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« La prise en compte et le respect des aspirations individuelles et des différences inter-individuelles et inter-culturelles sont des facteurs qu’il convient d’introduire massivement dans nos recherches-actions. » Evoquant ses recherches au Laboratoire Lorrain de Psychologie et Neurosciences de la Dynamique des Comportements, Jérôme Dinet revient sur la notion de bonheur et son évolution sous l’influence des philosophies orientales.

Jérôme Dinet, le laboratoire que vous dirigez étudie particulièrement les comportements et processus cognitifs impliqués dans les activités humaines que ce soit dans des environnements physiques ou dans des environnements numériques. Comment l’acquisition de ces processus cognitifs à l’école s’articule-t-elle avec les émotions des élèves ?

JD : Le paradigme cognitiviste a été une véritable révolution puisque ce courant a cherché à mieux comprendre ce qui se passe dans la “boite noire”, entre un stimulus et une réponse comportementale. Ainsi, les travaux en psychologie cognitive menés depuis les années 1950 ont permis de mieux saisir les processus mentaux impliqués dans des activités complexes telles que celles liées aux apprentissages humains. Les récentes évolutions offertes par les neurosciences apportent des éclairages complémentaires extrêmement pertinents et stimulants. Mais un être humain, de surcroit un élève, ne peut pas être réduit en une “boite noire” dans laquelle s’opéreraient des mécanismes “froids”, algorithmiques, et purement linéaires. En effet, les émotions jouent un rôle déterminant dans la mémorisation des informations, leur compréhension, et leur transfert et ré-utilisation dans d’autres situations.

Quelles peuvent être les conséquences de ces réflexions pour l’enseignant ?

JD : Le même raisonnement peut être réalisé pour un enseignant qui n’est pas qu’une machine à enseigner ; ses attentes, les valeurs qui l’habitent, ses désirs, ses convictions personnelles, son niveau de stress …. bref ses émotions jouent un rôle crucial dans son activité professionnelle. Qu’il s’agisse d’un apprenant ou d’un enseignant, l’engagement dans l’activité dépend donc étroitement des émotions rattachées à ladite activité.

Certaines notions ont permis de ré-introduire les émotions dans le paradigme cognitiviste. Par exemple, la notion d’acceptabilité est déterminante si l’on veut comprendre pourquoi et comment un dispositif numérique est adopté par un apprenant. Or, cette acceptabilité est conditionnée par l’utilité perçue du dispositif, les valeurs que lui attribue son utilisateur, l’image que cet usager souhaite renvoyer de lui, ses attentes, et le plaisir qu’il pense retirer à utiliser le dispositif.

Dans votre laboratoire, vous portez un intérêt tout particulier aux publics dits à besoins spécifiques, tels que les jeunes apprenants atteints de trouble du spectre autistique (TSA). Pourriez-vous citer un exemple de l’importance des émotions en situation d’apprentissage ?

JD : Un programme de recherche est conduit pour déterminer si les interactions avec des robots peuvent aider au développement de compétences communicationnelles chez ces jeunes apprenants. L’objectif est centré sur la capacité des humains d’une part, à identifier et “décrypter” les émotions exprimées par un interlocuteur et d’autre part, à exprimer des émotions puisque l’on sait que cette double capacité intimement liée à la gestion des émotions est très altérée chez certains élèves autistes. In fine, c’est bien l’inclusion scolaire et sociale qui est visée et non pas la capacité à interagir avec un robot ; ce dernier n’est qu’un outil complémentaire pour permettre le développement de certaines compétences qui seront, nous l’espérons, transférées dans des situations où l’enfant interagira avec des individus humains.

Votre laboratoire s’attache à développer une proximité aux situations de terrain. Quels enseignements ou recommandations pourriez-vous tirer en direction du système éducatif français pour développer le bonheur à l’école ?

Culturellement (et historiquement), le travail a été longtemps associé à la douleur, à la souffrance. La performance était alors devenue l’objectif à atteindre, et l’est encore souvent. C’est l’une des raisons pour lesquelles nous passons une grande partie de notre existence à être évalué (par nos pairs, par l’école, par nos tutelles, par les organismes de recherche, etc.) : atteindre un niveau de performance déterminé. Longtemps, mes travaux ont d’ailleurs consisté à construire des outils censés permettre aux apprenants d’être “meilleurs”, c’est-à-dire à être plus performants, cette performance étant estimée en comparaison à une norme.

