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Comment font les professeur.es de français pour assurer la « continuité pédagogique » ? Si les outils varient, les témoignages concordent, d’une académie à l’autre, au collège ou au lycée : engagement fort, pragmatisme, adaptabilité, inventivité, surcharge de travail pour les enseignant•es et potentiellement les élèves, difficultés d’utilisation des dispositifs institutionnels, problèmes pour joindre toutes les familles, peur de creuser une fracture scolaire et sociale, difficile porosité vie professionnelle / vie privée, exaspération face à certaines consignes ou propos de la hiérarchie, solidarités nouvelles, bonheurs pédagogiques inédits… Peut-on se transformer du jour au lendemain en experts de l’e-learning ? Enseigner à distance avec le numérique, cela s’apprend : choix et maitrise des outils, élaboration des scénarios, réinvention de la relation avec les élèves, gestion de la temporalité … Cela est en train de s’apprendre. Et cela s’apprend parfois des élèves eux-mêmes…

Agnès : Les élèves me forment

« Dès le samedi 14 mars, une classe de 2nde m’a contactée pour me proposer qu’on travaille à partir du serveur Discord. Ielles avaient organisé en moins de 24 heures des espaces pour toutes les disciplines, invité tout le monde…J’ai posé d’emblée que je n’y connaissais rien, n’avais jamais entendu parler de Discord, n’étais ni sur facebook, twitter ou instagram, en un mot que j’étais d’une « ignorance extrême », mais que je ne demandais qu’à apprendre. Ielles m’ont guidée avec beaucoup de patience et de pédagogie bienveillante (genre « Allez madame, on croit en vous, vous allez y arriver ») dans un monde virtuel de salons textuels et vocaux étranger par son langage et ses codes, mais j’apprends la langue.

De fil en aiguille, ça a pris et on a commencé à « faire cours ». 1ère heure compliquée : je cherchais de l’interactivité vocale : c’est trop compliqué à 32. Ca a viré au cours magistral avec des élèves qui écrivaient sur le chat au fur et à mesure car tout le monde ne m’entendait pas. J’ai pris davantage en main le chat écrit à l’heure suivante : pour relayer des mots clés encourager les commentaires qui apparaissent peu à peu solliciter des réactions … C’est épuisant mais on est ensemble à un moment et c’est le plus important. Heures suivantes : les élèves m’ont proposé de dédoubler la clase pour parvenir à être plus actif.ves ; et c’est vrai que cela a beaucoup mieux fonctionné. J’ai aussi compris qu’il fallait trouver des biais pour qu’ielles soient aussi en activité en découpant l’heure. Sinon on s’épuise. Je leur ai donc demandé de visionner une vidéo de mise en scène en notant tout ce qu’ielles observaient sur un tableau que je leur avais envoyé via pearltrees et pronote (à imprimer ou à recopier pour ceux et celles qui n’ont pas d’imprimante). Chacun.e a travaillé pendant 20 minutes et on a mis en commun ensuite par oral et par chat écrit. C’était beaucoup mieux. Je leur ai demandé de rédiger pour la prochaine fois un texte dans lequel ielles doivent m’expliquer les objectifs selon eux et elles des partis pris de mise en scène et ce qu’ielles en pensent. Envoi par pearltrees ou mail. Bilan pour l’instant positif : on avance, bien sûr lentement, mais on avance, ensemble ; je découvre chez les élèves des compétences d’organisation, de prise en charge du collectif, d’entraide ; la participation est facilitée pour certain.es.

Les difficultés ? Beaucoup de plantages techniques sur pronote, toutatice etc ont compliqué la mise en œuvre. Le fait d’avoir été prévenu.es au denier moment ne nous a pas permis d’anticiper, ne serait-ce qu’un peu (distribuer des livres par exemple). Les maisons d’édition jouent le jeu en donnant accès à des ressources mais quand on n’a pas de manuels … Dans notre lycée on avait fait le choix de privilégier quelques disciplines pour raisons budgétaires ; la région ayant annoncé qu’elle diminuait drastiquement ses subventions (super idée alors qu’on entrait dans une année de réforme sur deux niveaux et dans toutes les disciplines en même temps) : donc en français pas de manuels …

