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Vous rêvez d’un film qui vous tienne en haleine de la première à la dernière image et porte à sa quintessence bien des genres cinématographiques ? Dés 1934, avec « L’Homme qui en savait trop », Alfred Hitchcock façonne à partir d’un scénario rocambolesque un mélange vertigineux de réalisme social, de fantastique, de thriller et d’espionnage : en vacances en Suisse dans une station chic de sports d’hiver un couple d’Anglais élégants et leur petite fille délurée fait la connaissance d’un agent secret français, lequel leur révèle, juste avant de mourir assassiné, l’imminence d’un attentat politique prévu à Londres. La connaissance de ce projet criminel bouleverse de fond en comble le cours paisible d’une existence dorée. Premier grand succès commercial de la période anglaise du maître du suspense, ce film envoutant, aussi virtuose dans l’agencement des plans et des séquences que dans l’utilisation du noir et blanc, opposant les ombres ténébreuses et les fulgurances lumineuses, entretient chez nous une angoisse lancinante : les jeunes parents aimants retrouveront-ils leur enfant kidnappée par les criminels intéressés à leur silence ?

Vacances tragiques à la neige

Pendant le générique, des guides touristiques empilés vantant les charmes de séjours à la montagne, ouverts par une main anonyme, engourdissent un temps notre vigilance de spectateurs. Scintillement neigeux, lumière aveuglante, concours de descente à skis sur des pentes au dénivelé impressionnant et concours de tirs à la carabine, deux activités auxquelles sont mêlés un couple de vacanciers anglais, Bob (Leslie Banks) et Jill(Edna Best) Lawrence, pensionnaires d’un hôtel de luxe à Saint-Moritz avec leur petite Betty, bavarde et curieuse de tout, une enfant dont ils tentent d’encadrer l’esprit d’initiative.

Et, soudain, en quelques plans, plusieurs événements se produisent, insolites, dérangeants, détonants dans l’harmonie apparente. Un petit homme en pardessus aux grands yeux ronds ourlés de paupières tombantes et aux cheveux bruns plaqués, bizarrement traversés par une traînée centrale de mèches blanches, se relève d’une chute : son corps vient de dévaler en une fraction de seconde la piste de glissade destinée aux sauts à ski. Relevé par les badauds accourus à son secours, il s’ébroue et rassure sur son état. Dans le rôle de l’accidenté avec plus de peur que de mal, nous reconnaissons l’acteur Peter Lorre, l’incarnation du tueur d’enfants de « M. le maudit » [Fritz Lang, 1931]. Un peu plus tard, Jill Lawrence, sourire irrésistible et glamour insolent, met au défi un homme svelte et élégant de la battre au tir à la carabine tandis que sa fille Betty la dérange en pleine action pour lui demander la belle broche qu’elle voudrait porter, -un désir auquel la mère cède facilement. Une jeune femme affranchie par rapport à son mari Bob, qui se moque d’avoir ‘perdu’ son pari au tir à la carabine et qui multiplie les jeux de mots laissant entendre qu’elle fait bande à part loin de son époux et de sa fille. Nous la retrouvons en compagnie du séduisant Louis Bernard (Pierre Fresnay) dont elle vient de faire la connaissance, avec qui elle danse la valse lors du diner organisé à l’hôtel et accompagné par un orchestre. Une scène qui bascule dans le tragique en un éclair : un petit bruit sec, une tâche sur la chemise blanche du danseur, quelques mots chuchotés à l’oreille de sa cavalière et l’homme s’écroule, mortellement touché.

A Londres deux cœurs vaillants aux prises avec le crime

L’espion français assassiné a juste eu le temps de transmettre à Bob et Jill son lourd secret (qu’ils ne doivent divulguer qu’aux autorités concernées) : un attentat contre un ambassadeur d’un pays étranger se préparer à Londres…Il serait criminel de dévoiler ici tous les ressorts dramatiques d’une intrigue époustouflante à force de rebondissements stupéfiants. Pour l’heure, le couple est face à un choix cornélien : les criminels fomentant l’acte terroriste viennent d’enlever leur fille Betty et font savoir (par un pli cacheté remis à la conciergerie) aux parents que, s’ils parlent, ils ne reverront jamais leur enfant. Une terrible nouvelle que Jill, submergé par l’émotion, reçoit dans un silence, le regard perdu, avant de s’effondrer littéralement sous nos yeux, comme la lente chute d’un corps anéanti par le chagrin.

