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Quelle cause peut justifier un engagement jusqu’à l’abandon des siens ou le sacrifice de son existence ? A fortiori pour des citoyens cubains à l’orée des années 90 alors que la guerre froide touche à sa fin ? Dans une œuvre, dès le début [« Désordre », 1986] nourrie de la confrontation entre les aspirations individuelles, les utopies collectives et la complexité de l’histoire contemporaine, « Network », la dernière création d’Olivier Assayas, prend la forme d’un film d’espionnage. Fortement inspiré de faits réels, le récit choral à la chronologie bousculée met en lumière les destins croisés de quelques membres d’un réseau d’agents cubains installés alors en Floride dans le but d’infiltrer des petits groupes anticastristes fomentant des attentats commis dans leur patrie d’origine.

Le cinéaste renoue ici avec l’exposition des ‘guerres souterraines de notre époque’ explorées avec brio dans « Carlos » [2010], vaste fresque associée au parcours criminel d’un révolutionnaire affiché devenu terroriste à cartes multiples et tueur à gages sinistre. En abordant un épisode historique peu traité au cinéma, le réalisateur affiche cette fois l’ambition d’interroger les fondements de l’héroïsme (ses contradictions, sa part d’ombre) dans le monde d’aujourd’hui où le cynisme et le marchandage dominent les relations internationales, entre les Etats-Unis et Cuba notamment. « Cuban Network » parvient même, dans des scènes intimes, à faire advenir la fragilité de ces soldats perdus, accrochés à des convictions idéologiques au prix de leur liberté, résistants au règne généralisé du double jeu et des faux-semblants.

De La Havane à Miami, la traversée des apparences

Décembre 1990. Douceur ordinaire d’un petit déjeuner en famille. René Gonzalez (Edgar Ramirez, comédien déjà remarquable en Carlos) embrasse Olga (Penélope Cruz) et leur fille Irma avant de partir au travail. En fait, il détourne un petit avion et atterrit de Cuba en Floride sur le sol américain, en affirmant sa défection. Il met ses compétences de pilote au service de Cubains fuyant la grave crise économique (accrue par le désengagement de l’URSS après la chute du mur de Berlin). Sa fuite médiatisée plonge son épouse dans un grand trouble devant l’image de l’homme aimé que les autres –y compris leur propre enfant-perçoivent comme un traitre à la patrie. Pendant ce temps-là, le traitre en question se lie avec la communauté des Cubains installés à Miami. Des membres du FBI se rapprochent de lui. Nous voyons ses efforts pour gagner sa vie et s’insérer dans la société américaine. Nous suivons aussi le départ –à la nage, en tenue de plongée- d’un autre Cubain (il s’agit de Juan Pablo Roque, interprété par Wagner Moura) et son arrivée à la base militaire américaine de Guantanamo où il se présente comme un transfuge de l’armée. A Miami, le beau gosse entame une liaison avec Ana Margarita Martinez (Ana de Armos), jeune et riche divorcée et mère de famille avant de l’épouser en grande pompe, de mener grand train au point que son épouse l’interroge sur l’origine (illicite, liée au trafic de drogue ?) de l’argent dépensé. Ce dernier assure que ses revenus n’ont rien à voir avec ce trafic sans apporter d’éclaircissement. Il s’agit pour l’amoureuse de faire le pari de la confiance…

Impossible ici de ne pas révéler le ‘coup de force’ narratif opéré par le réalisateur au cours du récit (flash-back en particulier): ces deux hommes (et quelques autres) font partie d’un réseau d’espions envoyés par leur gouvernement aux Etats-Unis pour infiltrer des petits groupes d’activistes cubains faisant partie des exilés anticommunistes installés en Floride et dont certains commanditent des attentats perpétrés sur l’île. Présent aussi sur le sol américain, leur chef, Gerardo Hernandez qui se fait appeler Manuel Viramontez (Gaël Garcia Bernal), structure le Wasp Network [réseau guêpe], assure la liaison régulière et la transmission des informations collectées de Miami à La Havane.

Construction dissonante, thriller politique

Nous sommes donc contraints en tant que spectateurs à changer totalement la représentation erronée (des citoyens cubains fuyant le communisme pour rejoindre le ‘monde libre’) que nous nous étions forgée des protagonistes. Et nous percevons différemment les premiers rebondissements de l’histoire. Un exercice rendu difficile en raison de la confusion de la situation en Floride dans un espace (réduit) où s’entrechoquent intérêts particuliers, antagonismes claniques et enjeux politiques majeurs. La multiplicité des péripéties, l’éclatement de la chronologie, les va-et-vient entre les scènes en intérieur et les séquences d’action spectaculaires (en particulier des plans aériens réussis de Mig 25 abattant en plein vol des avions de tourisme) mettent en lumière les enjeux humains de cette guerre de l’ombre.