Quid de l’accompagnement ? Le ministère ? euh … la pub faite sur la réussite parfaite de la continuité pédagogique est tout de même insupportable et nie toutes les difficultés rencontrées, les injonctions contradictoires envoyées, les mises en garde et interdits (attention aux réseaux sociaux, attention aux mails, attention aux lois, attention aux parents …). Je suis très en colère aussi contre certains médias qui décrivent une journée de lycéen parisien au déroulement « parfait », (les élèves n’ont juste pas pu suivre le cours d’EPS : wouaf, woauaf …) et semblent se réjouir que les élèves aient déjà eu lundi matin à 8 h un contrôle de maths, qu’ils doivent prendre en photo leur trace écrite pour bien prouver qu’ielles étaient présent.es etc. On parle de qui, de quoi et à qui là ? Mes chef.fes d’établissement en revanche sont dans le réel, nous mettant en garde contre un trop grand zèle, invitant à la modestie et au pragmatisme. Nos IPR sont aussi présent.es : propositions, outils, discours apaisants ; épaulé.es par des collègues qui font tout ce qu’ielles peuvent. Bref beaucoup de bonne volonté de la « base », dont le ministre va se gargariser et sans doute se vanter, alors qu’il nous pourrit la vie depuis des semaines et envisage désormais de réduire les vacances comme si on était en train de se tourner les pouces.

Les parents s’avèrent compliqués à joindre : on n’a pas en amont mis en place des règles de communication quand tout allait bien, donc forcément maintenant c’est compliqué … On continue à fonctionner par mails dans un monde où beaucoup de gens ne regardent pas leur boite mail … Mais quand ielles prennent contact, c’est pour exprimer la reconnaissance envers le travail mené, l’accompagnement : leurs messages font beaucoup de bien.

Mes projets : essayer de ne pas m’écrouler et dormir la nuit.

Ian : Je me sens surmené

« J’ai d’abord posté des travaux sur le cahier de texte Pronote de la classe, mais le serveur était très vite saturé. Une poignée d’élèves de mon (nouveau) lycée, a ouvert un serveur sur Discord et a réussi à réunir un très grand nombre d’élèves via les réseaux sociaux. Cela me semblait prometteur mais des collègues très vite nous reprochent pêle-mêle d’utiliser une plateforme californienne, de faire un travail que notre administration finira par exiger de nous plus tard, de donner trop de travail aux élèves, etc. (j’ai décroché de ce fil de discussion car j’ai vite eu le sentiment qu’on me reprochait de bosser).

J’ai proposé à tous les élèves du lycée un défi-lecture via Discord et sur Livraddict. J’ai proposé en téléchargement format epub les œuvres choisies. Une soixantaine d’élèves se sont connectés… J’ai pu échanger par mail avec presque toute ma classe de seconde et de première générale. Je n’ai par contre aucun retour de ma 1ère STMG.

Ma boîte mail a été submergée par les propositions d’outils et de plateformes pour le travail à distance. Difficile de faire le tri dans tout ça. Je préfère m’appuyer sur ce que je connais et utilise déjà. Les outils Google Classroom hélas ne sont pas disponible gratuitement. Des offres faussement gratuites ont été relayées par l’EN, c’est agaçant. Je constate que le travail en ligne me prend beaucoup de temps, plus que ce à quoi je m’attendais, et je me sens un peu surmené car je voulais répondre à tous mes élèves au plus vite pour les rassurer au milieu de ce moment déjà si anxiogène. J’ai aussi été surpris de courriels de parents qui me demandaient de justifier des choix pédagogiques, j’ai préféré ne pas répondre pour l’instant.

Pour la suite, je crois que je vais lever le pied et me consacrer à ma petite-fille et ma femme enceinte car la situation me semble très préoccupante. »

Guy : Attention aux inégalités sociales

« J’avais la chance de travailler beaucoup à distance avec mes élèves (écriture collaborative, échange par mails, capsules vidéos, etc) : je n’ai donc pas été pris au dépourvu. Mais passer au « tout distanciel » est bien entendu complètement différent : il faut composer avec les difficultés techniques de chacun, organiser sa journée pour ne pas être rivé non stop à un écran, rassurer sans cesse… Pour l’instant, je parviens à suivre ma progression initiale. Mais la charge de travail est largement doublée, voire triplée. J’utilise l’ENT quand il veut bien fonctionner (c’est-à-dire peu), des interfaces solides telles que les outils Google, la vidéo (enregistrée, la connexion de mes élèves en milieu rural ne permettant pas la visioconférence proposée par le CNED), des fils de discussion sur les réseaux sociaux, que les élèves m’ont proposés. Bref, comme tout un chacun, ce qui est à ma disposition et que je maîtrise, même si tout ceci ne rentre pas dans les normes RGPD. Mais agiter ce genre de menace, dans un contexte anxiogène et avec une telle défaillance technique du côté de l’institution, paraît particulièrement malvenu.

