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Une amitié nouvelle entre jeunes filles est-elle compatible avec l’attirance pour l’autre sexe et le désir de tomber amoureuses ? Sur cette obsession caractéristique de l’âge des possibles, maintes fois traitée à l’écran, le cinéaste Emmanuel Mouret, après un premier film remarqué « Laissons Lucie faire » en 2000, prend la main dans une comédie douce amère portée par la grâce et le naturel de ses deux interprètes débutantes, Isabelle Pirès et Veroushka Knoge. « Venus et Fleur », Sélection de La Quinzaine des réalisateurs à Cannes en 2004, nous raconte en effet le séjour estival dans une maison sur les hauteurs de Marseille de deux jeunes filles, l’une originaire de Paris, l’autre venue de Saint-Pétersbourg, rapprochées par le hasard et partageant le même rêve : rencontrer le garçon idéal. Devenu maître de la comédie sentimentale et des intermittences du coeur (« Les Choses qu’on dit, les choses qu’on fait », 2020), le réalisateur réussit ici la chronique subtile d’une complicité joyeuse menacée par la rivalité amoureuse. Entre le souffle de liberté cher à « Adieu Philippine » de Jacques Rozier [1962] et l’insatiable curiosité des Rainette et Mirabelle imaginées par Eric Rohmer [1987], un conte moderne consacrant l’évidence du désir, sa force émancipatrice, et sa cruauté.

Deux jeunes filles en liberté, personnalités opposées, rêve d’amour partagé

Comme Fleur (Isalle Pirès), nous découvrons dans un coin arboré la belle maison en pierres dominant la ville de Marseille et surplombant la mer. Un lieu idéal prêté par son oncle et sa tante, pendant un été à cette jeune parisienne au regard étonné, à l’allure timide. Nous la retrouvons à la terrasse d’un café solitaire et désoeuvrée. A la table d’à côté, une jeune brune semble pleurer la tête enfouie dans ses bras repliés. Plus tard, la même se présente devant la maison de vacances de la première. La visiteuse est venue rapporter les papiers de Fleur : l’une et l’autre, par mégarde, se sont trompé de sac en quittant le café. Un hasard malicieux aux répercussions multiples.

Venus (Veroushka Knoge) arrivée la veille de Saint-Pétersbourg, est déjà prête à repartir car l’amoureux français qu’elle a rejoint se trouve déjà dans les bras d’une autre ! Fleur, dans un accès de générosité sans détour, lui offre l’hébergement pour la nuit puis propose de lui prêter de l’argent. Avec un argument imparable et délicieux : ses parents sont tous deux fonctionnaires. Il s’agit donc d’argent public. C’est un peu comme si la France invitait la Russie…

Au-delà d’une curiosité réciproque, Venus et Fleur ont d’autres raisons de nouer ainsi, le temps des vacances ouvert à des expériences inédites, un pacte secret : toutes deux, ouvertement ou discrètement, rêvent d’amour et cherchent le garçon idéal.

D’entrée de jeu, Venus, tee-shirt bariolé, tatouages assumés et cicatrice mystérieuse, affiche une vitalité débordante (et dansante) et une expérience (déjà) de la déception sentimentale. Energique, elle revendique autant sa volonté de séduire les hommes, son souhait romanesque de trouver le grand amour, tout en affichant ses compétences en plomberie. D’ailleurs, en un tour de main, à l’instar de l’héroïne de « La Folle Ingénue » d’Ernst Lubitsch [1947], elle répare la tuyauterie de la douche, sous les yeux de Fleur ébahie. Aussi, dans un premier mouvement, la comédie légère fait-elle des étincelles engendrées par le frottement de personnalités dissonnantes. Au dynamisme conquérant de Venus s’élançant sans nostalgie vers le prochain amour s’oppose l’inhibition et la retenue de Fleur avouant désespérer un peu de n’avoir pas encore connu de coup de cœur et ne ‘pas se sentir normale’.

