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A New-York en 1927 une jeune émigrée russe sans famille ni travail décide de rejoindre son pays natal en traversant à pied l’Amérique du nord jusqu’à l’Alaska en passant par le détroit de Béring. Hanté de longue date par l’histoire vraie de cette femme à la détermination hors du commun, le documentariste autrichien Andreas Horvath transpose dans l’Amérique d’aujourd’hui cette expérience humaine extrême. A la lisière de la fiction et du documentaire, le réalisateur nous entraîne dans les pas solitaires de « Lillian » sans autre soutien que son énergie et son instinct de survie, confrontée aux alea des rencontres, aux dangers des variations climatiques, aux surprises de paysages inconnus, stupéfiants de beauté, et de zones urbanisées, désolantes de pauvreté. A partir du périple tragique d’une héroïne dont la trace se perd dans la nature (non loin de la Sibérie), Andreas Horvath restitue avec poésie la terrible odyssée d’une fuyarde sans toit ni loi tout en respectant l’opacité et le mystère de son personnage silencieux. Et l’histoire individuelle de cette aventurière farouche luttant pour son existence dans une Amérique en déliquescence, en prise physique avec les éléments, se meut en geste de résistance au délitement de notre humanité.

Longue marche solitaire, situation pleine de dangers

A New-York de nos jours. Lilian (Patrycja Planik, saisissante interprète), visage impassible, regard lointain, essuie un refus lors de son audition pour un rôle dans un film pornographique. Le réalisateur cynique lui conseille de retourner d’où elle vient, compte tenu de l’expiration de son visa. Comme elle, nous avons en tout cas envie de quitter au plus vite le bureau de ce triste sire tant les extraits (obscènes, dégradants) de la séquence passant en arrière-plan de leur entretien nous paraissent déplacés. Il faut donc passer outre cette scène inaugurale déplaisante pour cheminer aux côtés de Lillian et entrer dans le vif du sujet.

Sans que nous puissions sonder ses motivations (coup de tête, projet mûrement réfléchi, retour aux sources ?), Lillian se met en marche, légère et court vêtue, sans bagage encombrant ni provisions d’envergure, comme si le but à atteindre (la Russie, son pays natal) et la détermination sans faille pour y parvenir importaient plus que le chemin à parcourir, à pied de l’Amérique du nord à la Sibérie.

L’aventure hors normes jette en effet une jeune femme, belle et désirable, sans cesse en danger, sur les routes de différentes régions et états du Middle West américain, au gré des quelques rencontres d’êtres humains croisés en chemin : un conducteur de pick-up violeur potentiel ne parvenant pas à ses fins, un sheriff bien intentionné la reconduisant à la frontière de son district pour la protéger, des vendeuses de vêtements dont elle trompe la vigilance, une femme proposant d’aller lui chercher à boire…Autant de contacts, éphémères et rares, que Lillian, solitaire et mutique, ne cherche pas à entretenir car tout échange pourrait compromettre la suite de son périple clandestin.

Expérience de l’extrême, point de non-retour

Nous éprouvons ainsi les accidents d’un voyage interminable au pays de la survie, aux côtés de Lillian, au plus près de son visage lumineux et marmoréen et de son corps exposé à tous vents (mais inaccessible aux écarts de température, en apparence). Avec elle, par des vues plongeantes ou des plans larges découpés par les déclinaisons de lumière, nous traversons des paysages grandioses : larges rivières, hautes montagnes, vastes plaines, champs de maïs à perte de vue, sombres et profondes forêts, lacs scintillants, étendues de rocheuses rouges et arides sans eau ni végétation…Nous parcourons aussi des territoires désolés de l’Amérique profonde : banlieues presque vidées de leurs habitants, maisons abandonnées par leurs propriétaires ruinés, zones pavillonnaires et maisons basses aux rideaux fermés et aux résidents cloîtrés. Nous assistons dans des bourgs perdus à un rodéo de vieilles bagnoles pourris ou un défilé d’Amérindiens spoliés brandissant étendards et emblèmes de leur peuple, et réclamant justice.

Chaque halte (brève, à l’abri des regards) de l’imperturbable voyageuse est surtout l’occasion de répondre à des besoins indispensables à sa survie (se nourrir, se laver, dormir). Aliments ramassés ou volés dans les superettes des bords de route, dans les containers à déchets ou les maisons désertées, pêche de poisson en rivière ou cueillette de champignons en forêt ponctuent le parcours au même titre que la toilette en plein air ou dans les lavabos des snacks. La récupération de vêtements se réalise suivant les mêmes modes opératoires en fonction des opportunités du moment : dans des cabanes isolées au fond des bois, des dépôts de vêtements usagers ou des magasins spécialisés d’où elle sort sans payer en dépit de la vidéosurveillance.

Les adeptes de la vraisemblance pourront s’en offusquer mais nous ne sommes pas en présence d’un film réaliste à suspense. Lillian échappe à l’arrestation, au viol et aux agressions de toutes sortes auxquelles l’exposent a priori sa condition de femme seule et les circonstances de son expédition (la marche à pied, le voyage au long cours, l’immensité des territoires à parcourir).

Au-delà des limites

Nous vivons ici une aventure humaine faite d’endurance physique et morale d’une ampleur inédite. Habituellement dans les westerns ou les récits d’exploration le héros, courageux et solitaire, est un homme : ainsi Christopher, personnage principal de « Into the wild » [film de Sean Penn, 2008] et brillant étudiant américain, largue-t-il les amarres au terme d’un long périple jusqu’à communier avec la nature et mourir en terre d’Alaska. Ici nous ne savons toujours pas à quel ‘appel du large’ Lillian répond irrésistiblement, obstinément. Le mystère demeure. Nous sommes sous le charme étrange et dérangeant -modulé par la musique hypnotique composée par le réalisateur- de cette voyageuse sans papiers, survivant dans les marges d’une société en déshérence, se rapprochant pas après pas de la terre, du ciel et de l’eau jusqu’à se fondre dans la nature et disparaître.

Le destin tragique de « Lillian », ici conté par Andreas Horvath, ne nous est pas étranger. Le parcours hors normes d’une héroïne d’aujourd’hui qui marche jusqu’aux confins du monde, seule, désarmée, sans jamais se laisser détourner de son but ultime et secret, nous regarde.

Samra Bonvoisin

« Lillian », film de Andreas Horvath-sortie le 11 décembre 2019

Sélection ‘Quinzaine des Réalisateurs’, Festival de Cannes 2019