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Fondateur de l’équipe Théodile, Yves Reuter a une longue expérience des expérimentations pédagogiques et des équipes enseignantes originales. Il vient de rendre un rapport sur l’école Vitruve de Paris. Située dans le 19ème arrondissement, cette école publique est une « expérimentation, qui veille à se remettre en question et à se renouveler, et qui demeure hors norme, atypique et originale ». Une originalité qui porte sur l’organisation pédagogique de l’école et sur la coopération avec les partenaires du système éducatif dans le but de mieux lutter contre l’échec scolaire. Son évaluation, menée entre mars 2018 et juin 2019, doit permettre le renouvellement du statut particulier de cette école ô combien atypique…

L’école Vitruve est-elle une école publique à part ? Quelle en est la spécificité ?

L’école Vitruve est une école publique à part, c’est vrai mais ce n’est pas la seule. C’est en tout cas l’une des plus anciennes de Paris. C’est une école axée sur les projets et sur la mise en place d’une vie démocratique pour les élèves et pour les enseignants. C’est une école qui dépasse le cloisonnement par classes, c’est l’école en elle-même qui est un projet. Elle a été fondée en 1962 par Robert Gloton, inspecteur de l’éducation nationale de la circonscription et membre du GFEN (Groupe Français d’Éducation Nouvelle). Ce n’était d’ailleurs pas la seule, il avait mis en place une pédagogie spécifique dans plusieurs écoles de la circonscription. Son projet avait un double objectif : lutter contre l’échec scolaire qui était important dans cet arrondissement parisien mais aussi créer un lieu qui puisse servir à la formation de tous les enseignants de sa circonscription.

Finalement, serait-ce une sorte d’école Freinet ?

Non, l’expérimentation mise en œuvre est inféodée à un mouvement pédagogique même si l’équipe a pu reprendre à ses débuts toute une série de techniques Freinet. Lors de la mise en place de cette expérimentation, Gloton n’a pas précisément mis d’étiquette mais il faisait clairement référence à l’éducation nouvelle.

Pendant un temps, l’école s’est un peu enfermée sur elle-même. Il y a eu des crises au sein des différentes équipes dues pour partie aux critiques – nombreuses – émises à l’égard de son fonctionnement et dont la conséquence a été une sorte d’enfermement. Les enseignants ont, à travers les années, essayé de construire leur propre chemin. Mais depuis quelques années, l’école sort de cet enfermement et participe aux biennales de l’éducation nouvelle et à la FESPI (fédération des établissements scolaires publics innovants).

On la dit innovante, peut-elle l’être encore après plus de 50 ans ?

La notion d’innovation est complexe. Elle renvoie à ce qui est fondamentalement nouveau mais aussi à des affinements dans des cadres déjà établis. Elle peut aussi renvoyer à ce qui est nouveau pour certains acteurs, comme des enseignants qui étaient en poste dans des écoles fonctionnant de façon plus « classique ».

Dans le cadre de Vitruve, on peut parler d’innovation car l’expérimentation fait référence à plusieurs dimensions : à l’éducation nouvelle, à un système original au regard des autres écoles, à une recherche constante d’amélioration et pour finir, elle constitue une ressource pour les autres équipes qui cherchent à modifier leurs pratiques. Alors oui, Vitruve est une école innovante.

Le fonctionnement en projets explique-t-il à lui seul sa spécificité ?

La démarche de projets est une réelle spécificité de cette école. Les projets sont constants, sous toutes les formes possibles et à tous les niveaux. Ils organisent les apprentissages. Il en existe des récurrents, comme la braderie ou les classes vertes pour tous les élèves et des projets spécifiques à telle année ou tel niveau. Pour donner un exemple concret, la braderie – qui est énorme – permet de réunir les fonds pour emmener tous les élèves de l’école en classe verte tous les ans et ce pendant quinze jours. C’est autour du projet classe verte que s’organisent bons nombres d’apprentissages : calculer les coûts, lire des documents pour être à même de sélectionner le lieu, organiser les menus en fonction d’un budget mais aussi des contraintes alimentaires… Bien entendu, il y a aussi des séances d’apprentissages décrochées et d’autres dispositifs comme les groupes de besoin. Les enseignants s’attachent à faire en sorte que tous les élèves aient acquis les compétences nécessaires à la fin de l’école élémentaire.

Mais ce qui guide l’école, et donc toute cette dynamique de projets, c’est avant tout la volonté de travailler la coopération. La coopération dans toutes ses dimensions. Coopération entre enseignants, coopération élève-enseignants, coopération entre élèves, coopération avec les parents mais aussi avec les intervenants extérieurs, le personnel communal…

L’équipe fonctionne différemment des autres écoles publiques sans directeur mais avec un coordinateur, de quoi s’agit-il ?