Or, depuis plusieurs années, les études conduites dans mon laboratoire ne visent pas tant à aider l’atteinte d’une certaine performance qu’à aider à réaliser des activités dans de meilleures conditions. Selon moi, ce changement de paradigme nécessite deux modifications importantes :

d’une part, la performance ne doit plus être l’unique but à atteindre. Bien entendu, s’il est évident qu’aider au développement de compétences est nécessaire, cela ne doit pas nécessairement représenter l’objectif ultime ;

d’autre part, la norme et les écarts à cette norme ne doivent plus être les valeurs sur laquelle nous devons raisonner de manière unique lorsqu’il s’agit des apprentissages. La prise en compte et le respect des aspirations individuelles et des différences inter-individuelles et inter-culturelles sont des facteurs qu’il convient d’introduire massivement dans nos recherches-actions.

Bon nombre de vos travaux portent sur les environnements numériques. Les adolescents consomment beaucoup de temps à l’usage des réseaux sociaux. Quelles conséquences cette activité peut-elle avoir sur l’acquisition des connaissances des élèves ?

Depuis plusieurs années, parce que les environnements numériques sont désormais dans tous nos espaces de vie (à l’école, à la maison, dans les véhicules, dans tous les milieux professionnels), on assiste à des interrogations tout à fait légitimes sur les impacts liés à leur présence. Néanmoins, si les interrogations sont légitimes, les prises de position relèvent souvent d’opinions personnelles qui ne sont pas toujours étayées par des données scientifiques.

Si la durée de “consommation” des écrans est intimement liée à certains troubles ou comportements dont on sait qu’ils sont préjudiciables pour la santé physique ou mentale (par exemple, lien avec l’obésité infantile, lien avec des troubles de l’attention et de la vigilance), ce sont plus les usages et les contextes d’usages qui posent question. Très concrètement, de nombreuses études ont déjà démontré que les interactions sont primordiales pour aider au développement des compétences notamment langagières ou liées à la manipulation du nombre chez les enfants ; et ces interactions peuvent se dérouler autour d’un objet commun (un référent), que cet objet soit physique ou numérique. Ce qui pose problème est l’exposition passive d’un élève à un contenu informationnel, que celui-ci soit sur papier ou numérique, sans un accompagnement humain.

En ce qui concerne plus particulièrement les réseaux sociaux numériques, leurs usages interrogent les pédagogues et les parents parce qu’ils sont très massivement utilisés lors d’une période cruciale et “délicate” du développement : l’adolescence. Plusieurs biais liés aux réseaux sociaux numériques ont d’ailleurs été soulignés par des auteurs : la confusion entre la sphère privée et la sphère publique ; la difficulté à gérer plusieurs identités souvent mouvantes ; l’injonction implicite à être présent sur les réseaux sociaux (ce que certains appellent la “tyrannie de la majorité”). Mais, aujourd’hui, ces réseaux sociaux numériques sont indissociables de la construction identitaire adolescente ; on ne peut donc pas faire comme s’ils n’existaient pas. De plus, ils peuvent être de formidables outils à condition que les adolescents soient formés à leurs usages ; là encore, c’est bien l’accompagnement humain et non l’outil en tant que tel qui doit être interrogé. Or, l’une des principales difficultés est que cette formation à l’utilisation de réseaux sociaux numériques est laissée aux familles sans que ces dernières aient elles-mêmes été formées / accompagnées au préalable.

Vous avez une grande connaissance d’autres systèmes éducatifs, notamment asiatiques. Pourriez-vous établir une comparaison avec le système français par rapport à la notion de bien-être à l’école ?

Il est extrêmement difficile de comparer des systèmes éducatifs puisque ces systèmes sont imbriqués dans des éco-systèmes qui sont eux-mêmes très différents. De plus, il n’y a pas de “système éducatif asiatique” unitaire ; en effet, le système éducatif et le rapport au bien-être à l’école sont très différents selon que vous soyez en Inde, au Japon, en Chine ou Hong-Kong. Enfin, les équipements, dispositifs et matériels sont très différents selon les zones géographiques considérées.

