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Dans une de mes classes de 6e, il y a Shayna. Elle se place toujours au même îlot, avec ses copines, là où elle tourne le plus le dos au tableau, en s’appliquant à bouger le moins possible, tête courbée vers son cahier, même lorsqu’il n’y a rien à écrire. Elle ne bavarde pas, ne semble pas s’impliquer non plus, arrive toujours en classe avec ses devoirs faits. Je n’avais aucun contact visuel avec elle, jusqu’à vendredi dernier.

Chaque heure, chaque élève se voit proposer une question, à l’entrée de la classe, pour le moment relative aux nombres ou au calcul, inscrite sur un petit carton. J’aide les élèves qui bloquent, en leur proposant des méthodes, en changeant de question pour une plus simple. Lors de ce rituel, Shayna arrive devant moi toute petite, sans me regarder. Elle a l’air triste. Je pense qu’elle a peur. Je propose donc des questions que j’estime simples. Lorsque ses camarades sont interrogés sur les tables de 12 et de 13, je lui propose celle de 11. 7 x 11, ça fait 117. Trois jours après, ça fait 70. La semaine suivante, 117. Même après une petite remédiation. Lorsque ses camarades doivent lire à haute voix 2 060 004, elle doit lire 346. Elle le lit un jour six cent trente, un autre jour soixante-quarante-trois, puis la semaine suivante trois mille quatre cent six. Et 2 x 2, un jeudi, ça fait 2. 2 x 4, le lundi suivant, ça fait 12.

Lors de la course aux nombres hebdomadaire, qui fait travailler le calcul mental, Shayna n’a pas dépassé 5/30. Aux évaluations nationales de 6e, Shayna est en très grande difficulté. Heureusement, le principal adjoint, qui fait passer ces tests, s’en aperçoit rapidement et la soutient, arrondit les angles, relativise. Il me demande ce que j’en pense. Elle semble dyscalculique. Ça se pourrait, disons.

Dans la cour, je cherche à observer Shayna. Elle est avec ses amies, souriante et bavarde. Cela me rassure. Je n’irai pas m’adresser tout de suite à l’infirmière, au copsy ou à la CPE. Je crois bien que son problème est mon affaire à moi.

Je consulte ses bilans de primaire, très faibles en maths, moyens dans les autres domaines, élevés en arts visuels et en EPS. J’en apprends un peu sur son environnement. J’évalue les chances de rencontrer la maman et de pouvoir coconstruire, et elles me semblent plutôt bonnes.

Mais avant, il me faut un peu plus de renseignements sur les aptitudes et les difficultés de Shayna. Et puis surtout, je voudrais construire une relation de confiance avec elle. Je voudrais qu’elle me regarde, la voir sourire dans ma classe, qu’elle n’ait plus peur, ni de moi ni de ses erreurs. Sans cela, comment l’aider ?

Alors que je réfléchis à diverses approches, une séance arrive, en demi-classe, pour une recherche de problème par l’image. Shayna choisit de former un binôme avec une de ses copines. Elles se placent tout au fond de la classe, côte à côte, alors que j’ai 11 élèves pour 33 places. Je choisis pour elles un problème qui ne me semble pas trop difficile numériquement, mais devant lequel deux autres groupes, dans les classes précédentes, ont bloqué à cause de l’interprétation du dessin de la consigne. Problème issu de la boîte « Les problèmes par l’image, cours moyen et cours supérieur, de Beugin et Winkopp, éditions Studia » (années 1950-1960).

Je présente l’objectif : résoudre le problème, et noter la démarche, les fausses pistes, les erreurs, et surtout les difficultés que d’autres élèves pourraient rencontrer. Ensuite, il faudra faire une affiche avec tout cela, et si elle est colorée en plus, c’est super. Je précise que je me servirai de leurs productions en formation, pour réfléchir avec d’autres professeurs à la façon dont nous pouvons aider encore mieux les élèves à comprendre et progresser. Je sors le panier de super-feutres, des feuilles A3 colorées, mais attention, on ne se sert que lorsque j’ai validé le plan de l’affiche : on ne se lance pas comme ça, je veux avant tout du contenu.

Les élèves se lancent avec énergie, et Shayna et sa voisine aussi. Je surveille, en me tenant loin, mais en les écoutant particulièrement. Je constate que la voisine se charge des calculs, mais Shayna est force de proposition : elle a compris le problème. Elles lèvent la main, toutes les deux, bien haut. Je les regarde, et là le regard de Shayna est planté dans le mien, allumé. Elle a manifestement une question urgente. J’écoute. Le moment est potentiellement délicat, car peut-être décisif dans notre relation mathématique.

La voisine de Shayna m’explique qu’elles ont décidé de calculer la hauteur du camion. Elle a posé 0,75+0 ,75+0,75. Elles ont soustrait le résultat à 4,10. « Ça passe large ». Mais Shayna pense qu’elles n’ont pas fini : elle pense que la flèche qui porte le 1,5m désigne la hauteur du camion depuis le sol, alors que sa voisine pense que c’est la largeur de la route ou d’une partie de la route, erreur d’interprétation relative à la perspective, que j’ai déjà rencontrée avec les deux autres groupes qui ont attaqué ce problème. Shayna me parle vite, clairement : « c’est pas possible, c’est le camion parce que sinon il traînerait par terre, et c’est pas possible. » Sa voisine la contredit : « mais non, un mètre cinquante c’est pas possible, ça fait beaucoup trop pour un camion ! » Et Shayna répond : « Ca, j’en sais rien, ça veut rien dire pour moi. Mais c’est forcé, sinon ça n’a aucun sens ! ».

Nous en discutons, et les deux élèves comprennent que Shayna a raison. Sa voisine adapte les calculs, et elles ont leur solution. Elles me montrent les difficultés qu’elles ont recensées, et c’est vraiment bien. Je les félicite : elles sont les premières de cette séance à pouvoir passer à l’affiche. Alors Shayna entame une danse de la joie, et me demande : « madame, on peut laisser de la place là, sur l’affiche, pour marquer qu’on est les plus fortes et qu’on a assuré grave ??? » Oui, Shayna, vas-y. J’aime bien des affiches vivantes et joyeuses.

Je l’ai, mon contact. J’ai aussi confirmé une partie de mes informations (« ça ne veut rien dire pour moi »), je sais que Shayna a conscience au moins partiellement de quelles sont ses difficultés, et qu’elle est en mesure d’interpréter un dessin au regard de son expérience quotidienne. Elle est aussi capable de défendre un point de vue, et évidemment réussir une tâche est important et valorisant pour elle.

Elle a un beau sourire, Shayna. Même dans ma classe, parfois. Ç’aurait été facile de l’oublier. Mais au lieu de cela, je crois qu’elle va m’apprendre des choses à moi aussi, si nous arrivons à bien travailler toutes les deux, ensemble.

Claire Lommé