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Comment porter à l’écran le drame social d’une adolescente et de son petit frère abandonnés par leur mère au chômage sans plomber le moral des spectateurs ? Avec « Rocks », son cinquième long métrage, la cinéaste britannique, Sarah Gavron, y parvient haut la main. L’implication des principaux protagonistes (coscénaristes, actrices débutantes, travailleurs sociaux…) à tous les stades de cette aventure collective, initiée par une équipe technique essentiellement féminine, constitue sans nul doute le secret de fabrication de ce récit d’apprentissage épatant de naturel, traversé par une énergie juvénile communicative. Sans renoncer au réalisme lucide de ses illustres aînés, Ken Loach ou Mike Leigh en particulier, la réalisatrice nous immerge dans un quartier populaire de Londres au sein d’une bande de collégiennes délurées, aux origines aussi diverses que les pays composant l’ancien empire britannique. Une bande de filles, prêtes à enjamber les barrières sociales, à faire la nique au malheur, à élargir joyeusement l’horizon d’existences toutes tracées, avec Rocks la bien-nommée en figure de proue.

Rocks, 15 ans, ‘soutien de famille’ et pêche d’enfer

Quelques plans d’un groupe (bigarré) de filles remuantes, accompagnées d’une musique aux tonalités rap, cadrées de dos, sur la terrasse d’un immeuble, semble-t-il, avec le filmage tremblé d’une captation par portable. Une ambiance de joie partagée contrastant avec le climat fébrile régnant dans le petit appartement où logent Rocks (Bukky Bakray), son petit frère Emmanuel (D’Angelou Osei Kissiedu) et leur mère, avant le départ pour l’école…et une étreinte prolongée entre une fille pressée et sa maman visiblement mal à l’aise et émue, comme s’il s’agissait d’un adieu. Une appréhension de spectateur momentanément chassée par l’arrivée au pas de course de Rocks dans son établissement scolaire. Tchatche et rigolade bruyantes entre copines. Quelques moments d’un cours consacré aux vœux d’orientation des élèves (du journalisme aux métiers du maquillage…). Retour à la maison avec le petit frère. En montant l’escalier extérieur menant à la coursive du premier étage de l’immeuble social, coursive sur laquelle donne leur appartement, Rocks découvre le mot raturé de sa mère annonçant son départ provisoire, l’assurance de son amour et chargeant l’aînée de ‘prendre bien soin de son petit frère’.

Rocks réagit d’instinct à cette nouvelle donne, préserve Emmanuel et garde le silence sur cet abandon maternel. S’en tenir à des règles simples : s’occuper du petit, remplir le caddie, assurer leur survie. Et dans un premier temps, ne rien dire ni à ses camarades ni à ses professeurs. Avec une hantise : échapper aux services sociaux.

A plusieurs reprises, nous apercevons, en même temps que Rocks, la silhouette d’un employé des dits services, non loin de la porte du logement échangeant avec une voisine, en cours d’enquête sociale. A chaque fois, l’adolescente, flanquée du petit frère, échappe in extremis à la vue et aux interrogations indiscrètes du visiteur en mission.

Montée des périls et solidarité de la bande de copines

La loi du silence ne tient pas longtemps. Les copines comprennent la situation. Rocks, obsédée par le manque d’argent et la nécessité de trouver un hébergement, n’a plus la tête à suivre une scolarité normale. D’ailleurs, elle est renvoyée pour avoir répondu à un appel (suite à une annonce) sur son portable en plein cours de maths. Nous la voyons rassembler en douce quelques effets personnels (et le dinosaure préféré d’Emmanuel) avant de quitter le logement pour louer une chambre d’hôtel miteuse à un patron au regard fuyant (elle se fait passer pour la mère d’Emmanuel). Elle s’octroie aussi des moments intenses de plaisirs partagés entre copines. Ainsi de cette escapade en compagnie de son amie (une fois le petit frère confié à la coiffeuse du quartier pour l’après-midi), une échappée dans les rues de Londres pour un rendez-vous grisant avec deux joyeux drilles à mobylette, lesquels les entraînent dans une fête avec vue imprenable sur les toits de la ville. De renvoi de l’hôtel par le patron ’pétochard’, brusquement soucieux de la loi (il a découvert la carte de scolarité de la prétendue mère de famille) en logement de fortune et autre hébergement provisoire, de tentation en passage à l’acte (le vol de quelques billets à l’amie qui lui veut du bien), Rocks et son petit protégé sont ‘rattrapés par la patrouille’ des services sociaux, immédiatement séparés, et placés chacun de leur côté, avec l’objectif affiché d’une nouvelle scolarisation pour chacun.