Néanmoins, de mon point de vue, il existe deux différences majeures entre l’Asie et l’Europe de l’Ouest en ce qui concerne le rapport au bien-être à l’école :

1. l’unité considérée : en France, le bien-être et le bonheur sont perçus comme concernant essentiellement l’individu ; la conséquence logique est que la recherche du bien-être est surtout envisagée en lien avec des facteurs individuels et, a contrario, une situation de mal-être est souvent attribuée à une cause personnelle. Cette approche est certainement à mettre en relation avec une approche très individualiste très prégnante en Europe de l’Ouest. En Extrême-Orient, le bien-être et le bonheur sont perçus comme relevant du collectif, ce dernier primant sur l’individuel. Rappelons que la France, avec 65 765 psychologues déclarés en 2018 (alors qu’ils n’étaient que 32 848 en 2010, soit une augmentation de 100% en 8 ans !…), compte parmi les pays ayant la plus grande concentration de psychologues au monde. Et ceci est sans compter les autres professionnels en charge de la santé mentale (tels les psychiatres). Parallèlement, la France reste parmi les premiers pays dans lesquels la consommation de psychotropes (en particulier d’anxiolytiques) est très élevée. Ces indicateurs peuvent être dus à plusieurs facteurs très hétérogènes qui n’entretiennent pas nécessairement de lien entre eux (par exemple, le lobbying des laboratoires pharmaceutiques, le nombre très important de Master en psychologie en France). Mais ces deux indicateurs (un grand nombre de psychologues et une grande consommation de psychotropes) peuvent être interprétés de deux manières opposées : soit ils témoignent d’une prise en compte et d’une prise en charge plus étendue du mal-être ; soit ils témoignent de l’étendue du mal-être qui s’accroit en France et que nous n’arrivons pas à endiguer et à contrôler. La vérité est certainement à chercher entre ces extrêmes ;

2. la place de la prévention. En France, on consulte généralement un spécialiste de la santé (physique ou mentale) quand “on va mal”. En d’autres termes, notre rapport à la santé est essentiellement de type correctrice. Mais, depuis quelques années, une prise de conscience s’opère chez certains praticiens et le grand public. Il y a quelques années encore, en Occident, les pratiques liées à la méditation, au qi-gong, au taijiquan, ou encore à la sophrologie étaient vues comme réservées à des initiés, pour ne pas dire des illuminés …. Aujourd’hui, ces pratiques, très anciennes dans certains pays d’Asie, sont de plus en plus souvent introduites dans la prise en charge des patients et dans certaines organisations pour prévenir l’apparition de certains troubles. Notons que pour la plupart de ces pratiques, elles ont été adaptées aux cultures occidentales en les “vidant” de leur dimension religieuse ou spirituelle (par exemple, avec le développement de la “méditation de pleine conscience”). Mais, associées à l’alimentation, au sommeil et à d’autres dimensions liées à l’hygiène de vie, c’est surtout leur place comme activités pouvant prévenir certains troubles ou pathologies qui est étudiée. Dans plusieurs pays d’Asie, l’approche de la santé est plus pro-active dans le sens où les individus cherchent à maintenir les conditions favorables à un “bon” niveau de bonheur et de bien-être. Mais il ne faut pas non plus tomber dans les images d’Epinal ; par exemple, l’incroyable essor économique du Japon s’est accompagné d’une part, d’un certain éloignement de pratiques ancestrales jugées contre-productives et ne correspondant pas alors à un “monde moderne” et d’autre part, du développement de conduites à risques et pathologies liées au stress essentiellement.

Propos recueillis par Jean-Louis Durpaire

Membre professionnel du Laboratoire BONHEURS (Bien-être, Organisations, Numérique, Habitabilité, Education, Universalité, Relation, Savoirs) Université de PARIS-CERGY

Biblio : Jérôme Dinet (Dir), De la conception à l’adolescence. In Press. 2019