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« Je n’expose pas les valeurs. Je les fais vivre ». Professeure de lettres-histoire et d’éducation morale et civique (EMC) au lycée professionnel Joseph Cugnot de Neuilly-sur-Marne (93), Estelle Brénéol a sa façon à elle de faire travailler les élèves en EMC. Une façon suffisamment intéressante pour que nous lui demandions de la partager…

Pourquoi cet investissement en EMC, une discipline qui souvent n’est qu’un complément de l’histoire-géographie ?

Le sujet me tient à coeur. Et il tient aussi à coeur de mes élèves, des lycéens de la filière des métiers de l’automobile. Ils ressentent souvent fortement les injustices et ils ont besoin de parler pour comprendre le monde dans lequel ils vivent.

Ils sont particulièrement intéressés par les questions de la laïcité , de la liberté d’expression, de la discrimination, de l’homophobie. Ils ont des questions à poser et ils se rendent compte que le cours d’EMC est un espace de liberté et d’échange.

Ca ne les révolte pas une éducation « morale et civique » ?

Non car je ne fais pas du descendant. Je Je n’expose pas les valeurs. Je les fais vivre. Je leur donne la parole. Ce matin lors du cours sur la laïcité j’avais des observateurs dans ma classe. Ils étaient impressionnés à la fois des lacunes culturelles de certains élèves et de la qualité de leur argumentation.

Comment faites vous pour les intéresser sur cette question difficile ?

Il faut être solide sur le fond et avoir une démarche intéressante. J’ai choisi de partir du vécu des élèves et de leur proposer des situations où ils peuvent se retrouver. Pour cela j’utilise un dispositif particulier que j’appelle « la rivière des crocodiles ». J’utilise une corde qui traverse la salle de cours. Elle symbolise une rivière pleine de crocodile : impossible de rester dedans. Il faut être d’un coté ou de l’autre et choisir son camp par rapport aux propositions que je vais faire. Les élèves sont debout. Ils se positionnent en bougeant dans la salle. Ils expliquent leur choix.

Par exemple je leur demande de choisir le coté de la rivière sur une question comme : « un élève demande à un professeur sa religion : est-ce autorisé ou non ? ». Une fois qu’ils ont choisi leur rive, je leur donne la parole. Je vais mettre en avant un mot qui fait avancer le débat. Puis je donne une seconde proposition.

Ce matin en seconde ils étaient nombreux à dire que le professeur ne doit pas indiquer sa religion. Mais certains s’interrogent. En terminale ils savent que c’est interdit.

Certains élèves disent que si le professeur indique sa religion spontanément c’est que c’est autorisé. Mais ils comprennent que du coup ça change leur vision du professeur.

Autre cas concret : un élève refuse de visiter un monument religieux. En a-t-il le droit ? Un élève a fait le parallèle avec le cours. « Si un jour on fait un cours sur le catholicisme alors on aurait le droit de quitter la salle. Surement pas ! ».

Vous ne craignez pas d’avoir tous les élèves d’un coté de la corde ?

Je donne toujours la parole en premier au camp qui est le moins nombreux pour qu’il puisse convaincre éventuellement ses camarades. Parce que une particularité de ces élèves c’est qu’ils sont capables de dire qu’ils ont eu tort et de changer de camp.

Après chaque question je fais un point pour donner la « bonne » réponse et les élèves l’attendent. Ils aiment ça ! Je veux qu’ils comprennent pourquoi ce serait dangereux de ne pas respecter la laïcité. Qu’ils comprennent que cette neutralité les protège. Qu’ils comprennent aussi la différence entre culturel et cultuel dans le cas de la visite d’une église.

Quelle trace gardent-ils ?

Le débat mouvant se conclut avec une définition de la laïcité élaborée avec la classe. Ce matin on a réussi à distinguer liberté de culte et de conscience , la différence entre la neutralité de l’Etat et le fait d’être athée. On a construit une définition qui est recopiée dans le cahier et à la prochaine séance on travaillera de façon plus classique sur des documents : la loi de 1905, le préambule de la constitution, un article de presse sur la question des crèches.

Comment avez vous mis au point « la rivière des crocodiles » ?

C’est un travail menée avec un collègue, Frédéric Jiquel, devenu IEN depuis. On s’est inspiré des travaux de Québécois qui avaient été réutilisés par le GFEN pour proposer divers types de débats. En effet il y a d’autres dispositifs. Par exemple donner un document à un groupe et leur demander une synthèse des arguments et échanger des rapporteurs de groupe. On apporte ainsi plusieurs points de vue et c’est une façon de travailler en groupe en donnant des responsabilités aux élèves en les faisant bouger.

Ces méthodes sont une particularité des lycées professionnels ?

C’est lié à la particularité de nos élèves qui ont besoin d’une pédagogie renouvelée. Le passage à l’écrit est difficile pour eux donc il faut passer par l’oral. Les élèves nous surprennent par la qualité de leur argumentation orale mais ils ont du mal à l’écrire.

Dans ces conditions l’EMC aide les élèves à faire leur place dans la société ?

Clairement oui. Car l’EMC leur donne la parole. Ils peuvent exprimer ce qu’ils vivent en terme de discrimination, par exemple. Ils me disent qu’on ne les écoute jamais, qu’ils sont invisibles. Alors l’EMC leur donne l’assurance que leur voix sera entendue et que même s’ils n’ont pas les codes de la société classique leur intelligence sera reconnue.

Propos recueillis par François Jarraud