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Et si l’oral au lycée devenait autre chose qu’un mode artificiel d’évaluation : une pratique, un travail, une poétique ? Au lycée Charlie Chaplin à Décines, les 2ndes de Claire Augé ont transformé en sonnets leurs souvenirs du confinement, en ont réalisé une mise en voix, ont collaboré avec l’artiste numérique « Cordes sensibles » pour les transfigurer selon l’esthétique du sampling. Le montage diffusé en ligne permet d’apprécier le travail mené : les élèves arpentent des « chemins de traverse » pour réconcilier à l’Ecole la littérature et la vie ainsi que pour relier les œuvres patrimoniales aux écritures contemporaines. Avec en bonus une belle invitation : et si, de Louise Labé à Chloé Kobuta, les voix des autrices trouvaient enfin leur juste place dans la culture scolaire ?

Comment ce projet est-il né ?

C’est pendant le premier confinement que tout est né. A titre privé, je suivais depuis un moment le compte Cordes Sensibles et ai profité de cette période pour écrire à l’artiste et lui proposer un projet artistique avec mes élèves. Après un long échange téléphonique ensemble, extrêmement agréable et stimulant, le projet était lancé. Nous étions au début du mois de mai 2020 : à distance, mes secondes ont été amenés à découvrir quelques œuvres numériques du compte et à écrire ensuite dans le carnet de lecteur. Ensuite, nous avons organisé une visioconférence où les élèves ont pu échanger directement avec Chloé Kobuta, l’artiste. Même à distance, son énergie et sa passion des sons nous ont subjugués – pour l’anecdote : pendant cette visioconférence, j’ai été, moi-même, l’enseignante, éjectée de ma propre salle. Je n’ai réussi à me reconnecter que quinze minutes plus tard pour retrouver mes élèves, toujours connectés, en pleine conversation avec l’artiste. C’est à peine s’ils avaient remarqué ma disparition…

Après ce moment, ni Chloé ni moi-même ne souhaitions en rester là. Nous avons donc construit un projet plus important « De Louise Labé à Cordes Sensibles » qui a pris place de la rentrée scolaire 2020 aux vacances de la Toussaint 2021, avec une classe de secondes (nous ne savions alors pas que ce serait le seul moment de l’année scolaire avec des cours en classe entière en présentiel).

Comment intégrer le projet au programme et au contexte ?

Les œuvres du compte Cordes Sensibles reposent sur une esthétique du sampling (l’échantillonnage) : Chloé Kobuta emprunte des voix dans notre culture sonore (musiques, films, discours, etc…) et les recompose, un peu à la manière d’un cadavre exquis, dans des œuvres nouvelles. Il s’agit là d’une écriture poétique numérique qui saisit l’air du temps. Aussi ce projet s’est-il articulé à l’étude de poèmes du Moyen-Age au XVIIIème siècle. La plupart de ses créations interroge l’amour ; c’est là d’ailleurs le thème de son grand projet artistique (cf. « Le cœur du sujet ») et celui de sa dernière grande collaboration artistique avec le compositeur Paul Brondy pour l’opéra national de Lorraine. Aussi, ai-je choisi spontanément de travailler sur des poèmes lyriques questionnant également ce sentiment. Si j’ai choisi d’articuler le sonnet et le sampling sonore, c’est parce que ces deux formes de créations sont toutes les deux contraintes et c’est leurs contraintes qui permettent, me semble-t-il, d’exprimer les sentiments tumultueux, débordants.

De plus, le projet a été monté en juin 2020 pour se dérouler en septembre 2021. Il s’agissait de penser non seulement la rentrée scolaire, mais aussi le retour à l’Ecole de nombreux élèves profondément marqués par le confinement, décrocheurs ou non. Je souhaitais leur montrer que la littérature, numérique ou non, permettait de créer des liens et de se trouver soi-même. Or, le sonnet n’est-il pas une forme confinée par excellence ? Lors du premier confinement, Chloé Kobuta a créé plusieurs œuvres numériques sur celui-ci, grappillant différents témoignages sur les réseaux sociaux, à la radio ou au téléphone (son répondeur est un collecteur de voix : n’hésitez pas à y déposer vos réflexions ! 07 80 97 36 22). Finalement, la contrainte, pour le sonnet ou pour le sampling, permet d’exprimer l’indicible…

Le travail mené inclut l’exploration d’œuvres numériques diffusées sur Instagram par « Cordes sensibles » : pouvez-vous nous les présenter ?

