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Comment des adolescentes vivent-elles leur appartenance à un peuple opprimé, minoritaire dans tous les sens du terme, et menacé d’extinction ? Myriam Verreault, réalisatrice québécoise, dès sa première rencontre avec la communauté amérindienne innue d’Uashat, vivant dans une partie de la réserve proche de Sept-Iles au bord du fleuve Saint-Laurent, ‘tombe en amour avec les gens’. Une révélation : seul le cinéma (et une fiction tournée chez eux et avec eux) peut leur donner une image sur grand écran que les médias dominants du Québec occultent si souvent. Aussi entreprend-t-elle un travail de scénarisation et de préparation avec la jeune écrivaine innue Naomi Fontaine, autrice du livre éponyme. Ensemble elles imaginent deux amies innues, à la camaraderie aussi fusionnelle qu’une promesse d’enfance. A 17 ans cependant, Shaniss fonde une famille et Mikuan tombe amoureuse d’un blanc tout en rêvant de liberté. Résultat : une fiction intimiste et réaliste, suggérant avec finesse la complexité de l’émancipation dans le respect de ses origines. Et le portrait lyrique et émouvant du peuple innu, filmé avec amour, ici en pleine lumière.

Amitié indéfectible, communauté fragile

Dans la nuit noire et le ressac entendu des vagues, d’étranges loupiotes attirent l’œil. Deux gamines rieuses, en bottes et cirés, s’affairent dans l’eau poissonneuse, guidées par leurs petites lampes frontales dans l’obscurité et l’écume blanche où scintillent les écailles de leurs proies. Une bonne pêche pour Mikuan (Sharon Fontaine-Ishipatao) et Shaniss (Yamie Grégoire) fêtée dans la joie et une complicité toute en tendresse, danse, chant et partage. Une amitié soudée dès l’enfance dans les jeux et l’appartenance à la même communauté amérindienne, celle des Innus du Québec. Et la promesse (poings fort serrés, fronts à touche-touche) que jamais rien ne pourra les séparer. Un vœu d’autant plus puissant que dans la réserve où elles vivent, la pauvreté, la violence intrafamiliale, la tentation de l’alcool n’entament pas l’esprit de solidarité et le sentiment tenace d’appartenir au même peuple, à la même tradition et à la même culture, même si les nouvelles générations n’interprètent pas de la même façon que leurs aînés le passé qui les relient à ce petit territoire concédé…

‘On n’est pas sérieux quand on a 17 ans’. Pas si simple. Shaniss, la sensibilité à fleur de peau, cède à une coutume très répandue dans son milieu : elle devient mère et se met en ménage avec un jeune gars peu fiable et cogneur. Mikuan, pour sa part, -celle dont la voix off nous accompagne comme on confie à des oreilles bienveillantes des vérités dérangeantes-, bonne élève, fan de musique pop, amoureuse des mots, commence par participer à un atelier d’écriture. Dans des conditions hasardeuses (dans une boite de nuit avec rixe entre garçons aux conséquences fâcheuses), elle sort du ‘cercle’ restreint, franchit des barrières infranchissables et s’aventure sur le territoire de l’autre. Et elle tombe amoureuse de Francis, un Blanc ouvert et sympathique.

Fractures, ruptures, amour transgressif

Les deux amies continuent à se fréquenter. L’une tente d’alerter l’autre sur les dangers que son compagnon violent fait courir à sa petite famille et à elle-même (Shaniss ne cherche plus à dissimuler l’énorme coquart bleuâtre sur sa figure).

‘J’ai mis un voile blanc sur ce qui était sale’ prévient la voix off de la narratrice dés les premières minutes de notre voyage en terre innue. Il n’empêche. Mikuan a de plus en plus de mal à vivre dans le maelstrom de sentiments qui l’assaillent. Comment préserver l’affection qu’elle porte à cette jeune mère et amie débordée par sa maternité et sa solitude au sein d’une famille dysfonctionnelle ? Comment concilier l’aventure amoureuse avec un garçon, sincèrement attirée par elle et curieux de sa culture, avec l’hostilité que cette liaison engendre chez ses proches innus dont sa meilleure amie ?

C’est l’impulsive Shaniss, blessée par ce qu’elle vit comme une trahison, qui franchit le pas, accuse Mikuan de ‘racisme’ et lui reproche aussi son envie de quitter la réserve, son ambition d’entamer des études dans la capitale. Le désarroi manifeste et les franches dénégations n’y changent rien. Ce basculement dramatique dans une rupture qui fait tant de peine à chacune résonne en nous comme le signe de l’impossible dialogue entre les Blancs ‘venus d’ailleurs et après’ et les populations autochtones, reléguées et accrochées tant bien que mal à des fondations fragilisées (maîtrise de la langue d’origine, maintien de certains rites, goût pour la musique innue…).

De la littérature au cinéma, chemins de liberté

A l’instar des deux créatrices (la réalisatrice et sa coscénariste) qui ont imaginé les principaux personnages de « Kuessipan » (‘A toi ! A ton tour !’, en langue innue), à travers une démarche d’immersion et d’empathie de longue haleine, Mikuan, portée par l’élan frémissant en elle, poursuit son processus d’émancipation, sans renier ce qui la ressource. Même si le jeune amoureux déclare forfait en reconnaissant son incapacité à aller plus loin dans la relation avec une jeune femme qui n’est pas de son monde, l’amoureuse déçue transcende cette expérience en approfondissant son travail d’écriture. Rivalisant d’audace au sein de l’atelier où elle prend la parole, lit ses textes et accéde à la reconnaissance.

Loin du happy end conventionnel, les adieux et l’étreinte des amies retrouvées ont bien lieu. Les larmes coulent pour la première fois sur le visage de Mikua qui quitte la réserve pour d’autres horizons.

Sa voix off, douce, lucide et déterminée, ne nous lâche pas, modulée par la composition musicale électronique de Louis-Jean Comier. Elle prend au pied de la lettre l’appel à la transmission formulé dans le titre du beau film de Myriam Verreault, en écho à l’ouvrage de sa complice innue en écriture Naomi Fontaine. C’est dit. Des forêts denses aux flots immenses du fleuve Saint-Laurent, au-delà des baraquements en bois de la réserve, découpés par des cieux sans limites, Mykuan commence à écrire son histoire singulière et celle de son peuple. Et « Kussiepan » nous incite à partager l’ambition de son héroïne : accéder à ‘la rage de vivre’ des Innus et regarder ‘les yeux d’Indiens qui ont tout vu et s’étonnent de sourire souvent’.

Samra Bonvoisin

« Kuessipan », film de Myriam Verreault-sortie le 7 juillet 2021