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Dans leur rapport « Pédagogie et manuels pour l’apprentissage de la lecture : comment choisir ? », Michel Fayol et Maryse Bianco analysent les différents éléments nécessaires à l’entrée dans l’apprentissage de la lecture. Dans cet entretien accordé au Café pédagogique, Michel Fayol, membre du conseil scientifique de l’éducation nationale (CSEN), prend ses distances avec les publications du ministère, comme le livre orange. Il revendique l’indépendance du CSEN. Pour lui , « il n’y a pas de manuel idéal ». Il estime que la question de la fusion ou de l’analyse « est débattable », souligne l’importance de la compréhension ou n’écarte pas « la voie directe ». Il explique comment bien entrer dans la lecture.

Votre rapport n’est finalement pas aussi catégorique sur les méthodes de lecture que les publications du ministère ?

Deux instances cohabitent. D’une part, un conseil scientifique dont le rôle est de pouvoir dire ce qui est scientifiquement défendable dans la manière dont on peut ou on devrait enseigner telle ou telle question. Par exemple, l’apprentissage des tables de multiplication, le décodage en lecture sont des questions pour lesquelles on peut s’appuyer sur la recherche. On peut donc suggérer que telle façon d’intervenir est plus efficace que telle autre. On attend du conseil scientifique qu’il se prononce entre autres choses sur la « scientificité » des modalités d’intervention.

A côté, voir au-dessus, de ce conseil scientifique, il y a l’appareil politique. On peut faire le parallèle avec ce qui se passe actuellement au niveau sanitaire, on a un conseil scientifique qui préconise et le politique qui prend des décisions car il rend des comptes. Ces décisions, il ne les prend pas qu’à partir des préconisations du conseil scientifique, il prend en considération d’autres dimensions. Du côté de l’éducation, ces autres considérations sont les enseignants, les parents d’élèves, les moyens alloués, etc..

Deux catégories de documents bien différents émanent donc de ces deux instances. L’une qui relève des décisions et des directives du gouvernement ou du Président de la République, l’autre qui est un produit du conseil scientifique. Le rapport appartient à cette dernière catégorie, et comme l’ont constaté tous ceux qui l’ont lu, il y a en effet des différences qui s’expriment. C’est normal, nous sommes des scientifiques, nous nous basons sur la littérature, sur nos expériences de terrain ce qui nous amène à prendre des positions. Pour le décodage, par exemple, faut-il le faire par fusion, c’est-à-dire je prends b-a, ça fait ba ou faut-il démarrer par des mots et les analyser. C’est une question qui reste aujourd’hui débattable. On ne peut pas dire qu’il y ait une approche à coup sûr meilleure que l’autre. Peut-être serons-nous en mesure d’en décider dans quelques temps.

La décision politique, c’est autre chose. C’est peut-être en cela que notre rapport est moins radical car il fait état de discussions légitimes entre scientifiques. En tant que membre du conseil scientifique, je fais partie de ces gens qui se félicitent de cette dualité de document. S’il n’y avait pas de documents comme notre rapport, on pourrait penser que le conseil est une sorte « de chambre d’enregistrement » des décisions politiques. Le conseil scientifique ne peut pas et ne doit pas être cela. Nous sommes indépendants, sinon j’en serai parti. C’est en tant que scientifiques que j’appartiens à cette instance, pas en ma qualité de citoyen. En tant que citoyen, je peux être en désaccord ou en accord avec les décisions politiques, lorsque je siège au conseil, c’est sur les faits scientifiques que se mènent nos débats. Il nous faut donc faire la part de ce qui relève de notre opinion et des faits. Et c’est ce qui m’intéresse, aller le plus près possible de ce qui est défendable scientifiquement, comme l’écrit Etienne Klein, « je suis pour l’amour du vrai ».

Bien entendu, au sein du conseil, il y a des désaccords, des discussions mais nous arrivons à fonctionner malgré cela. Je considère que nous sommes encore suffisamment utiles pour accepter de rester au sein du conseil.

Le petit guide orange n’est-il pas très prescriptif ?

En effet, ce guide relève plus d’une décision politique. A un moment, il a été décidé que même s’il demeure des incertitudes, c’est plutôt ce type d’approche que l’on va recommander.

J’ai commencé à enseigner avant 1968 et alors, les instructions officielles étaient très prescriptives, notamment pour les modalités d’intervention avec un fonctionnement très descendant. Les directives arrivaient sur le bureau des inspecteurs généraux qui vérifiaient que les inspecteurs départementaux les faisaient respecter sur le terrain.

Pour autant, je ne pense pas que l’on soit dans ce type de gouvernance. Nous sommes aujourd’hui dans un système qui s’appuie sur des évaluations. Auparavant les examens étaient la façon opérationnelle de définir les objectifs. Aujourd’hui, le pilotage du système se fait à travers les évaluations, au niveau national et international.

Selon votre rapport, quels sont les incontournables pour une bonne entrée dans la lecture ?

Les études disponibles aujourd’hui nous renseignent sur l’apprentissage de la lecture, elles expliquent qu’il peut être facilité ou au contraire rendu difficile par certaines connaissances et pratiques préalables. On a donc pu s’appuyer sur ces connaissances pour rédiger notre rapport.