La principale difficulté vient bien sûr du fait que les outils officiels ne sont pas du tout opérationnels, générant un surplus de tension dans un contexte général qui n’en demandait pas tant. Pour les élèves s’ajoutent des connexions défaillantes, un matériel numérique pas toujours optimal (surtout le téléphone personnel) et parfois un contexte familial pesant. Pour assurer la continuité pédagogique, comme à chaque fois, les enseignants doivent compter sur leur inventivité et leur bon vouloir. Même si la grande majorité de mes élèves est au travail, pour certain.e.s le suivi numérique va aggraver les inégalités sociales. J’essaie de privilégier l’entraide : celles et ceux qui ont une connexion satisfaisante recopient par exemple le travail de leur camarade, partagent par d’autres biais le travail demandé, etc.

Au niveau ministériel, y a un discours de surface particulièrement pénible : tout est prêt, tout va bien… Par ailleurs, envoyer des listes de liens à consulter n’a jamais formé personne à une utilisation efficace du numérique : c’est plutôt une façon de déplacer le problème… Heureusement, les personnels de direction jouent globalement leur rôle, encourageant, rassurant, dédramatisant à leur tour. Mais pour un enseignement à distance, il faut d’abord que le matériel technique fonctionne. Du côté des élèves, ils sont particulièrement en demande et investi.e.s, ayant certainement besoin, dans cette situation inédite, de ne pas perdre le lien avec la normalité de leur quotidien. J’ai reçu des mails d’encouragement et de remerciement des parents, ce qui fait un bien fou. Les élèves me demandent de mes nouvelles, proposent des solutions à leur tour… Le collectif prime, même si l’institution a des décennies de retard en termes de numérique éducatif, ce qui, ironiquement, complique notre travail.

Mes projets ? Tenir, en essayant de jongler entre mes obligations personnelles et le suivi des élèves. Ce ne sera pas facile, même si nous allons y arriver. Espérons que ce moment de crise soit l’occasion collectivement de prendre conscience des nombreuses défaillances de notre métier, pour y remédier au moins en partie… Rêvons un peu… »

Souane : Recréer du lien

« Pour l’instant, les choses se mettent en place doucement. J’ai réduit les diverses activités afin que les élèves se familiarisent déjà avec l’outil pronote (et e-lyco). Les 5èmes devaient lire « Les Fourberies de Scapin », mais pour certains le livre est resté en classe : j’ai donc transmis des sites internet libre de droits pour la lecture. Ils vont ainsi créer un QCM collaboratif de lecture de l’Acte 1. Je vais essayer de faire une heure de vie de classe via la Classe virtuelle du CNED pour reformer le groupe classe, recréer ce lien, car je pense que c’est en travaillant ensemble (via internet) que les élèves vont avancer, travailler dans les « meilleures conditions ». Durant cet échange, ils pourront évoquer leurs difficultés, par exemple concernant les sites internet, avec l’idée qu’ils trouvent les solutions ensemble, qu’ils expriment leurs appréhensions sur la situation actuelle. Puis dans un second temps, utiliser cet outil pour le contenu des cours.

Les problèmes rencontrés ? e-lyco qui est saturé et la hiérarchie qui refuse que l’on passe par le canal de discussion pronote ou même la création d’une adresse mail extérieure. Je comprends les raisons, comme la protection des données, mais les élèves se retrouvent bloqués pour se connecter, avoir accès aux devoirs, et même rendre des productions (les fichiers sont parfois trop lourds pour le site). De plus, nous, enseignant.es, devons nous connecter plusieurs fois dans l’espoir que ça marche. Comment organiser nos journées avec le travail et parfois nos enfants que nous gardons ? Le télétravail est ainsi difficile, épuisant, chronophage. Autre difficulté : l’absence de coordination entre les établissements. Travaillant sur deux collèges, je me retrouve avec deux fonctionnements différents : l’un veut que l’on donne directement du travail aux élèves mais sans non plus les surcharger inutilement (d’autant que le site a des difficultés) ; l’autre veut que les Professeurs Principaux s’occupent de donner le travail (donc il faut envoyer le travail au PP qui, lui, le transmettra aux élèves), que l’on vérifie si tous les élèves font le travail, se connectent, il faudrait tout ramasser, tout vérifier, tout corriger etc. Dans ce dernier cas, ce n’est pas de la continuité pédagogique mais de la surcharge pédagogique.

