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Pour le ministre de l’Education nationale, le futur grand oral est paré de toutes les vertus : préparer les élèves à « une compétence fondamentale » de la vie, les amener à réfléchir à leur projet d’orientation, « compenser les inégalités entre élèves en préparant tout le monde à la réussite de l’examen », valoriser notre capacité « à nous écouter, à aimer un point de vue différent du nôtre », etc. A rebours de cette capacité d’écoute, cette innovation majeure du bac 2021 n’a guère fait l’objet de concertation avec les acteurs de l’Education nationale. Sa mise en œuvre, à l’instar de la réforme du lycée, va se heurter à des difficultés non anticipées et à des réserves justifiées.

Un objectif impossible à atteindre

La première difficulté est qu’il s’agit d’ajouter aux quatre écrits des épreuves terminales du bac une 5e épreuve orale passée par tous les candidats. Outre le défi organisationnel – il faudra disposer sur une durée brève d’un nombre considérable de salles de cours -, cette épreuve représentera un demi-million d’heures supplémentaires liées à la présence de deux examinateurs mobilisés pour environ 750 000 candidats pendant une durée de 20 minutes. Le choix de cette durée montre la méconnaissance ministérielle des compétences lycéennes. Au bac, pour les oraux de rattrapage d’une durée réglementaire de 10 minutes, beaucoup d’exposés ne dépassent pas les 3 à 4 minutes. Les correcteurs, même en multipliant les questions, ont souvent des difficultés à respecter le temps prescrit. Que de moments difficiles à prévoir pour les élèves et les professeurs avec un « grand oral » de 20 minutes ! Que de temps perdu et d’argent inutilement dépensé ! Si le ministre souhaite alléger les épreuves finales du bac, gérer au mieux son budget et susciter l’adhésion à cette nouvelle épreuve, le futur grand oral est un exemple de mauvais choix.

Le grand oral est aussi une épreuve dotée d’un coefficient élevé (10 % de la note finale du bac) alors même que – paradoxe stupéfiant -, la réforme du lycée n’a prévu aucune heure spécifique pour préparer les élèves ! Lorsque la réglementation précise que les «compétences orales vont être travaillées tout au long de la scolarité et d’une manière plus poussée encore au dernier trimestre de la classe de terminale dans le cadre des cours d’enseignement de spécialité », elle considère comme secondaire ce qui est essentiel : quelles sont les procédures concrètes à mettre en œuvre ?

Dans le quotidien des classes auxquels les professeurs sont confrontés, les enseignements de spécialité sur lesquels portent les trois quarts de ce grand oral du bac, se caractérisent par des effectifs importants d’élèves. Si, conformément aux souhaits du ministre, le professeur souhaite, dans une classe de 36 lycéens, permettre à chacun de s’entraîner au moins une fois, avec 20 minutes d’oral et 10 minutes de conseils indispensables, il lui faudrait supprimer 18 heures d’enseignement. Cet objectif est impossible à atteindre compte tenu de programmes majoritairement jugés « trop lourds ». Plutôt que de dépenser un demi-million d’heures supplémentaires à évaluer les lycéens n’aurait-il pas été plus éducatif d’utiliser ce volume horaire à les former ?

Des épreuves socialement discriminantes

Evaluer des compétences, effectivement « fondamentales » dans la vie, sans former au préalable les élèves est contraire aux missions de l’école et des professeurs. En l’absence de préparation spécifique, les élèves vont être livrés à eux-mêmes. Les parents diplômés de l’enseignement supérieur vont pouvoir conseiller leurs enfants. À l’inverse, les enfants d’origine populaire ne pourront guère profiter d’un tel accompagnement parental. Lorsque le ministre affirme que le grand oral va « compenser les inégalités entre élèves en préparant tout le monde à la réussite de l’examen » alors même qu’il n’accorde pas aux professeurs les moyens de compenser celles-ci, il contribue à accroître les inégalités qu’il souhaite réduire.