Au pays des garçons, déconvenues inattendues et divines surprises

Nous suivons donc avec entrain les aventures des deux héroïnes sous la haute autorité de Venus qui promet à son amie consentante de lui apprendre mille tours pour attirer l’attention masculine. Sur la plage, toutes deux jouent donc au ballon, l’audacieuse simulant la maladresse et courant récupérer le ballon en question, lequel vient de toucher l’épaule d’un jeune homme en maillot de bain, ou de rouler aux pieds d’un autre allongé sur sa serviette face à la mer. Des ruses pour engager la conversation qui se heurtent à des refus polis et réitérés, comme si le charme (notable) de Venus ne produisait aucun effet chez la gente masculine. Au grand étonnement de l’instigatrice du jeu. A notre grande surprise, en tant que spectateurs habitués aux représentations convenues de la drague. Dans un autre registre, nous avons peur pour les deux ‘chercheuses’ d’or amoureux lorsque Venus l’intrépide incite Fleur à monter à bord d’une superbe décapotable, en répondant ainsi à l’invitation du conducteur, un homme d’âge mûr qui les mène jusqu’à un immense domaine et leur propose, en compagnie de deux jeunes gens présents, de plonger dans la piscine. Pendant que le propriétaire part chercher des maillots de bain pour elles, les aventurières, en un réflexe salutaire de Venus, prennent leurs jambes à leur cou et font plus loin halte sur les rochers où elles savourent un bain de soleil en slip et soutien gorge à un endroit idéal pour observer les allées et venues des garçons…

Un événement majeur dans leur existence de vagabondes en liberté vient cependant remettre en question une répartition des rôles en apparence figée, même si la stratégie de séduction proposée par Venus a connu jusque-là bien des alea. C’est l’arrivée d’un randonneur nommé Bonheur (Julien Imbert) qui bouleverse la donne. Il est de passage pour une escale d’une nuit, un hébergement sollicité par l’oncle et la tante de Fleur, avant qu’il ne rejoigne un groupe pour une ‘course’ de trois jours sur les sentiers plus haut.

Venus sort le grand jeu. Le garçon reste sur la réserve, le nez penché dans un livre, comme Fleur d’ailleurs en pleine lecture d’un ouvrage de Pessoa (auteur préféré de l’une et de l’autre, constatent-ils lors d’un bref échange sur la terrasse). Jusqu’à son départ devant la barrière du jardin au matin, nous sommes, comme les deux héroïnes, suspendus aux lèvres de ce jeune homme discret, taiseux et respectueux de celles qui lui ont offert le gîte…

Bien des rebondissements nous saisissent dans cette accélération du temps du récit. Et dans cette maturation des émotions et ce maelstrom des sentiments engendrées dans les cœurs battants de Venus l’exaltée (c’est l’amour de ma vie, le père de mes enfants…) et de Fleur l’innocence incarnée (Je m’efface, je te le laisse…). Et pourtant, à mille lieues du rêve de midinette ou de la romance mélodramatique, l’irruption de l’amour n’en a pas fini de renverser les rôles, de pulvériser non-dits, ruses et mensonges.

Les fans du cinéaste Emmanuel Mouret savent par quels tours et détours, délicieux et terribles, le désir, dans ses films, mène la danse même chez les filles, et les garçons, les plus réfléchis. Les spectateurs, non avertis, de « Venus et Fleur » savoureront sans modération cette comédie légère et grave, à la mise en scène simple et lumineuse. Aux antipodes du compromis jubilatoire de « Sérénade à trois » (mais l’esprit de Lubitsch n’est pas loin), « Venus et Fleur » nous convie au triomphe de l’amour, un dénouement heureux et douloureux, à la mesure de l’absolutisme de la jeunesse.

Samra Bonvoisin

« Venus et Fleur », film de Emmanuel Mouret

Visible sur arte.tv jusqu’au 14.06.21