On se sent abandonné.es par le ministère qui envoie des informations floues, parfois contradictoires. Certains chefs d’établissement profitent de ce flou pour ajouter un amas de travail supplémentaire (exemple :appeler une à deux fois par semaine tous les parents pour faire le point sur le travail), pour établir leurs propres règles parfois en contradiction avec le chef de l’Etat (par exemple venir faire des réunions alors que le confinement a été décrété, nous demander expressément de prendre les transports pour venir au collège alors que nous pouvons faire du télétravail). Sous couvert de volontariat, certain.es se sentent obligé.es de respecter les consignes du principal à contre cœur. Comme si on nous suspectait de ne pas faire correctement notre travail, de profiter de la situation.

Durant ces derniers mois, différents journaux ont évoqué le mal-être, le burn out des enseignant.es : les jours passés et à venir ne vont pas arranger cela. Les journées de cette première semaine de confinement nous ont épuisé.es : tout le temps connecté à rafraîchir la page e-lyco dans l’espoir de pouvoir lire les mails, donner du travail, faire des formations (pronote, la classe virtuelle), reconcevoir tous nos cours qui ne sont pas adaptés à ces nouvelles modalités de travail, aider et rassurer les élèves sur cette situation à la fois inédite et anxiogène (et concilier tout cela avec la garde et la continuité pédagogique de nos enfants). Je ne sais pas comment nous allons tenir dans la durée. Heureusement, les élèves et les parents avec qui je discute sur e-lyco sont véritablement compréhensifs : ils essayent de comprendre au mieux nos difficultés de travail. »

Blaise : Des émotions pédagogiques

« J’ai assuré la continuité pédagogique tout naturellement puisque depuis quelques semaines je faisais tous les jours à mes élèves de première via pearltrees une lecture + 2 remarques sur le texte + un commentaire de citation + des indications pour utiliser ce texte en dissertation, ce qui faisait environ dix minutes d’audio à écouter pour eux sur 4 perles séparées. Du coup j’ai continué en couplant cela à pronote. Les premières m’ont rendu une petite explication linéaire tandis que les secondes m’ont posté un plan de dissertation.

J’adore la continuité pédagogique, j’adore pouvoir jongler avec plusieurs outils. Pour le moment les élèves jouent totalement le jeu, même les élèves décrocheurs. Il s’agit très certainement du « tout beau, tout nouveau ». Mais les risques sont multiples pour moi : d’abord la lassitude. C’est rigolo au début et au bout de trois semaines les élèves et les enseignants en auront peut-être assez. Ensuite, la fatigue. On l’a évoqué lors d’une séance commune d’initiation des enseignant.es à la Classe virtuelle : c’est exténuant pour l’enseignant, et pour l’élève 8 heures d’écran 5 jours par semaine, cela risque d’atteindre à sa santé. Enfin, 2 dangers : celui, pour l’enseignant de charger trop la mule par conscience professionnelle et celui d’être tenté de surcontrôler pour être sûr que les élèves font le travail demandé.

Quid de l’accompagnement ? Franchement, compte tenu de la situation de crise, je trouve que je suis plutôt bien encadré. Même si le CNED est léger, il est là. Le chef d’établissement nous a proposé des ressources. Il nous a aussi, bien avant la crise, proposé des formations à pearltrees. On a la chance d’avoir un formateur sur place. Par contre, pour les collègues qui n’utilisaient, ne maîtrisaient pas le numérique ça doit être très anxiogène.

Pour les semaines à venir ? J’envisage de continuer mes lectures quotidiennes qui sont l’ancrage de ma continuité pédagogique (les élèves en ont une le jour de Noêl – Cosette et la poupée, trop beau- et une le premier de l’an !). Pour le reste, tout est ouvert. Faire certainement le point avec eux et voir venir. Je note la courtoisie absolue des échanges sur Pearltrees, le désir de bien faire, le sérieux, même des élèves les plus décrocheurs. Ça me bouleverse pédagogiquement. Certains avaient commencé à répondre dès le dimanche ! Je pense vraiment qu’à l’issue de cela il y aura une réflexion de fond à mener sur nos pratiques et aussi sur la définition de ce qu’est un élève. »

