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Alors que des émeutes et des manifestations violentes embrasent les Etats-Unis après la mort tragique –le 25 mai dernier- de George Floyd, causée directement par un membre de la police de Minneapolis, des mobilisations contre le racisme gagnent bien d’autres pays. A ce titre, le passionnant documentaire de Raoul Peck, « Je ne suis pas votre nègre », sorti en France en 2017 et couvert de récompenses dans le monde, prend une nouvelle dimension en revisitant avec intelligence l’histoire américaine de la lutte pour les droits civiques. Bien plus, à partir d’un texte inédit de l’écrivain James Baldwin, le cinéaste haïtien remonte aux racines de la prétendue ‘question noire’, à savoir aux fondations d’une Nation. Par la confrontation entre la politique et l’intime, le passé collectif et la mémoire des afro-américains opprimés, les représentations hollywoodiennes et le vécu quotidien des Noirs, Raoul Peck soulève une interrogation brûlante d’actualité : comment un pays peut-il faire société, dans le respect des libertés et du droit, en ‘étouffant’ une partie des siens, à force d’inégalité, de violence et d’humiliation ?

Dans le sillage de l’écrivain James Baldwin

La démarche, originale, de Raoul Peck s’affiche d’emblée avec générosité : renouer le fil interrompu de l’écriture en donnant vie (en images et en sons) au manuscrit inachevé de James Baldwin (1924-1987). Ce dernier fait part à son éditeur en 1979 d’un projet personnel. Exilé en France, Baldwin revient aux Etats-Unis et décide de retourner sur les traces de trois amis –et leaders de mouvements en faveur des droits civiques, Medgar Evers, Malcom X et Martin Luther King-, tous trois assassinés dans les années soixante. Un voyage littéraire et politique, et une façon de ‘payer ses dettes’ (pour n’avoir pas été à leurs côtés au plus dur du combat).

Sous la houlette d’un cinéaste engagé, nous entamons cette plongée dans un pan essentiel de l’histoire américaine, accompagnés par la voix off (Joey Starr dans la version française) disant les mots de James Baldwin, auteur, essayiste et activiste en son temps. Un débat télévisé nous livre son visage souriant au regard malicieux et aux constats implacables face aux questions faussement humoristiques d’un journaliste blanc lui demandant ce qui justifie le pessimisme des noirs et les raisons de leur plainte. Des photographies de violences des forces de l’ordre réprimant des manifestants noirs surgissent, contrastant avec la nonchalance affichée de l’interviewé et la décontraction de son interlocuteur. Les notes de l’écrivain et sa façon personnelle de rendre un hommage affectueux et admiratif aux trois figures de la lutte contre les discriminations dont sont victimes les afro-américains constituent le fil rouge d’un documentaire captivant de bout en bout.

Un combat aux ramifications multiples

Raoul Peck pratique en effet, aux antipodes de l’illustration, une démarche polysémique convoquant tour à tour, au fil de rapprochements audacieux, des séquences d’actualités télévisées (répressions des révoltes noires et autres émeutes, impressionnantes marches pour les droits civiques dans un climats électrique…), des images d’archives ou des photographies plus anciennes (pendaisons ou lynchages de noirs, clichés anthropométriques de ‘suspects’…). Pas d’afféterie cependant dans la mise en scène tant il s’agit ici de contextualiser le combat des trois figures dans l’histoire des Etats-Unis, de l’esclavage à son abolition, du refus de la ségrégation à la persistance des discriminations, de l’obtention des droits civiques aux mille manières de les bafouer.

Le documentaire ne perd jamais la voix de l’auteur des textes ni le chemin, sensible, intime, qui nous guide. Ainsi l’inscription des dirigeants noirs dans l’environnement politique et culturel de l’Amérique des années cinquante et soixante permet de saisir à quel point convergent les luttes de Medgar Evers, Malcom X et Martin Luther King, au-delà des différences originelles. Des rapprochements actualisés par des scènes des mouvements nés en 2013, ‘Black Lives Matter’ [les vies noires comptent].

Un point de vue généreux qui fait la part belle aux visages des anonymes, aux voix masculines et féminines porteuses des indignations et des révoltes des afro-américains, en chants et musiques notamment. Un documentaire incisif qui s’attarde sur la figure de la bravoure et de la dignité, celle d’une jeune fille noire, fendant en 1957 une foule haineuse, celle de ses condisciples blancs, l’injure et le crachat à la bouche, alors qu’elle s’apprête à entrer dans un lycée de Charlotte en Caroline du Nord. Une image terrifiante qui revient ici hanter le présent d’une Amérique tourmentée, sa mémoire vive que les quelques images du couple Obama, -et le sourire radieux de la victoire souligné par un ralenti-, ne suffisent pas à effacer.

Culture dominante et imaginaire collectif

Reprenant à son compte l’hypothèse formulée par James Baldwin, le cinéaste opère sous nos yeux une exploration de la mythologie américaine et de sa formation, en particulier à travers les genres fondateurs du cinéma hollywoodien. Outre la (re)découverte d’une version muette et mélodramatique de ‘La Case de l’oncle Tom’ aux stéréotypes consternants, les comédies romantiques de la période classique vantent les couples roucoulant et dansant dans une joyeuse insouciance, des mélodies du bonheur au sein des quelles les personnages afro-américains ont bien du mal à se faire une place digne de ce nom. Une violence symbolique, renvoyant majoritairement les représentations des noires à l’écran au magasin des accessoires, jusqu’à une période récente dans l’histoire du cinéma.

Plus radicalement encore, Raoul Peck fait du western, genre américain par excellence, un mythe fondateur, participant des mensonges sur lesquels s’est construite la nation : le massacre des Indiens et l’esclavage des Noirs. En accord avec l’écrivain, il s’appuie sur d’autres images de fiction pour étayer son argumentation : la culture des blancs, celle des dominants, a créé la figure du ‘nègre’ pour donner un débouché à la peur et à l’immaturité.

Ainsi «Je ne suis pas votre nègre » nous entraîne-t-il dans un questionnement vertigineux. Il n’y a pas de ‘problème noir’ en soi. Le racisme et la négation de l’autre, lorsqu’ils gangrènent une nation, mettent au jour les fondements de la société rendant de tels phénomènes possibles. Pareille remise en cause des fondations d’une démocratie dépasse largement les frontières des Etats-Unis d’Amérique.

Samra Bonvoisin

« Je ne suis pas votre nègre », film de Raoul Peck, César du meilleur documentaire 2017.

En replay sur arte.tv jusqu’au 14 août 2020