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« Les éducations à se résument à des questions de valeurs et de comportements, menées selon une pédagogie de projet affadie, alors bien sûr elles deviennent concurrentes du temps de formation disciplinaires. Alors qu’elles devraient être une autre façon de l’effectuer et même l’occasion de revisiter les implicites de chacune des disciplines mobilisées. » Jean-Marc Lange, directeur du Lirdef (Université de Montpellier) déplace la focale sur les « éducations à ». Un mouvement qui correspond aux attentes des jeunes anxieux de changer le monde : « laissez-nous donc étudier et aidez-nous à comprendre ce que nous pouvons faire pour transformer le monde plutôt que de passer votre temps à nous évaluer ! »

Ces dernières années ont vu se multiplier une demande institutionnelle sous le terme d’éducation à quelque chose : comment interpréter cette demande ?

La première chose à dire c’est que cette demande n’est pas nouvelle car il y a eu historiquement dans l’Ecole une tension voire une compétition entre une volonté de transmettre une culture patrimoniale et celle d’éduquer d’une manière ou d’une autre aux enjeux du monde contemporain et à des enjeux de citoyenneté. La première phase des leçons de choses, ou encore l’enseignement ménager ou encore plus récemment le tiers temps pédagogique correspondait d’une certaine manière à cette préoccupation aux côtés des enseignements fondamentaux. Elles ont progressivement disparues à la fin du 20eme et remplacées par des enseignements disciplinaires ou par domaines disciplinaires. Cependant la demande institutionnelle de ces dernières années correspondrait à la fois au renouveau d’une demande collective d’éducation mais aussi des incitations forte des instances onusiennes, renforcées encore par la compréhension collective que serions entrés dans le temps de l’anthropocène et confrontés aux défis des limites planétaires. Ainsi en est-il notamment de l’éducation à la santé ou encore au développement durable.

Prises en charge et problématisées par les chercheurs, ces « éducations à » ont été caractérisées alors comme s’opposant aux « enseignements de » par leur centration sur des valeurs et des visées de changement en vue de l’adoption de comportements ou d’attitudes plus vertueux. Dans le même temps ces mêmes travaux ont montré par ailleurs les dangers et limites de ces éducations ainsi conçues : celles des dérives idéologiques potentielles qu’elles véhiculent, leur légitimité incertaine du fait de la convocation de savoirs non stabilisés, leur forte composante normative au nom d’un bien collectif décrété comme vertueux en soi, voire l’incapacité à penser ces enjeux par manque de repères conceptuels et de mise en perspective.

Ainsi ces travaux ont-ils pu établir par contraste la nécessité de réfléchir aux finalités, celles d’une éducation émancipatrice nécessairement critique. Car ce sont bien les attitudes et les dispositions des personnes qui doivent changer en vue d’un bien commun mais sans que celui-ci soient prédéterminé idéologiquement ou politiquement.

Mais quelles relations sont alors à établir avec les disciplines existantes ?

Les éducations à sont par nature non disciplinaires car elles renvoient à des questions de sociétés et donc aucune des disciplines existantes ne peut résoudre à elle seule des questions de cet ordre. Pour autant, le piège de l’incapacité à nommer et à penser les enjeux peut se refermer rapidement sur des porteurs de projets éducatifs agissants comme des « militants moraux ». Car nous avons besoin pour penser le monde d’outils conceptuels et méthodologiques que seules les formations disciplinaires peuvent fournir. C’est pourquoi les chercheurs ont-ils mis en avant l’idée d’une contribution disciplinaire s’opposant dans la démarche à celle d’un découpage des questions de sociétés dans celles-ci au prétexte de donner du sens aux apprentissages. Le processus est donc inverse : qu’est-ce qu’un domaine disciplinaire particulier a-t-il à dire sur la question sociétale abordée ? Et c’est dans la multiplicité des points de vues disciplinaires et non disciplinaires qu’un ilot d’intelligibilité peut se construire progressivement. La démarche est alors transdisciplinaire : convocation de savoirs scientifiques et de savoirs locaux en vue d’éclairer et étayer la réflexion collective sur les enjeux soulevés.