Cécile : J’ai décidé d’entrer dans l’illégalité

« J’ai d’abord distribué le dernier vendredi de cours toutes les photocopies que j’avais prévues pour la séquence à venir dans mes trois niveaux : 2nde, 1ere, BTS2. Puis je leur ai indiqué que nous travaillerions via l’ENT. J’avais ouvert tous les outils possibles dont nous disposions. Dossiers partagés, pad, forum, chat… Bref, j’ai l’habitude de travailler avec l’ENT et les élèves aussi, notamment les pads. Mais ce fut impossible. Dès lundi, j’ai pu constater que les élèves de seconde et de première avaient travaillé quasi normalement. Et puis ce fut le black out. Cela a bloqué mardi et la direction a envoyé les adresses mails personnelles des élèves. J’ai donc décidé d’entrer dans l’illégalité au moins pour mes premières et j’ai créé un groupe Telegram pour eux le mardi soir vers 22h. J’ai envoyé un lien à trois ou quatre sur les adresses personnelles et j’ai attendu que le bouche à oreille fasse son œuvre. Le lendemain midi, ils étaient tous là. J’ai pu les rassurer, organiser le travail et répondre à leurs questions allant de « comment fait-on Madame si on a oublié son livre à l’internat ?  » Jusqu’à, « Madame comment fait-on pour compléter le Pad sans pouvoir aller sur l’ENT? ». J’en ai profité pour leur demander combien de temps ils travaillent en moyenne par jour. Ils m’ont répondu entre 5 et 6h. Pour les autres, depuis mardi, je n’ai aucune nouvelle.

La principale difficulté, c’est d’arriver à entrer en contact avec eux. J’ai l’impression de passer mon temps à envoyer des bouteilles à la mer. C’est pourquoi j’ai craqué et choisi Telegram pour mes premières. J’en ai aussitôt informé ma proviseure adjointe qui m’a dit de continuer, qu’il n’y avait pas de problème mais la RGPD nous interdit ce genre de pratiques.

On bricole, on bidouille, c’est la cacophonie la plus totale. Le seul qui pouvait avec assurance clamer partout que nous étions prêts était le ministre, sur le terrain, on savait bien que c’était faux. On se sent très seul, tiraillé entre le désir d’aider nos élèves à passer ce moment difficile et celui de nous protéger légalement. Nous n’avons pas non plus envie de compenser encore une fois l’incurie de nos politiques et de notre ministre en particulier. Par ailleurs, ce dernier joue la surenchère et la provocation dans les médias. En sous entendant qu’on pourrait reporter les congés d’été, il laisse entendre que ce que l’on s’échine à faire en ce moment avec les moyens du bord ne sert à rien. Quel camouflet ! quelle insulte, alors qu’on travaille comme des fous! J’ai été jusqu’à me connecter sur l’ENT à 23h30 pour voir si je n’avais de messages d’élèves, même chose à 6h du matin ! Mais cela ne semble pas avoir de valeur.

Mes projets ? Faire de mon mieux en mon âme et conscience. Que répondre de plus ? Nous sommes dans un navire sans capitaine… »

Elise : Un travail colossal

« Je me doutais que notre ENT ne pourrait pas supporter les connexions multiples, j’avais donc prévenu les élèves que nous changerions nos habitudes. J’avais également anticipé en distribuant les photocopies des textes des séquences entamées. Depuis septembre, j’utilise Classroom (notre lycée a la GSuite, gérée par des collègues de maths et physique) avec les élèves de TL ; j’ai donc créé des adresses mail pour les élèves de mes autres classes. Très rapidement, ils sont venus rejoindre le cours. Je poste dans le flux un planning pour la semaine, puis je poste les activités au fur et à mesure, en respectant les jours où nous avons cours habituellement. Les élèves peuvent poser des questions sous chaque activité postée, ce qui évite de répondre plusieurs fois à une même question. J’utilise aussi Padlet pour les travaux collaboratifs (écriture de résumés pour la lecture de « Voyage au centre de la terre » en 1eSTMG ; repérages sur les costumes, objets et décors dans « Hernani » en TL). Les élèves ont des travaux à rendre. Pour commencer (et tester), j’ai posé des questions de synthèse en relation avec l’activité ou le texte que nous avions fait en classe.

