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Bonne nouvelle ! Yuan Quing, réalisatrice chinoise de 31 ans, revendique l’influence majeure du cinéaste Eric Rohmer et réussit du premier coup, avec « 3 Aventures de Brooke », une œuvre originale, digne de son ‘maître en cinéma’. Formée à l’Académie du cinéma de Pékin, d’abord monteuse, ici également scénariste, la jeune artiste fait preuve d’une maîtrise remarquable dans le traitement d’une histoire plus complexe qu’il n’y paraît.

Une jeune Chinoise voyage seule dans le nord de la Malaisie et, à partir d’un même point de départ (la crevaison de son vélo sur un chemin baigné de lumière), elle vit trois expériences différentes, à première vue parallèles, dans la petite ville d’Alor Setar. A la faveur de jeux du hasard et des rencontres dans un pays étranger à l’héroïne elle-même, cette chronique d’allure réaliste dessine la cartographie intime d’une jeune femme en pleine mutation intérieure, confrontée aux ‘incertitudes de la vie’, selon l’expression de l’auteure. La retenue du ton, la légèreté du style, la primauté accordée au naturel des personnages et des paysages rendent d’autant plus frappante la finesse du trait qui atteint la profondeur des êtres et touche le cœur des spectateurs.

Terre étrangère, temporalité flottante, rencontres déroutantes

30 juin. Un chemin de campagne en plein été et une jeune fille embarrassée par la crevaison de son vélo. Xingxi (Xu Fangxi) –la ‘Brooke’ du titre français), voyage dans le nord de la Malaisie, bien loin de son pays natal. Ailing (Ribbon), une fille de son âge et habitante de la région, lui propose son aide. Les deux brunes –l’une aux cheveux courts coupés au carré, l’autre à la chevelure longue et déliée-, telles deux copines en short bleu ciel, partent ensemble à la découverte de la petite ville proche, Alor Setar, la seconde servant de guide à la première. Paysages de rizières, clairière ombragée d’un arbre géant et peuplée de petits singes facétieux, bord de plage ensoleillée, petites boutiques, musée hétéroclite…La découverte d’Alor Setar et de ses habitants s’apparente pour Xingxi (et pour nous qui suivons ses pas) à une visite d’apparence ordinaire jusqu’à la disparition soudaine d’Ailing et l’impression désagréable que notre héroïne s’est fait rouler par sa compagne d’occasion : la goutte de cristal qu’elle vient d’acheter dans un petit magasin du coin s’étant volatilisée en même temps. Au fil des quelques jours de juillet égrainés (et inscrits) à l’écran, elle retrouve son amie et l’objet convoité, d’autres surprises et échanges, parfois houleux, s’en suivent, lesquels nous font accéder à des dimensions inconnues de l’héroïne (curiosité et vulnérabilité, crédulité et soif d’amitié, sensibilité et capacité d’abstraction, part d’ombre persistante…) confrontée à l’imprévisibilité et à la fantaisie d’Ailing. Et à cette région de Malaisie, à ses habitants (dont une communauté chinoise importante).

En fait, la subjectivité de Xingxi, ‘touriste’ aux motivations inconnues, est mise à l’épreuve à travers le dispositif narratif choisi par la réalisatrice. Par trois fois, en effet, le temps semble se dérouler différemment, à partir du même événement (la crevaison du vélo) qui se produit au même endroit, au même moment. Chaque fois, l’héroïne rencontre des personnages nouveaux : après Ailing, trois jeunes gens en vadrouille, et un écrivain français sexagénaire, enfin. Des rencontres, allant de la civilité à l’empathie, qui l’amènent aussi à percevoir décors et paysages, d’un œil neuf.

Espaces poétiques, partage du sensible

Peu à peu, le temps se déploie et se dilate, tandis que l’exploration géographique d’Alor Setar s’affine, au fur et à mesure que l’héroïne se révèle à elle-même et nous ouvre son cœur (suivant en cela les conseils convaincants d’une cartomancienne locale). En compagnie des garçons de son âge qui travaillent à un projet de restauration et de reconstruction urbaine, nous parcourons d’autres quartiers, faisant halte chez une coiffeuse, dans un restaurant où un guitariste aux cheveux long se met à chanter et incite à esquisser quelques pas de danse. Au fil des échanges avec les jeunes hommes, nous apprenons que la dite Brooke est anthropologue sans que ses interlocuteurs ne parviennent à lui faire dire le sujet exact de ses travaux, comme si le centre de gravité de son existence se trouvait ailleurs, dans une autre dimension.

Commencée sur le mode badin, avec la distance introduite par l’usage d’une langue étrangère commune, l’anglais, la conversation avec l’écrivain français, protagoniste de la troisième aventure, Pierre (Pascal Greggory, comédien rohmérien par excellence), prend une toute autre tournure. Insidieusement, au-delà des mots, avant la formulation de leurs blessures intimes et de leurs douleurs partagées, ils parcourent ensemble des paysages et des lieux que nous croyions familiers, et qui nous apparaissent tout autres, parfois empreints d’une inquiétante étrangeté. Les espaces traversés, sous des éclairages différents – soir tombant, nuit claire et non plus lumières estivales et teintes naturelles colorées de pointes de rouge et de vert-, sont transfigurés par le compagnonnage complice des deux voyageurs. L’une, secouée par des pleurs qu’elle ne peut plus contenir, se libère d’un chagrin longtemps enfoui tandis que l’autre confie une peine plus profonde que la panne d’inspiration d’un écrivain exilé. Des correspondances souterraines se tissent entre les êtres et les choses, l’héroïne, ses pleurs séchées, accompagne Pierre dans la contemplation apaisée du spectacle miraculeux (et naturel) des ‘larmes bleues’ miroitant à la surface de l’eau, dans une ville dont le nom contracté (comme le souligne un personnage) pourrait signifier ‘ruisseau d’étoiles’. Sous le naturel et la simplicité sans affectation, l’agencement subtil des séquences, les déclinaisons temporelles du récit, transcendé par des effets graphiques et picturaux, mettent au jour le cheminement intérieur de l’héroïne, de l’ignorance à la maturité, de la confusion à la connaissance de ses ressorts intimes, jusqu’à ce moment rare où beauté et tristesse se mêlent, comme le remarquent in fine les deux ‘âmes sœurs’ un temps réunies à l’écoute du bruit régulier des vagues. Ainsi, en cinéaste virtuose, Yuan Quing nous invite-t-elle, avec « 3 Aventures de Brooke », à aller à la rencontre de l’inconnu, et ce, en créant des espaces poétiques afin que, selon son vœu, chacun ‘construise sa planète solitaire’ et embrasse le monde. Pari tenu.

Samra Bonvoisin

« 3 Aventures de Brooke », film de Yuan Quing-sortie le 15 janvier 2020

Festivals : Venise, Les 3 Continents, La Rochelle