J’ai composé deux corpus de plusieurs œuvres de Cordes Sensibles. Le premier corpus porte sur le thème du confinement : TikTok, qui est là ? (15 mars 2020), Confinement jour 6 (22 mars 2020) et Journal imaginaire (3 mai 2020). Si elles ont toutes le même thème, elles sont très différentes : la première se présente comme un « Petit condensé de ce qu’on peut glaner [sur les réseaux sociaux] en cette période trouble » (Kobuta). On y entend les voix de jeunes, qui fascinent complètement l’artiste qui a une très grande tendresse et admiration pour les adolescents. La seconde œuvre mêle Serge Gainsbourg, Chateaubriand (un extrait de « Du vague des passions ») et des « extraits de conversations téléphoniques confinées, de Tiktoks et de la si bien nommée série ‘Bloqués’ » (Kobuta). Enfin, la troisième donne à écouter des « extraits du journal imaginaire de Luc Dagognet, à suivre de près sur @anstagrammes pour ses odyssées burlesques, ses cabrioles langagières et la musique qu’il y a dans ses textes » (Kobuta) mêlés à la Valse en mi mineur n°15 de Chopin. Les trois œuvres offrent un regard très large, mêlant paroles spontanées, discours et écrits littéraires : les élèves ont été frappés de reconnaître leur vécu et leurs émotions dans des œuvres artistiques.

Le second corpus porte, quant à lui, sur le thème de l’amour : Le cœur du sujet (1er juillet 2020), Les Amoureux (14 février 2020) et L’amour et ses questions à la con (24 octobre 2019). La première œuvre Le cœur du sujet se présente comme un art poétique : « En ce moment Cordes Sensibles reprend un projet documentaire de longue haleine (laissé de côté il y a deux ans.) Ça s’appelle Le Cœur du Sujet. Ca parle d’amour et pas mal de Roland Barthes. Ça questionne l’ascenseur émotionnel de la rencontre, la relation sur la durée, l’angoisse de se mettre à nu, celle d’aimer tout cru ». Je laisse la place aux mots écrits par l’artiste pour présenter ses deux autres œuvres : « L’Amour et ses questions à la con… : C’est Dany Brillant qui drop son mic’ à Vivaldi. C’est Anna Karina, c’est Jean Gabin, c’est Lucchini. C’est un gros cœur avec les voix » ; « Parlez, les mots d’amour sont des caresses fécondantes. Les autres mots ne sont là que pour la commodité de la vie. Aimer, c’est l’unique raison de vivre. Et la raison de la raison, la raison du bonheur. Vous obtiendrez toujours grand enchantement d’aimer, et même de la souffrance d’amour. Les plus grands des poètes ont affronté diversement, avec courage et avec faiblesse, les difficultés de la vie, mais leurs chants d’amour relèvent l’homme de son bourbier… ».

Quoi de mieux de faire dialoguer ces voix récoltés par Chloé Kobuta pour Cordes Sensibles et celles de poétesses et poètes comme Louise Labé, Pontus de Tyard, Ronsard, Marbeuf, Lamartine et Neruda ? Je ne peux que vous recommander d’aller écouter ces œuvres pour plonger dans cet univers esthétique sonore…

Comment avez-vous exploité pédagogiquement ces œuvres avec les élèves ?

Il y a eu plusieurs étapes d’exploitations pédagogiques des œuvres en cours. La première a eu lieu dès la semaine de la rentrée avec l’écoute, en classe, du corpus sur le confinement. Les œuvres ont été exploitées de la même manière que des œuvres littéraires dans un premier temps : expression des ressentis, rédaction d’un carnet d’auditeur (et non de lecteur) et temps d’analyse. La dimension numérique a été également questionnée : pour cela j’ai demandé aux élèves si, pour eux, ces trois œuvres étaient de l’art. Est né un grand débat sur la place du numérique, sur le processus créatif, sur le sampling…Cette première étape a permis de lancer le projet d’écriture.