Les problèmes sont nombreux. Il faut repenser les cours et les activités. Il faut préparer des documents. Il faut communiquer au sein de l’équipe disciplinaire et au sein des équipes pédagogiques. Il faut répondre assez rapidement aux demandes des élèves. Il faut être très organisé pour récupérer les devoirs envoyés par mail, les corriger, et les rendre (j’avais dit que je corrigerais à chaque fois 1/3 des copies, mais je n’ai pas réussi à le faire : comment ne pas lire ce que les élèves ont envoyé ?). Il faut chercher des ressources en ligne (pour l’instant, je n’ai pas assez de temps pour cette partie recherche, je conçois donc les activités au compte-goutte, en suivant la trame des séquences telles que je les avais conçues). Un autre problème vient de la multiplication des outils numériques : chaque enseignant utilise ce qu’il connaît le mieux ; mais cela multiplie les canaux pour les élèves, ce qui rend leur travail plus difficile, et moins efficace. Les élèves sont aussi inquiets pour leur année scolaire : que va-t-il se passer pour le bac ? et « si l’année était annulée » m’ont demandé certains élèves de seconde. On préfère ne pas y penser… Je pense que ce que nous faisons en ce moment demande un travail colossal. Le temps passé devant l’ordinateur est absolument scandaleux, et mauvais pour notre santé…tenir ainsi pendant plus de quatre semaines me semble utopique. Il n’est pas exclu que les élèves eux-mêmes se lassent, d’où la nécessité à mon avis de pouvoir se renouveler au fil du temps.

J’ai la chance d’avoir des chefs d’établissement très compréhensifs, qui nous soutiennent et nous accompagnent, qui nous mettent en garde contre un possible épuisement. Le ministère…je ne sais pas, j’évite d’écouter ce que dit notre ministre : en ce moment, il ne semble pas avoir les bonnes informations…

Et la suite ? Honnêtement, je ne sais pas. Une semaine à la fois. J’envisage de tenir, c’est déjà beaucoup compte tenu des circonstances. Tenir physiquement et psychologiquement, malgré le confinement, malgré la contagion qui s’étend. «

Clothilde : Le droit absolu au tâtonnement

« J’ai choisi de continuer les séquences déjà lancées. J’ai privilégié le cours en ligne sur l’ENT (moodle) car les élèves y sont habitués, je m’en sers beaucoup. Lorsque celui-ci a été défectueux les premiers jours, je suis passée par les adresses mails des élèves, j’ai stocké les documents sur le cloud du lycée qui restait accessible. J’ai ouvert un forum sur moodle pour chacune de mes classes.

La difficulté est évidemment le suivi des élèves. Certains d’entre eux ne se manifestent pas et on ne peut réellement pas savoir s’ils décrochent volontairement ou non. Cela a conduit à des comportements où vitesse et précipitation ont été confondues : on a vu des profs fondre sur des plateformes peu vertueuses sans aucun recul critique ! Autre difficulté : accepter de lâcher sur l’évaluation qui va devenir ingérable avec plus de 100 élèves. On ne peut raisonnablement pas demander des retours fréquents du travail.

Si je me sens bien accompagnée ? Bien sûr que non ! Le ministre a multiplié les ordres ineptes et les contre ordres, il a dû se dédire à plusieurs reprises. La hiérarchie se manifeste à minima : les IPR envoient des demandes de profs volontaires pour former les autres au numérique, mon chef d’établissement n’envoie rien si ce n’est des ordres pour que les bulletins soient remplis. Nous sommes abreuvés de ressources en tous genres (Lumni, EducArte, FranceTv, Eduthèque) pour les meilleures raisons du monde mais nous n’avons pas le temps d’aller y voir.

Pour les semaines à venir, je continuerai avec le cours en ligne, je mixerai entre des cours passifs (prépa de textes puis envoi des réponses), des cours plus interactifs (écriture avec pad), j’échangerai via le forum. Je tenterai peut-être la classe interactive du CNED. Je privilégierai le contenu à l’évaluation. Nous sommes dans une période où le tâtonnement est un droit absolu. »

Alexandre : Entretenir la bonne volonté des élèves

« Concrètement, pour tout ce qui est de l’ordre de la messagerie entre parents, enfants et nous, nous fonctionnons tous avec pronote que nous avons fait débloquer juste avant le confinement. C’est le plus simple, et en cas de dérive de la conversation, notre chef d’établissement peut avoir accès à la discussion notamment grâce à son archivage. Pour ce qui est de la diffusion et de la réception des travaux, nous avons plusieurs outils en parallèle : pronote avec les pièces jointes, Google Classroom que j’ai utilisé notamment avec les élèves depuis le début de l’année et enfin Pearltrees. Enfin, pour chaque séquence de français, les élèves ont un livre à acheter. Le support principal du cours, ils l’ont donc sur papier.

