Print Friendly, PDF & Email

« A force de présence, par la porte entrouverte, ils entrent dans la classe, un à une, goutte à goutte, ils écornent l’écorce de mon imaginaire ». Il déboule en premier, comme un gros chien ravi. Il se précipite, à travers tables et chaises, vers la première personne qu’il croise et qu’il souhaite aimer. Insouciant du chaos que toute sa joie génère. Il faut dire qu’il a quelque chose à dire, et en urgence : car, à la porte, il a trouvé deux cailloux et puis quand il était en vacances il est monté sur un manège, mais il a vu un enfant qui a gardé ses chaussures, est-ce que ce sera bientôt son anniversaire ?

Chaque souvenir qui remonte le saisit et lui impose d’en faire part à la cantonade. Il n’a pas de porte de derrière.

Elle s’avance toute en nonchalance insistante. Elle joue à mademoiselle Chat. Comme un chat, elle semble toiser ce monde à deux pas de distance, dans une sorte de détachement apprêté. Elle consent à l’existence de ce qui l’entoure, mais dans un style qui semble dire : « Moi, j’arrête quand je veux ».

Comme chez les chats, ce n’est qu’une apparence. Derrière le masque, une vigilance crispée, craintive, observe, analyse, calcule ce que peuvent être sa place et ses points de fuite. Une crise suffit à le dévoiler. Sans signe avant-coureur, la voilà qui s’effondre en larmes au milieu d’une séance : « Dans cette école, personne joue avec moi ! » Ce n’est pas vrai ? Ce n’est pas grave : ça déclenche chez les autres un désir de la consoler, qui la rassure. Pour un temps.

« Et mais je te connais, toi ! »

Ce n’est pas tous les jours qu’on croise le personnage d’une histoire de son enfance. Cette année, ça risque pourtant d’être le cas souvent. Car cette présence éberluée, derrière de grandes lunettes, c’est bien celle de Chouette-Froussette. « La plus jeune, Chouette-Froussette, est jolie aussi… mais elle a peur de la nuit ». Henri Dès, Chouette soirée !

Dans le mini-monde de la classe, tout l’étonne. Y compris de reconnaître le maître avec qui elle travaille depuis une semaine.

Tout l’étonne et tout l’arrête :

« Mais je peux pas faire ça, moi ! J’ai pas de chaise !

_ Oui, en effet, il manque une chaise. Mais regarde autour de toi. Réfléchis. Je pense que tu peux trouver toi-même une solution.

(Long silence)

_ Je vais en chercher une ?!

_ Et bien oui ! Ça me paraît une bonne idée, ça !

_ Mais… Je prends laquelle ??

Tout l’étonne, tout l’arrête, tout l’effraie.

« … chercher un crayon ?! »

« … mettre ses chaussures ?! »

C’est un autre type d’oiseau. Un perroquet. Perché sur sa chaise, yeux grands ouverts, sourcils froncés, il répète chacune de nos fins de phrases. Est-ce un signe d’incompréhension ou est-ce un profond besoin de mastiquer des blocs de sens, comme ces acteurs qui mâchent leur texte, pour se l’approprier ?

C’est un perroquet qui vient de loin. D’une île. La vie l’a déplacé. Il habite désormais un monde étrange, à l’écart de ses terres familières. Dans les interstices où il lui arrive, non de répéter, non de se plier, mais de prendre la parole, il ne cesse d’en témoigner : « Quand j’étais à Mayotte… quand j’étais pas ici… » Ça le saisit parfois sous la forme d’une question qui fige son corps sur place : « Maître… pourquoi il fait froid tout le temps ? »

C’est un perroquet qui camoufle, dans l’écho de nos mots, un plumage aux couleurs trop vives.

Voici l’enfant-planète, dont la pensée immense, poursuit sa propre orbite. Il n’a pas encore 6 ans mais il jongle avec les nombres et il lit. Il parle avec feu de ce qui l’intéresse : la trajectoire des astres et son bobo au bras. Tout ce qui se tient en dehors de cette sphère ne l’intéresse pas. Il n’a pas d’attention à lui consacrer. Il l’oublie. Souvent, il ne l’entend même pas. « Écoute ! Ça fait trois fois que Mme F. t’appelle. Tu ne l’entends pas ? » Non, il ne l’entend pas. Il faut qu’un être faisant partie de son univers l’intercepte et lui impose de regarder au-delà des frontières de sa vie : « Regarde ! Elle est là, devant toi. Elle existe. Tu ne peux pas faire comme si tu ne la voyais pas. »

Lui, c’est la tempête !

Il se lève, se rassoit, se roule, se traîne, s’agglutine, se relève, part poser son sac, puis le laisse traîner, pour aller chercher sa gourde, qu’il renverse, en se retournant, pour s’accroupir, virer, volter, montrer ses fesses… Cette débauche d’énergie ne l’empêche pas d’écouter, parfois. Sa réponse fuse alors hors de ses lèvres bien avant que sa main ait eu le temps de se lever. Bien avant que son doigt ait pu pointer le ciel, il est saisi par une idée nouvelle, et dérive, et enchaîne, déversant tout ce qu’il peut dans cette parole dont il s’est emparé… « Regardez moi ! Écoutez moi. Moi je sais. Moi j’existe. »

Son corps et la loi de la classe sont des espaces bien étroits pour contenir un tel déluge de désirs et d’affects.

Alors, régulièrement, il tombe en fureur ou en tristesse : qu’est-ce que ce monde qui se montre incapable de se porter immédiatement à la hauteur de son existence ?