La seconde exploitation concernait le corpus amoureux : l’étude a pris place avant l’étude du célèbre sonnet Je vis, je meurs de Louise Labé. Les élèves ont été invités à écrire leur propre définition et les ont ensuite lues en classe dans un concert de lecture : une élève a alors ri en disant qu’en lisant les définitions les unes après les autres, cela ressemblait à un cadavre exquis qui montre qu’il y a autant de définitions que de personnes…Et nous avons écouté les voix collectées et agencées par Cordes Sensibles : si les élèves ont également écrit leurs impressions d’écoute, l’étude a vite glissé vers un débat à visée philosophique. Comment peut-on définir l’amour ? Et nous avons lu et étudié le texte de Louise Labé.

En même temps que les élèves étudiaient le genre du sonnet, ils ont été amenés à en écrire un : quelles ont été les consignes et modalités de travail pour cet atelier d’écriture ?

Notre grand projet consistait à demander aux élèves d’écrire chacun un sonnet sur le thème du confinement, qui serait ensuite mis en voix pour créer une œuvre à la manière de Cordes Sensibles et donner de la matière à l’artiste pour créer une nouvelle œuvre numérique à partir de voix lycéennes. Il s’agissait donc d’aborder cette période vécue en 2020 sous l’angle de leur choix et sous une forme strictement contrainte : d’une part les élèves étaient libres du sujet, d’autres part ils devaient respecter la structure classique du sonnet (deux quatrains, deux tercets), proposer un texte homométrique (au choix octosyllabe, décasyllabe ou alexandrin) et suivre un schéma de rimes strict (ABBA, ABBA, CCD, EED). L’écriture a été menée en plusieurs temps, à la fois en classe, avec l’accompagnement de l’enseignant et à la maison. Les élèves ont produit deux écrits intermédiaires, qui ont été systématiquement relus par l’enseignant (j’ai alors compté et recompté les syllabes de tous les vers des trente-trois sonnets de la classe…).

Quels vous semblent les intérêts d’une telle appropriation créative des œuvres et des genres ?

Les intérêts me semblent multiples… Une telle écriture permet tout d’abord de s’approprier le genre du sonnet. Aujourd’hui, à la fin de l’année 2020-2021, j’ai l’impression que c’est le point de connaissance que mes élèves ont le mieux retenu de l’année…alors que je me bats complètement pour leur faire retenir la définition de l’incipit.

Elle permet également de tisser un lien entre les élèves, essentiellement lecteurs en difficulté, et la littérature du XVIème siècle. Au fur et à mesure de l’avancée du projet d’écriture, les élèves me disaient de moins en moins que les textes étudiés étaient « du chinois ». En s’appropriant la forme par eux-mêmes, ils ont réussi à mieux lire les textes littéraires. L’écriture permet de les engager dans la lecture et dans l’écoute.

Enfin, en écrivant eux-mêmes un sonnet, ils se sont rendus que Louise Labé ou Chloé Kobuta n’étaient pas des étrangères, dans leurs tours d’ivoire et que la littérature et l’art pouvaient réunir.

Le projet a permis aussi de travailler la mise en voix : quelles ont été les activités menées en ce sens ?