Au début, bien sûr, la difficulté première a été la connexion Internet. Mais on s’est vite rendu compte que les élèves s’échangeaient via Snapchat le contenu des cours. Il ne me reste, sur mes 110 élèves, aucun élève qui ne peut suivre l’avancée du travail. Une chose néanmoins, certains élèves ne rendent pas le travail, ni par mail, ni par messagerie, ni par aucun des outils mis en place. Ce sont les mêmes que l’on retrouve en classe, que l’on passe un temps fou à pousser mais qui ne le veulent pas, car leurs problématiques sont ailleurs. Ceux-là échappent à ce que l’on peut mettre en place, mais au moins, ils ne dérangent plus les autres. On a l’impression d’avoir une classe de volontaires. Et ça se soigne, bien sûr, ça s’entretient.

Au niveau de l’accompagnement, dans l’académie de Limoges, on a la chance d’avoir très facilement des inspecteurs ou des interlocuteurs qui peuvent nous aider soit sur des difficultés soit sur des ressources. Je fais également partie de différents réseaux, et je dirais presque qu’il faut freiner ses accompagnements car on reçoit des mails de partout.

Pour les semaines à venir, l’idée, pour l’instant, c’est de parfaire les outils que l’on utilise. Il viendra forcément un temps où je me lancerai sur un outil fiable de visioconférence. Les élèves ont besoin d’avoir un contact autre qui écrit. Je me sers d’Instagram pour leur diffuser quelques messages, je poste des vidéos pour les corrections. Il me reste juste à faire une fois par semaine une intervention en Visio de 15 à 20 minutes tout simplement pour discuter avec eux. »

Lana : Rassurer les élèves et les familles

« En 1ère : les oraux blancs étaient prévus avant les vacances. Les révisions n’étant pas au point, je leur ai conseillé de faire une pause, de relire les épisodes secondaires de « La Princesse de Clèves », de transformer les rares lectures analytiques ou commentaires en lectures linéaires et de s’approprier le cours avant d’aller plus loin. En BTS, invitation à s’entraîner à la rédaction d’une synthèse à partir d’un plan vu en classe. Idem en 2de : entraînement à la rédaction du commentaire. Il serait vain – et assez anxiogène pour les élèves – de faire comme s’il n’y avait pas une réelle discontinuité pédagogique et de chercher à remplir toutes les cases de l’EDT sur Pronote par exemple.

Hélas les élèves ne se manifestent pas, ou peu. Ont-ils tous la possibilité de se connecter ? Combien de PC ou de tablettes par foyer ? Ceux qui se manifestent ne trouvent pas (ne lisent pas?) les consignes ou sont désorientés. D’autres ont paniqué parce qu’ils ont cru qu’ils devaient aller sur le CNED pour trouver les cours (il faut dire que la campagne de communication a été plus qu’insistante). Les élèves n’ont pas de manuel cette année (conséquence de la réforme) : cela complique encore un peu plus les choses.

Voici un message d’élève, édifiant, reçu via Pronote : « Sur Toutapad quand j’écris quelque chose ça me déconnecte et mon texte s’efface … Je ne sais pas si c’est mon ordinateur ou le site qui ne marche pas très bien. Quand on clique sur le lien, le message  » cette page est inaccessible  » s’affiche, donc impossible pour moi de déposer mes réponses. Je me permets de vous envoyer un message pour vous informer de ma situation, Avec le coronavirus, je pense ne pas être la seule à avoir beaucoup de mal à travailler en gardant le même rythme scolaire. Je voulais donc vous avertir qu’il est assez compliqué de rendre à temps de bons devoirs bien compris et bien réalisés sachant qu’en plus de cela internet dysfonctionne énormément (chez moi) tout en devant garder mon petit-frère de trois ans malade en alternant avec le grand frère en étant au début de maladie. Merci de votre compréhension. »

Quel accompagnement ? Nous sommes soutenus psychologiquement, encouragés surtout, mais nous sommes sur-sollicités ; les dispositifs et supports se multiplient, autant d’injonctions à nous auto-former dans l’urgence. On se demande comment font les élèves pour s’y adapter… On assiste à une sorte de course à l’échalote à l’innovation numérique de certains qui se mettent une pression énorme, comme s’ils avaient peur du vide. Pas de concertation organisée par l’établissement sur ce qu’il est raisonnable de donner à faire aux élèves, sur la poursuite de la progression, sur la préparation à l’examen… Chacun fait dans son coin ce qui lui semble bon.