Peu à peu, sous ce nouvel angle, nous avançons dans la ‘forêt obscure’ des différents participants à cet inextricable jeu de faux-semblants et de manipulations en tous genres, des manœuvres du FBI aux coups fourrés ou aux basses œuvres des exilés anticastristes jusqu’au pouvoir occulte de lobbyistes, en lien avec des maffieux locaux. Un imbroglio local aux contours fluctuant au gré des changements d’alliances sur place et des évolutions à l’échelle internationale, en particulier dans les relations tendues entre Washington et La Havane. Un contexte de tension, comme un des derniers soubresauts de la Guerre froide, qui rend le travail des agents cubains sur le terrain particulièrement ardu. Nous ne dévoilerons pas les circonstances historiques exactes qui vont faire basculer le destin de ces ‘soldats perdus de la guerre froide’ (selon le titre de l’ouvrage de Fernando Morais, librement adapté ici). Des cir constances terribles au cours desquelles Fidel Castro joue un rôle décisif (et funeste) en voulant donner des gages d’ouverture et de détente à Bill Clinton alors Président des Etats-Unis. A ce titre, le cinéaste convoque à bon escient des images d’archives éclairantes.

Une fois le Wasp network démantelé par la CIA, ses membres arrêtés se retrouvent face à une offre tentante : s’ils collaborent, leurs peines s’en trouveront allégées. Parmi eux cinq refusent de parler (ce sont les ‘Cuban Five’) et sont condamnés à de nombreuses années d’emprisonnement, comme René Gonzalez, libéré en 2011.

Tragédies intimes

Fidèle à un personnage dont nous avons accompagné les aventures depuis son départ précipité de l’île, le cinéaste laisse de la place dans ce thriller politique à la reconstruction progressive de la famille (une fois réunie à nouveau, le couple aura un autre enfant) et à la réactivation du lien amoureux entre René et Olga. Dans ce registre, l’interprétation subtile de Penélope Cruz, en militante convaincue et compagne irréductible, confère aux rares moments d’intimité une justesse et une profondeur qui donnent la mesure des désastres humains engendrés par les alea politiques et les caprices de l’Histoire.

Aux antipodes du héros moral, victime d’une foi politique inébranlable, la fiction s’attache un temps (avant de l’abandonner sans autre forme de procès) à un ‘salaud magnifique’ : Juan Pablo Roque, agent double et séducteur exubérant. La liaison torride nouée avec la belle et généreuse Ana Margarita Martinez débouche rapidement sur un mariage grandiose. Alternant l’amplitude du portrait de groupe au focus sur l’attitude du couple, la mise en scène souple saisit la frénésie festive, le mélange de luxe ostentatoire et de joie sincère, les jeux d’influence et les la présence insidieuse ou affichée de quelque potentat ou maffieux à ménager. Une atmosphère à l’ambiguïté troublante qui fait songer à certains moments de noces du « Parrain » de Francis Ford Coppola. Le duo de comédiens (Wagner Moura et Ana de Armos), en particulier dans un moment de crise où le désir sexuel l’emporte sur l’envie de savoir, compose un couple impressionnant. Tant l’actrice rend perceptible alors l’élan amoureux confronté à la volonté de puissance et au machisme. Nous ne savons pas encore ce qui attend cette dernière: la trahison et l’abandon. L’agent cubain, noceur affiché, fan du luxe tapageur, adepte de la belle vie à Miami, revenu au pays en beau parleur interviewé par CNN, coulera des jours paisibles et anonymes sans célébration héroïque ici ni emprisonnement là-bas.

Ainsi va « Cuban Network », dernier opus d’Olivier Assayas, en suivant les pas de quelques protagonistes, engagés et floués, pris dans les rets d’une histoire qui les dépasse. Avec la mise en scène de cet épisode récent, et insolite, des relations internationales, fruit de la tension régulièrement actualisée entre Cuba et les Etats-Unis, le cinéaste face au salaud magnifique semble choisir le héros moral, tout en laissant voir le paradoxe de leurs destins croisés. Et « Cuban Network » ne répond pas nécessairement aux questions que le film soulève, bien au-delà des causes perdues du temps de la Guerre froide finissante. Quelles résistances, intimes et collectives, forger lorsque les croyances et les idéaux s’effondrent balayés par le cours tumultueux de l’Histoire ?

Samra Bonvoisin

« Cuban Network », film d’Olivier Assayas-sortie le 29 janvier 2020

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