La dynamique pédagogique et didactique qui en résulte est un aller et retour entre des actions éducatives concrètes, effectives et participatives conciliants des moments de débats et d’enquêtes étayées par des éclairages disciplinaires. Mais cette dynamique se heurte le plus souvent à l’organisation du temps scolaire coutumier surtout au secondaire. Car pour beaucoup d’enseignants, les éducations à se résument à des questions de valeurs et de comportements, menées selon une pédagogie de projet affadie, alors bien sûr elles deviennent concurrentes du temps de formation disciplinaires. Alors qu’elles devraient être une autre façon de l’effectuer et même l’occasion de revisiter les implicites de chacune des disciplines mobilisées.

Les textes internationaux tels ceux de l’UNESCO parlent à propos de ces éducations de « vivre ensemble » et d’« engagement » : que disent vos travaux à ce propos ?

Les textes internationaux se caractérisent par des formulations consensuelles qui gomment les enjeux politiques, les intérêts contradictoires voire conflictuels. C’est ainsi que l’UNESCO parle-t-elle de « vivre ensemble » ce que nous aurions tendance en France de nommer citoyenneté. Mais une citoyenneté critique et active et non une citoyenneté d’adhésion allant de soi.

Cependant ces mêmes textes disent qu’il faut viser l’engagement des jeunes à propos des questions sociétales et des défis contemporains tels les Objectifs du Développement Durable. Par ailleurs, la doxa partagée par les adultes et entretenu le plus souvent par le monde médiatique serait que les jeunes sont indifférents aux questions sociétales, peu politisés et donc passifs.

C’est un bien autre portait qu’en dressent les études internationales et nationales telles celles menées en France par le CNESCO. Ce n’est pas un manque de politisation mais une adhésion à des valeurs renouvelées (antiracisme, sensibilité forte aux discriminations …) et des mobilisations effectuées par des canaux différents, tels les réseaux sociaux. Elles démontrent également un large et profond sentiment d’impuissance individuelle et une défiance également profonde envers les institutions politiques. Sur les questions particulières d’environnement sur lesquelles je travaille, ce qui est frappant c’est à la fois grande information qu’ils en ont grâce aux réseaux sociaux, et l’anxiété qui en résulte assortie toutefois des mêmes sentiments d’impuissance et de défiance. Nos travaux démontrent également à quel point ces jeunes sont cependant dans l’incapacité à tenir un récit cohérent et mobilisateur sur ces enjeux, ce qui renforce le niveau d’anxiété : l’incapacité à nommer les choses engendre l’angoisse voire la peur.

Le rôle de l’Ecole apparait alors très nettement par contraste : structurer la pensée, étayer les raisonnements par des savoirs, démontrer la capacité à agir à son échelle, et permettre à chacun de se construire un récit mobilisateur. Mais c’est précisément le rôle que les anciens avaient attribué à un enseignement général et obligatoire. Comme l’expriment les jeunes : mais laissez-nous donc étudier et aidez-nous à comprendre ce que nous pouvons faire pour transformer le monde plutôt que de passer votre temps à nous évaluer !

Propos recueillis par Béatrice Mabilon-Bonfils

Directrice du laboratoire BONHEURS (Bien-être, Organisations, Numérique,

Habitabilité, Education, Universalité, Relation, Savoirs)

Université de Cergy-Pontoise

Références

Gibert, A-F (2020). Éduquer à l’urgence climatique. Dossier de veille de l’IFÉ, n°133, mars. Lyon : ENS de Lyon. En ligne

Barthes, A., Lange, JM. & Tutiaux-Guillon, N. (Dir.) (2017). Dictionnaire critique des enjeux et concepts des « éducations à ». Paris : L’Harmattan.