Répartition des tâches, départ pour Londres, recherches pour retrouver leur fille et mettre les criminels hors-jeu, course contre la montre pour empêcher la réalisation de l’attentat programmé. Le couple n’a pas de temps à perdre en plaintes et gémissements. Ici encore dans cette cité aux sombres recoins et rues étouffantes, Bob et Jill ne sont pas au bout des épreuves ni des peines.

Comment Bob, et un ami en renfort, seront-ils confrontés, à l’intérieur d’une petite chapelle pleine d’initiés chantant en choeur, à une inquiétante hypnotiseuse habillée de noir ? De quelle manière, au terme d’une interminable bataille de chaise, Bob sera-t-il fait prisonnier par les comploteurs tandis que son ami parviendra à sauter par la fenêtre ?

Par quelle concours de circonstances (et association d’idées) Jill parviendra-t-elle à faire échouer la tentative d’assassinat de l’homme politique visé alors que se déroule un concert donné à l’Albert Hall ? Quels ressorts intimes lui permettront d’exercer à nouveau son talent de tireuse à la carabine et de sauver in extremis sa fille ? Voilà quelques-unes des questions auxquelles le rythme effréné du récit nous conduit sans répit.

Maîtrise formelle, mise en scène virtuose

Dans les entretiens accordés à François Truffaut par Alfred Hitchcock parus en 1966, ce dernier se félicite de la réussite de cette version de « L’Homme qui en savait trop », premier grand succès public de sa production britannique, un accueil qui le conduit à en proposer une adaptation sous le même titre en 1956, avec les comédiens James Stewart et Doris Day pour incarner le couple vedette dans des aventures dont le point de départ et la rencontre fortuite avec l’espion français (incarné par Daniel Gélin) sont transposés au Maroc.

Il n’empêche. Dés 1934, le réalisateur expérimente et met en place nombre de formes qui forgent son esthétique. Fidèle à sa devise (‘Plus réussi est le méchant, meilleur est le film’), il choisit délibérément l’inquiétant Peter Lorre pour en faire l’interprète glaçant du chef des comploteurs, un criminel distillant son humour pince-sans-rire et sa cruauté imperturbable. A ses côtés, une dame en noir filiforme et blafarde, soumise et insensible. Par contraste, s’impose le personnage émancipé de Jill, belle femme lumineuse et inventive, comme de nombreuses héroïnes hitchcockiennes, qui conjuguent habilement le désir suscité chez les hommes et le refus de se soumettre à leur domination, sans négliger les armes de l’humour et de la dérision.

Au-delà de la construction de personnages originaux, le cinéaste explore au sein d’un même film plusieurs genres, des marges du fantastique (la séquence dans la petite chapelle auprès de l’hypnotiseuse), du réalisme social (les loisirs raffinés de privilégiés aisés dans un grand hôtel suisse) au film noir (une bande de criminels aux pratiques crapuleuses) ou au récit d’espionnage (l’équilibre diplomatique d’un pays sous la menace d’un attentat politique). Bien plus que par ces indéniables qualités, nous sommes cependant surtout séduits par la maîtrise exceptionnelles de l’art du suspense, tel qu’il se déploie dans « L’Homme qui en savait trop ». Au cours du concert donné par un orchestre à Albert Hall auquel assiste Jill, une série de plans (l’orchestre jouant, la loge d’honneur où se tient l’ambassadeur, une loge vide, son rideau qui bouge et le pistolet qui pointe, le visage de la jeune femme en gros plan) judicieusement alternés dilatent la séquence et lui donne une épaisseur temporelle à la mesure de l’enjeu. Jill concentre son attention (et nous en même temps) sur le (seul) coup de cymbales de la cantate. Elle pousse alors un cri déchirant qui change définitivement le cours de l’histoire. Une note, un instrument et une voix dont la conjugaison ici surpasse effets spéciaux et autres artifices cinématographiques.

Heureusement, bien des secrets en matière de suspense restent à découvrir même pour les spectateurs qui ont déjà vu une œuvre notable du maître en la matière, « L’Homme qui en savait trop ».

Samra Bonvoisin

« L’Homme qui en savait trop », film d’Alfred Hitchcock-sur arte.tv jusqu’au 31 mai 2020

« L’Homme qui en savait trop », version de 1956 –DVD chez Universal