On sait que les enfants doivent découvrir que l’écrit, en tout cas dans notre système alphabétique, transcrit non pas le sens mais la parole. Autrement dit, l’écriture n’est pas un dessin, c’est la transcription de ce qui se dit. Les enfants doivent être capables de prendre les mots et de les considérer comme des objets en les analysant en composantes. C’est ce qui correspond à la conscience phonologique. Ces composantes sont plus ou moins fines. Il y en a de faciles, comme les syllabes. Il s’agit donc d’amener l’enfant à rapprocher configurations de sons et de lettres.

L’autre déterminant est donc la connaissance des lettres. Elle joue un rôle important dans l’apprentissage de la lecture. Le travail sur l’oral et la décomposition de la parole en « petits morceaux » est donc fondamental. La mise en relation avec les phonèmes se fera lors de l’apprentissage de la lecture.

La vitesse avec laquelle les individus sont capables de traiter l’information, une bonne capacité d’attention sont aussi des déterminants d’un bon apprentissage de la lecture. On distingue donc des capacités techniques et des capacités plus générales.

Tous ces déterminants peuvent être travaillés dès l’école maternelle, avec l’initiation aux lettres (écriture des noms et prénoms) ou encore des jeux qui analysent la parole. Toutes ces activités facilitent le travail du CP qui lui, aura pour objectif l’apprentissage de la lecture.

Le travail de compréhension orale a l’ambition d’enrichir le lexique des élèves en parallèle, beaucoup plus que le décodage.

Existe-il un manuel idéal ?

La recherche a démontré que si votre objet d’apprentissage est en concurrence avec des éléments séduisants, des images, des dessins, le risque est que ce qui est séduisant capte l’attention des élèves au détriment de ce qui doit être appris.

Le manuel doit aller aussi du plus simple au plus complexe, tant au niveau de l’appréhension des phonèmes que des textes qui seront de plus en plus longs, et il doit proposer des révisions régulièrement.

Il faut aussi qu’il y ait, parallèlement à la lecture, des exercices d’écriture. L’écriture joue un rôle dont on s’aperçoit qu’il est important dans l’apprentissage de la lecture. En français, la lecture est relativement facile et régulière même si notre système orthographique est assez compliqué, il est plutôt régulier. Apprendre à lire en français est par exemple bien moins difficile que d’apprendre en anglais. En revanche, apprendre à écrire en français est compliqué car, par exemple, le même phonème peut se transcrire de plusieurs façons. L’avantage de l’écriture est qu’elle oblige les enfants à segmenter la parole. Si vous voulez écrire table, vous êtes obligé de segmenter t-a-b-l-e alors que lorsqu’on lit, on le fait de façon moins précise, en un coup d’œil. De plus, l’orthographe, en écriture, permet un niveau de précision dont on n’a pas toujours besoin en lecture. C’est donc une préparation favorable à la lecture des mots compliqués et à l’écriture de ces mots. L’écriture consolide la lecture autant que la lecture favorise l’écriture.

Je voudrais insister sur le fait qu’il n’existe pas de manuel idéal sans penser à celui qui l’utilise. Finalement, quelque manuel que ce soit, aucun enfant n’apprendra tout seul. Il a besoin d’un maître ou d’une maîtresse, ce rôle là nous le connaissons très mal. Hormis quelques études, dont celle de Roland Goigoux, nous avons besoin de savoir comment les enseignants et enseignantes enseignent. Non pas pour trouver les bons ou les mauvais, il s’agit plutôt d’essayer de s’interroger sur la manière dont on peut individualiser les apprentissages. Pour l’instant, ce que nous savons est très général et nous avons des élèves qui sont des individus avec des différences importantes. Probablement que l’avenir appartient à la recherche qui se penchera sur l’individualisation des apprentissages, sur la façon dont on peut construire des exercices différents pour répondre aux besoins différents des élèves et comment ces activités peuvent être construites par des enseignants capables d’approcher les apprentissages de manière individualisée.

Finalement, les différences interindividuelles, les difficultés interindividuelles, les activités qu’il faudrait proposer méritent que la recherche s’intéresse à cette question.

Vous évoquez aussi la voie directe, qu’en est-il ?

La voie directe, c’est le fait que lorsque nous avons rencontré un mot un certain nombre de fois, nous sommes capables de le traiter en une fixation, en un coup d’œil. Il n’y a plus besoin de le décomposer. Pour autant, même adulte, il nous arrive d’avoir besoin de décoder, par exemple lorsque l’on lit la notice d’un médicament. La voie directe est différente de la méthode globale, on reste dans une démarche analytique. Parfois pour reconnaître les mots, nous n’avons besoin que de connaitre quelques lettres alors que lorsque l’on doit écrire, on a besoin de toutes les lettres. C’est en cela que l’utilisation de l’écriture est un outil précieux de l’apprentissage de la lecture, particulièrement en français.

Les préconisations insistent aussi sur le fait qu’un manuel ne doit pas propager de neuro-mythe ni s’appuyer sur les neurosciences sans raison valable, qu’est-ce que cela signifie ?

Tout simplement qu’on ne raconte pas d’histoires sur des choses qui seraient des interprétations allant au-delà de ce que l’on sait. L’essentiel de ce que nous savons aujourd’hui est basé sur la psychologie expérimentale. C’est elle qui nous a appris la mémorisation des mots, la récupération des mots, la consolidation… Aujourd’hui les neurosciences apportent des explications à ces phénomènes mais ce sur quoi nous pouvons nous appuyer relève de la psychologie expérimentale.

Propos recueillis par Lilia Ben Hamouda

Le rapport de M Fayol et M Bianco

L’analyse de Roland Goigoux