Pour les semaines à venir ? Tâcher de créer un lien, une communication avec les élèves. Les rassurer. Proposer des travaux collaboratifs en espérant que les outils numériques fonctionneront mieux et en veillant à conserver les affinités dans la constitution de groupes. Appeler les élèves à la solidarité et leur demander de partager entre eux les informations ou les devoirs qu’on leur donne pour essayer de toucher toute la classe. Prendre le temps de repenser la programmation plutôt que de multiplier les injonctions qui ne rassurent que les professeurs. Ce temps de réflexion est d’autant plus nécessaire que la mise en place de la réforme ne nous a pas beaucoup épargnés ces derniers mois. »

Blandine : Soyons modestes

« J’ai actuellement 5 ados chez moi (2 en 3ème / 1 en 1ère et 2 en terminale) et mon lycée a déjà fermé une semaine lors de la H1N1. A l’époque nous avions descendu l’ensemble de nos cours par le cahier de texte numérique (c’était avant Pronote). A notre retour, nous avons du tout refaire, car bon nombre n’avaient pas fait le travail, les élèves studieux s’ennuyaient fermement … Bref, nous avions bien creusé les écarts (et encore, mes lycéens sont favorisés et très calmes). Il ne faut pas oublier que de nombreux élèves ne sont pas accompagnés par leurs parents et que le nombre de PC est limité. Il n’est pas possible pour un collégien de travailler 6H/jour, donc soyons modestes. On ne peut pas remplacer une heure de cours par une heure de travail maison… Si l’on obtient 4H de travail hebdo en collège, c’est déjà pas mal.

Lors de ma visio élèves sur la Classe virtuelle du CNED, 10 n’ont pas pu se connecter…. Les serveurs saturent. Comme de nombreux lycéens, mes élèves se sont organisés seuls sur un autre outil, totalement non conforme RGPD, mais qui fonctionne à merveille. Je les ai suivis… piteuse, mais bien contente de renouer le lien. Idem pour les serveurs de Padlet, saturés. Attention d’ailleurs, Padlet est l’outil « anti-dys » par excellence. La lecture en colonne pose problème à ces élèves. Pronote : il est difficile de s’y retrouver entre les profs qui déposent leurs documents dans contenu des cours et ceux qui les placent dans le cahier de textes. Je pratique la classe inversée depuis quelques années et pour réaliser des vidéos facilement j’utilise ScreenCastOMatic (version payante 20€/an parce que çela permet de couper les passages où l’on bafouille). Attention, c’est chronophage ! Il faut privilégier les vidéos déjà présentes sur Toutapod et YouTube si vous ne souhaitez pas y laisser votre peau.

Notre problème est que nous sommes de trop bons élèves et que nous tentons chacun dans notre coin de mettre des solutions en place, ce qui multiplie les outils.

Mathilde : Quelques conseils pour enseigner à distance

« Outre mon travail de professeure de lycée, j’enseigne aussi à distance depuis quelques années. Voici quelques leçons qu’enseigne l’expérience.

Il est souhaitable d’utiliser des outils que l’on connaît déjà et que si possible nous avons déjà utilisés avec nos élèves. Il faut conseiller aux collègues d’expliciter les consignes, de découper, d’accompagner la consigne d’un tuto si on emploie un outil numérique. Je vois fleurir des « à déposer sur Pearltrees » : où exactement ? comment faire ? J’ai commencé également à mettre des tutoriels pour les parents sur le site du collège. Enseigner à distance, c’est aussi faire plus de méthodologie, donner conseils sur la gestion du temps, prévoir des temps de pause…

Enseigner à distance, ce n’est pas remplacer toutes les heures de cours par une Classe Virtuelle (et en plus, ça mange de la bande passante). Enseigner à distance, ce n’est pas être accessible tout le temps. Il n’y a pas forcément besoin d’un outil de communication synchrone avec vos élèves : un forum ou un fil de classe pronote peut parfaitement suffire. Pensons aussi à nos temps de déconnexion. N’oublions pas le non numérique : éduquer au numérique, c’est aussi travailler sur les durées passées devant l’écran. N’oublions pas le respect du RGPD : éduquer au numérique, c’est aussi faire de l’EMI et en tant qu’enseignant, nous sommes garants des droits de nos élèves. Réfléchissons enfin à l’accessibilité numérique (pour cause sociale ou liée à un handicap). La situation semble urgente, elle ne l’est pas : pas de précipitation. »

Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut

(Les prénoms ont été modifiés)