition, dans laquelle leurs souvenirs ont été collectionnés. Il est difficile de décrire ici avec des mots le bonheur pour tous les membres de la famille qu’a généré un tel projet.

Propos recueillis par Béatrice Mabilon-Bonfils

Directrice du laboratoire BONHEURS (Bien-être, Organisations, Numérique, Habitabilité, Education, Universalité, Relation, Savoirs)

Université de Cergy-Pontoise