Une fois l’écriture des textes achevée, il a été demandé aux élèves d’enregistrer leurs mises en voix. C’était la première étape d’une progression annuelle enclenchée (sur l’ensemble de l’année, les élèves ont produit quatre mises en voix de textes littéraires avec plusieurs moments d’étayage). Ce travail a été mené à la maison ; les élèves se sont enregistrés avec leurs smartphones. Avant cet exercice, nous avons étudié en classe plusieurs mises en voix très différentes : la lecture de La mort du loup de Vigny par Gérard Philipe, l’adaptation chantée Que serais-je sans toi ? d’Aragon par Jean Ferrat, l’adaptation chantée et complétée de Heureux qui comme Ulysse de Du Bellay par Ridan et l’actualisation rappée de Pâques à New-York de Cendrars par Ekoué. Les élèves étaient donc libres de proposer la mise en voix de leur choix : tout était possible s’ils pouvaient leurs choix en s’appuyant sur le texte. Une élève a ainsi rappé son sonnet et a ajouté des commentaires à son écrit dont elle a transformé un vers en refrain. Quelques mises en voix ont été écoutées en classe afin de prendre conscience de la créativité des élèves. Cela nous a également permis de faire émerger différents critères d’une bonne lecture.

Le mercredi 14 octobre, Chloé Kobuta est venue animer un atelier de quatre heures au lycée. Après nous avoir parlé des sons dans notre univers, en nous faisant découvrir de nombreuses œuvres numériques, et de sa pratique esthétique, elle a mis en place un atelier créatif. Les élèves ont été regroupés par petits groupes de cinq ou six. Puis, on a distribué à chaque élève un sonnet écrit par une personne de la classe ; il y avait donc cinq ou six sonnets différents par groupe. A ce moment-là, les élèves ont découvert pour la plupart les textes de leurs camarades. Chloé et moi-même leur avons alors demandé de réaliser un sampling dans lequel on devait retrouver au moins un vers de chaque poème distribué au sein du groupe. Les œuvres composites ont ensuite été lues à haute voix par un porte-parole et enregistrées par Chloé Kobuta. Nous avons alors assisté à de très belles performances artistiques : mis à l’aise par l’artiste, inspirés par les sons écoutés plus tôt dans la matinée, les élèves ont libéré des flow poétiques saisissants.

A partir des lectures de sonnets et des enregistrements réalisés lors de cette séance par les élèves pour lesquels nous avions une autorisation de droit à la voix, Chloé Kobuta a créé deux œuvres numériques : Sonnets collés et 17.03.2021 : il y a un an, le confinement.

Il est plutôt rare de travailler en classe sur des œuvres numériques, de surcroît publiées sur les réseaux sociaux. A la lumière de votre expérience, en quoi vous semble-t-il intéressant de cheminer ainsi « de Louise Labé à Cordes sensibles » ? autrement dit, d’actualiser la réception d’œuvres anciennes et de prendre en considération les supports et formes de l’écriture numérique ?

C’est là une vaste question. Je suis intimement convaincue que cheminer de Louise à Labé à Cordes Sensibles est enrichissant pour plusieurs raisons que je livre un peu en vrac ici aujourd’hui…Cela permet d’expliciter en classe la vivacité de la littérature et de l’art, de créer des passerelles entre les élèves d’aujourd’hui et les œuvres patrimoniales, de les éduquer aux réseaux sociaux et de leur faire prendre conscience que l’art s’y trouve également, de questionner à la lumière du présent le passé, de « décomplexifier » des œuvres complexes, de penser la création littéraire et artistique, de se (re)trouver dans des textes, de penser le monde et d’initier une réflexion personnelle…La lecture est un cheminement : pourquoi se limiter au chemin balisé par l’Institution autour de textes canoniques ? Pourquoi ne pas parcourir les chemins de traverse également ? Pourquoi ne pas construire des passerelles ?

En tout cas, Chloé Kobuta et moi-même n’avons pas envie d’en rester là…et nous sommes en train de réfléchir à notre prochain projet ensemble sous d’autres horizons, car je change d’établissement et d’académie à la rentrée 2021.

Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut

Les sonnets des élèves

Sonnets collés : montage 1 de Cordes sensibles à partir des sonnets d’élèves

17.03.2021 : il y a un an, le confinement : montage 2 de Cordes sensibles à partir des sonnets d’élèves

Le compte Instagram de Cordes sensibles

Création de Cordes sensibles « Le cœur du sujet »

Collaboration artistique de Cordes sensibles avec le compositeur Paul Brondy

Sur le site lettres de l’académie de Lyon

Claire Augé dans le Café pédagogique