Avant tout, il faut noter que l’équipe d’enseignants est particulièrement investie. Leurs horaires dépassent largement ceux d’un professeur des écoles classique. Cela demande un engagement très fort, ils ne quittent que très rarement l’école avant 18 heures et participent tous les mardis à une réunion d’équipe qui dure entre quatre et six heures (de 18h30 à 23h). Tous les ans, tous les enseignants changent de niveau afin d’empêcher l’appropriation d’une classe ou d’un niveau. Mais ce n’est pas tout. Il n’y a pas de poste de directeur comme on l’entend habituellement. C’est un coordinateur pour lequel, là aussi, il y a un roulement annuel. C’est donc un réel fonctionnement collégial qui est mis en place à Vitruve, un fonctionnement basé sur une cogestion et une forme d’égalité. Le coordinateur est le porte-parole de l’équipe mais reste un collègue avant tout, sachant qu’il était devant les élèves l’année précédente et qu’il y retournera l’année suivante. Il est aidé dans la gestion des tâches administratives par l’ensemble de ses collègues. C’est justement lors des réunions du mardi soir que tout est discuté et que les décisions sont prises. Cela limite fortement les effets du pouvoir. C’est aussi très intéressant du point de vue de la professionnalité. Les différentes logiques, celle d’enseignant et de coordinateur, sont donc connues de tous, ce qui évite certaines tensions. Et pour finir, autre avantage, c’est un outil d’intégration pour les nouveaux enseignants arrivants puisqu’eux-mêmes devront prendre la coordination à un moment donné.

Vitruve est une école au climat scolaire apaisé. Là encore quel en est le secret ?

Ce n’est ni miraculeux ni idyllique. Il y a des problèmes avec des élèves, ou même des parents, plus difficiles à gérer. Ce n’est pas un long fleuve tranquille. Les enseignants se sentent bien dans l’école, alors ils s’impliquent énormément. Les élèves sont motivés, car eux aussi s’y sentent bien, ils se sentent respectés et acteurs de leurs apprentissages. Ils ont la sensation que c’est la vraie vie, et que tout ce qu’ils apprennent a un sens. Ils votent, ils construisent les projets, ils participent à la vie quotidienne de l’école (ndlr : différents métiers pour organiser la vie de l’école, cf rapport), ils ont une marge d’autonomie avec la possibilité de bouger fréquemment, de ne pas être assis pendant six heures. Les parents, le personnel communal, les intervenants s’y sentent bien aussi car ils se sentent respectés.

Ainsi, ce qui permet que cela se passe mieux qu’ailleurs, c’est tout un système de prévention. On fait tout ce qu’il faut en amont pour que tout aille bien. Tous les enseignants sont à la porte à l’arrivée des élèves le matin et à leur sortie le soir. Ils les accueillent. Il y aussi tout un dispositif de gestion des conflits par la parole avec un système de médiation. Les conflits ne sont pas traités à chaud mais cela ne traine pas non plus.

Pour résumer, il y a Vitruve tout un ensemble de dispositifs de fonctionnement qui joue un rôle de prévention et tout un dispositif de gestion qui permet de gérer les problèmes.

Quels sont les effets sur les apprentissages des élèves ?

Les moyens donnés ne m’ont pas permis de creuser la question des apprentissages, mais pour ce que j’ai pu voir et au travers des études qui existent, les résultats quant aux apprentissages purement scolaires sont au moins identiques aux autres écoles. Là où les résultats sont nettement meilleurs, c’est au niveau des compétences psycho-sociales et de citoyenneté. Depuis le début de l’expérimentation, les évaluations convergent. Les élèves de Vitruve vivent la citoyenneté ici et maintenant. On prépare les futurs citoyens, on en fait les citoyens de l’école. Ils préparent les conseils d’école, les assemblées générales, ils proposent des choses et on tient compte. J’ai pour ma part été frappé par leur gestion de l’oral et de l’écrit. On sent qu’ils sont habitués à s’adresser pour de vrai à de multiples interlocuteurs. Ils ont une maîtrise de l’oral et une confiance en soi qu’ils ont construit à force de pratiques. Ils sont aussi habitués à prendre des initiatives, à travailler en équipe…. Sur le plan des compétences psycho-sociales, c’est très intéressant.

Le passage au collège n’est pas trop compliqué pour ces élèves ?

C’est une question très importante, que tout le monde pose. Le passage au collège est toujours compliqué pour tous. Pour eux comme d’autres, il y a des moments de flottement. Ils ne comprennent pas pourquoi tout est si formel. Mais les élèves de Vitruve ont développé toute une série de compétences qui leur permettent de s’adapter plus rapidement. Ils sont plus autonomes, ils n’ont pas peur de poser des questions, ils savent travailler en équipe, ils savent analyser des situations.

Pour aller plus loin, ce qui est frappant, c’est que les élèves passés par cette école ont acquis des compétences atypiques qui perdurent. Lycéens et étudiants que nous avons rencontrés reconnaissent avoir appris des choses qui leur servent encore aujourd’hui. Ils ont construit des compétences non négligeables sur le long terme. D’ailleurs, nombre de parents passés par Vitruve ont envie que leur enfant y soit scolarisé.

Un modèle à généraliser ?

Ce système est vraiment très intéressant, on peut y piocher des tas de choses, s’en inspirer sur des tas de points mais il faut rester très prudent. Il ne s’agit pas d’uniformiser, mais de faire bouger l’éducation nationale et d’encourager différentes initiatives prises sur le terrain. Et puis surtout, il faut former les enseignants. Bien souvent en France, on reforme mais on ne forme pas. Quand on veut généraliser trop vite, quand les enseignants ne sont pas convaincus, cela ne marche pas. Il faut faire connaître ce type de pratiques pour que les gens s’en inspirent, il faut socialiser. Chacun en fera ce qu’il souhaite.

Propos recueillis par Lilia Ben Hamouda

Le rapport d’Yves Reuter