Rocks et Emmanuel ne se retrouvent donc pas à la merci d’un système aveugle ou de travailleurs sociaux sans discernement…Nous n’en dirons pas plus sur leur devenir respectif, au diapason en tout cas avec l’esprit combattif animant cette fine équipe d’adolescentes fans de danses, de chansons et de musiques, capables de jouir du présent goulûment et d’aller de l’avant avec panache.

Derrière et devant la caméra, la dynamique de création d’un collectif de femmes

Lorsque des femmes s’engagent dans un projet commun, Sarah Gavron sait de quoi elles sont capables. D’une certaine façon, son précédent long métrage, « Les Suffragettes » (2015), consacré aux mobilisations déterminées et actions violentes (durement réprimées) des premières militantes féministes britanniques luttant dès 1912 pour l’égalité avec les hommes et le droit de vote en particulier [obtenu en 1918 sous conditions d’âge et de ressources et en 1928 sans restrictions], atteste du pouvoir de transformation d’un collectif de femmes lorsqu’elles unissent leurs forces.

La réalisatrice –épaulée par ses coscénaristes, Theresa Ikoko et Claire Wilson- retient ici la leçon, s’entoure d’une coréalisatrice, Anu Henriques, d’une directrice de la photographie, Hélène Louvart, et d’une femme encore pour la composition musicale, Emilie Levienaise-Farrouch. Pour filmer des jeunes, après un casting long et pointu (animé par la volonté de respecter la diversité des origines ‘ethniques’ et des croyances religieuses des élèves de 4ème et de 3ème auditionnés), elle décide de les impliquer dans le processus de création, avant et pendant le tournage (le plus souvent chronologique pour s’accorder à l’évolution d’adolescent(e)s faisant leur première expérience du jeu et des interactions devant une caméra). Parmi les ‘jeunes pousses’ époustouflantes de prestance, Boukky Bakray, dans le rôle de Rocks, bouscule tous les stéréotypes et donne libre cours à une puissance d’incarnation capable d’entraîner tous les membres de la troupe dans un maelstrom d’émotions fortes et d’élans contradictoires, propre à leur âge et à une nouvelle génération d’adolescent(e)s britanniques d’aujourd’hui. De la mélancolie à l’exaltation, de la brouille à la réconciliation, de la tristesse à l’enchantement, la bande de filles passe à vive allure par moult bouleversements du corps et de l’esprit. Le temps d’un voyage éclair en forme de fugue collective sur les traces du petit frère jusqu’à Hastings, station balnéaire du sud de l’Angleterre. Au bord de la mer, nous entendons le ressac des vagues, le cri des mouettes, la confidence murmurée (‘c’est la première fois’). Nous voyons les silhouettes des gamines en cavale se détacher dans le ciel clair. Balayant l’incertitude du lendemain, Rocks et ses amies de coeur forment alors une petite communauté solidaire et rieuse, explorant avec ravissement un nouveau territoire de liberté. Des instants précieux dont le film tonique et généreux de Sarah Gavron capte la grâce et la fragilité.

Samra Bonvoisin

Sélections aux festivals de San Sebastian et Zurich, Grand Prix du jury, Les Arcs 2019