Elle n’est pas même un filet de voix. Tout juste un souffle, dans lequel on devine une intention sonore. Il faut se tenir au plus près, scruter au ras du sol, pour en découvrir la source. De l’eau jaillit pourtant bel et bien de ce creux minuscule, caché dessous les pierres. Un filet d’eau persistante, qui revient, qui insiste. S’y exprime une vie têtue qui ne se laisse pas assécher. Elle demande la parole. Consciente qu’on ne l’entend pas, elle ne renonce pas : elle demande la parole. Répondant souvent à côté, elle s’acharne : elle répond, elle participe. Elle impose, au milieu de tant de voix-forces, un murmure qui, subitement ressaisi, lui ébauche un sourire. Parfois.

« Maître ! Ce week-end, c’était trop bien ! C’est ma sœur qui s’est fait gronder ! C’est pas moi ! »

Il hésite. Physiquement, il hésite. Tantôt, il campe un personnage de calife empâté, un peu en retrait, un peu avachi. Il se pose en vieillard de 6 ans. On ne peut pas lui la faire à l’envers. Il à déjà trop vécu.

Tantôt, son œil s’allume. Son corps se redresse. Il sait. Ça l’intéresse. Il se sent appartenir au club des sachants. Il vibre du désir d’en parler, d’inscrire ses mots dans les traces de ceux du maître, de l’adulte.

Entre vieux lion et jeune loup, il hésite. Mais, dans les deux cas, il se situe en écart, par rapport au groupe. Tantôt à côté, tantôt au-dessus, il tient une distance. Il semble devoir exister par différences. Cela me trouble. De spontané, ne restent que ses mains, qui agrippent un crayon et gribouillent son ardoise ou, à défaut, le tapis…

Elle se tient à l’aplomb. Tranquille de certitudes. Là où d’autres cherchent à mesurer leur place, multipliant les micro-conflits, elle ne cherche pas à s’imposer. Elle est là, assurée, solide. Lorsqu’on lui parle, elle nous répond. Sinon, elle vit sa vie. Une vie dans laquelle le travail scolaire joue son petit rôle, certes, mais moins, tout de même, que les jeux avec ses voisins ou que les cheveux de ses copines :

« Tu me demandes d’écrire quoi ? « Un lit » ? Pas de problème. Avec plaisir. RBXLOZPAAU. C’est ça ? Non ?! Ah bon. Et ben tant pis… Ne m’en veux pas, va. J’aurai plus de chance la prochaine fois. »

Elle est sereine. Comme une reine que rien ne peut menacer. Ou comme ces figures de « maman » qu’on trouve dans les albums de Claude Ponti. Elle a d’ailleurs pris sous son aile la trop-petite, la très-blessée, la reléguée.

Il marche sur son fil, funambule de la loi. Il marche et souvent tombe, quand le sol lui rappelle qu’on ne joue pas impunément avec les forces gravitationnelles d’une classe, d’un groupe. Il tombe et se relève et remonte sur son fil. Il retourne à sa route. Il fait juste attention à la rendre plus discrète, pour ne pas réveiller le monstre qui l’oblige à redescendre sur terre. Ça carbure derrière son crâne de testeur de limites. Ça carbure, ça interprète, ça pousse la compréhension de ses tenants jusqu’à ses aboutissants. Il cherche le déroulé exact de ces lois qui l’enserrent et l’empêchent de voler, d’errer, de butiner d’un copain à un livre, d’un jeu à une idée…

Il doit bien exister quelque part une manière d’obéir, où on le laisse tranquille, où on le laisse rêver. Poisson des profondeurs, perdue au fond du puits, qu’elle est loin de nos vies !

Il faut la repêcher sans cesse, la sortir de son eau, la ramener vers nos terres… Ça ne l’intéresse pas. A la moindre occasion, quand l’attention décroît, elle retourne à son petit univers. Elle recule discrètement pour rejoindre la bibliothèque. Elle s’assoit sur un pouf et tourne les pages d’un livre.

On ne peut pas dire qu’elle dérange notre ordre. Elle s’en tient à l’écart, murée dans le silence, sans chercher le regard ou la confrontation. Comme si elle avait intégré que, de toute façon, elle n’était pas de notre monde.

Il faut la repêcher sans cesse. Il faut la solliciter de près pour qu’elle réponde un demi-mot. Elle n’entre pas dans la parole d’elle-même. Elle préfère montrer, ou parfois frapper. Mais elle préfère surtout s’enfuir. Il faut alors la repêcher. A chaque minute, la repêcher. C’est si long…

Il y a une autre oiselle ! J’ai failli l’oublier. Il faut dire qu’elle se fait discrète, comme un ibijau gris, l’oiseau-fantôme des guaranis. Elle se fond dans la masse et dans l’absence d’excès : attentive, calme. Invisible. Au sein de l’ordre quotidien, qui s’impose et intimide, rien ne transparaît de sa joie.

Elle est pourtant si vive. Pour s’en rendre compte, il suffit de la voir rayonner, lorsqu’elle est emportée par un jeu dans la cour. Il suffit de la voir dévorer des histoires à énigmes, sollicitant sans fin sa tutrice de CE1, pour qu’elle lui en lise une autre, et encore une autre, et encore une autre…

Il a suffi d’une fois, de cet instant où, surprise par un signe de reconnaissance qu’elle n’avait pas prévu, je l’ai vu, d’un même mouvement, se replier et s’ouvrir : un corps qui se fige sous l’impact du signe mais un regard qui brille, des mains qui partent couvrir sa bouche mais qui dissimulent mal la venue d’un sourire…

C’est un ibijau gris. Une joie cachée derrière l’effroi.

Et moi ?

Que puis-je bien faire de ça ?

De toutes leurs différences ?

De ce qu’elles me renvoient ?

Jean Tessier

Pour aller plus loin

1)La personnalisation des apprentissages

2) La métamorphose de S

Une question

En quoi connaître l’enfant derrière l’élève favorise-t-il les apprentissages ?