Cette préparation au grand oral dans le cadre des enseignements scolaires est d’autant plus essentielle que les épreuves orales sont socialement discriminantes. À l’école primaire, il existe déjà des différences de compétences sociolinguistiques importantes entre les élèves. Les enfants des catégories aisées disposent d’un lexique plus étendu et de meilleures compétences grammaticales et syntaxiques. Toutes les recherches, y compris celles réalisées par le ministère de l’Education nationale, montrent que ces différences sensibles de compétences se maintiennent, voire s’accentuent. Tous les trois ans, les publications PISA confirment d’ailleurs que l’école française est l’une des plus inégalitaires d’Europe. Organiser un grand oral du bac, doté d’un coefficient élevé, non préparé spécifiquement et pour lequel l’essentiel des critères d’évaluation valorise essentiellement les compétences sociolinguistiques liées à la socialisation familiale , est une façon de maximiser l’effet discriminant de l’origine sociale.

Les cinq minutes du grand oral consacrées au projet d’orientation des candidats contribueront spécifiquement à cette discrimination. Pour les bons élèves qui prépare un bac général et se destinent à des études d’ingénieur ou de médecine, cette partie du grand oral est à la fois simple à concevoir et argumenter. Il n’en est pas ainsi pour les élèves au profil scolaire « moyen » dont les ambitions ne peuvent qu’être moindres et les choix d’orientation plus incertains. Comment des candidats moyens – situation scolaire la plus fréquente – peuvent-il concevoir clairement leur orientation post-bac alors même qu’ils ne connaissent pas, compte tenu de leur opacité et de leur diversité, les critères de sélection retenus dans les algorithmes de Parcoursup au fondement de la sélection aux différentes filières de l’enseignement supérieur ? Sur la partie « orientation » du grand oral, les bons et moyens élèves passent une épreuve formellement identique mais concrètement fort différente.

Un fort aléa évaluatif

Le dernier problème posé par le grand oral est son évaluation. La réglementation présente une grille d’évaluation fondée sur cinq critères (« qualité orale de l’épreuve », « qualité de la prise de parole en continu », « qualité des connaissances », « qualité de l’interaction », « qualité et construction de l’argumentation ») (cf. annexe). En fonction du niveau de maîtrise de ces qualités, les examinateurs disposent de quatre niveaux d’appréciation (très insuffisant, insuffisant, satisfaisant, très satisfaisant).

Disposer d’une grille d’évaluation commune aux examinateurs est certes un élément d’une évaluation équitable. Toutefois, cette approche formelle de l’évaluation n’est pas suffisante. Sur des écrits anonymes, même en mathématiques lorsque les professeurs disposent d’un barème précis pour chaque question, les différences de notes selon les correcteurs sont de plusieurs points ! Sur les épreuves orales, l’aléa évaluatif est encore plus important car les candidats ne sont pas interrogés sur les mêmes questions et la personne de l’élève, notamment sa présentation vestimentaire, sa prestance, sa coiffure, la présence éventuelle de piercings dans les narines ou sur les lèvres, etc., sont autant de marqueurs sociaux – savoir dire, savoir faire et savoir être -, qui influencent, consciemment ou non, les évaluateurs.

Pour qu’une épreuve orale soit équitable, il faudrait un enseignement de ces codes sociaux, des exercices oraux systématiques et garantis à tous les élèves, des travaux dirigés qui sont indispensables à un travail individualisé. Pour mémoire, la réforme du lycée a largement réduit les travaux dirigés alors même qu’ils sont une pratique pédagogique indispensable au développement de compétences spécifiques telles que l’oral.

Contrairement au principe de l’éducation prioritaire, le grand oral du bac revient à « donner plus à ceux qui ont plus » et, finalement, à transformer des inégalités sociales en inégalités scolaires. L’exact contraire du principe d’égalité des chances et des missions émancipatrices de l’école.

Pierre Merle

Professeur de sociologie, Institut National Supérieur du Professorat et de l’Education

Ouvrage Les pratiques d’évaluation scolaire. Historique, difficultés, perspectives, PUF, 2018.

Source : Bulletin officiel spécial numéro 2 du 13 février 2020