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Réaliser un premier film sur un sujet casse-cou (une famille de sept enfants élevés par une mère ‘célibataire’ travaillant la terre, sous l’emprise du père, marié et installé avec une autre, et propriétaire de la ferme) et ce, sans aucune formation ni expérience cinématographique. Voici le défi relevé par Sandrine Veysset (également auteure du script). La jeune femme originaire de la campagne avignonnaise, -après des études interrompues de Lettres et d’Arts plastiques à Montpellier, et l’embauche comme assistante au décor des « Amants du Pont-Neuf » [1991] de Leos Carax, lequel l’encourage-, fait sensation avec « Y aura-t-il de la neige à Noël ? » en 1996. Prix Louis Delluc, Grand Prix du Festival de Belfort, César du Meilleur premier film, cette première œuvre nous offre une vision réaliste, presque documentaire, de la vie à la campagne au début des années soixante dix, à travers le destin chahuté d’une joyeuse bande d’enfants ‘bâtards’, sous la protection affectueuse d’une mère énergique et aimante, tous tentant d’échapper à la tutelle du Maître, figure ambivalente du propriétaire tyrannique et du père incapable d’aimer. A la lisère du fait divers, du drame social et du conte à faire peur, « Y aura-t-il de la neige à Noël ? » frappe par la maîtrise d’une mise en scène, foisonnante et resserrée, apte à suggérer la résistance à l’oppression par le rêve et l’imaginaire, la construction collective d’un territoire secret et libre, dédié aux jours heureux.

Sept enfants à la ferme entre amour et haine

Voix cristallines et cris de joie, musiques primesautières de boite à musique et comptines chantées, le générique sur fond noir inaugure l’entrée en scène, filmée caméra bondissante à l’épaule, des enfants qui se bousculent les uns les autres et roulent au milieu des bottes de foin dans la grange en jouant ‘au loup’. Avec une énergie sans limites à la mesure de leur hyperactivité quotidienne. Et, déjà, les ingrédients supposés d’un conte pour enfants.

En quelques plans alternés, nous accompagnons le conducteur (invisible) d’un camion dont nous entendons le bruit du moteur, un véhicule qui arrive par la route goudronnée aux abords de la propriété. Nous sommes à la campagne dans le Sud de la France sur les terres du ‘Père’ (Daniel Duval) –jamais désigné autrement-, propriétaire d’une exploitation maraîchère. Ce dernier vient ce jour-là à bord de son gros camion rouge visiter, comme il le fait régulièrement, sa ‘femme’, qui abat chaque jour un travail considérable aux champs et à la maison, et les sept enfants, lesquels sont eux aussi mis à contribution pendant les vacances d’été et en dehors des heures d’école.

Malgré les directives autoritaires du Père, les petits s’en donnent à cœur joie, détournent les travaux demandés en jeux improvisés (ou comment faire d’un gros légume un petit bateau flottant sur les rigoles d’irrigations des terrains). La Maman (Dominique Reymond) attentionnée et ‘ouvrière’ industrieuse, se montre à la fois attentive aux besoins des enfants et connaissant finement arrachage et nettoyage des différents légumes cultivés. Visage fin à la peau claire et aux traits nettement dessinés, silhouette frêle et gestes précis que nous voyons parfois courbés au loin à la tâche sous le soleil caniculaire de l’été.

Au rythme des trois saisons de la fiction –de l’été à l’hiver-, nous voyons se dessiner la complexité des liens (et des nœuds) qui attachent les uns aux autres dans cette ‘fausse’ famille qui coexiste avec la vraie, la légitime, auprès de laquelle chaque soir le Père retourne à Cavaillon. Là, il retrouve son épouse et deux grands fils qui eux aussi travaillent sur l’exploitation. Parfois, il y invite les plus jeunes de l’autre famille, à la table le temps d’un repas, en leur demandant de se dire ‘cousins’ auprès des voisins, un mensonge qu’il ne partage pas avec ses proches, parfaitement au courant de sa double vie.

Dans le même temps, nous voyons la difficulté et le trouble dans lesquels vit la femme, ‘concubine’ et mère dite célibataire, sous la dépendance financière d’un homme qu’elle a aimé et qu’elle désire encore. Les enfants, pour leur part, échappent partiellement à cet enfermement étouffant par leurs capacités à tourner en dérision les ordres et les humiliations imposées par le Père, par la complicité et la solidarité par tranche d’âge et par genre qui les rapprochent intuitivement. Adossés à l’amour maternel, ils font front. D’autant que chez la maman, qui fait tout pour alléger un quotidien pauvre, sans eau chaude ni salle de bain, à la consommation d’électricité restreinte, la révolte gronde, d’abord sourde puis éclatante, devant la brutalité d’un homme frustre, tentant de s’en prendre à sa fille aînée.

Blanche Neige au pays de « La Nuit du chasseur »

Même si la fiction n’est pas explicitement datée, nous pouvons imaginer que le destin terrible de cette mère héroïque dépend aussi d’un contexte historique où en France les moyens de contraception mal maitrisés et l’interdiction de l’IVG vont encore de pair avec la prégnance du patriarcat, la dépendance économique (et juridique) des femmes par rapport aux hommes. Pourtant, la fiction de Sandrine Veysset ne se réduit pas à l’illustration d’un cas d’oppression féminine. Plus subtilement, la jeune cinéaste situe le drame dans cette zone grise à l’intérieur de laquelle évolue le grand fauve masculin. Dans cette relation ambivalente, entre désir d’amour et emprise, un dilemme dont elle veut sortir, un piège mortifère dans lequel il s’est lui-même enfermé.

Les enfants tentent, pour leur part, d’habiter dans leur tête et à travers la combattivité joyeuse une autre planète inatteignable par l’ogre qui fait office de père et qu’ils n’ont pas choisi. Par les partis-pris de mise en scène, la réalisatrice parvient au fil des saisons, plus le temps se rapproche de l’hiver, à faire basculer le récit fragmenté dans un autre registre, celui du conte, à la fois source de terreur et d’émerveillement. Le camion rouge trouant la nuit en vrombissant signale l’irruption brutale de l’ogre, propriétaire, maître des lieux et exploiteur de sa progéniture. Comme le personnage de la protectrice armée d’une carabine, incarnée par Lilian Gish dans « La Nuit du chasseur » de Charles Laughton [1955, une référence inspirante citée par Sandrine Veysset elle-même], à l’affût du père criminel (interprété par Robert Mitchum), prêt à assassiner ‘ses’ enfants adoptifs par appât du gain, rodant autour du refuge en poussant des cris de bête, la mère aimante est prête à tout pour garantir le bonheur de ses petits.

Le pire n’est pas toujours sûr mais nous devons garder le silence sur la fin de cette histoire, remplie de terreur et de pitié. Nous ne dirons pas non plus de quelle magnifique et bouleversante manière la mère tient à distance in extremis la tristesse et le désespoir pour invente un espace d’émerveillement et de liberté, à nul autre pareil, un pays de rêve que Les enfants investissent sans crainte du lendemain.

Samra Bonvoisin

« Y aura-t-il de la neige à Noël ? », film de Sandrine Veysset-sur arte.tv jusqu’au 31.05.21