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Entre instruction en famille et nouvelles écoles, dans le Morvan, une région du rural profond, de nouvelles pratiques éducatives se développent. Thierry Leutreau, ancien professeur des écoles (pendant 18 ans) et président de la Coopérative des savoirs de 2014 à 2019, tente un point avec Philippe Bongrand et Françoise Carraud (Université Cergy). Il a été à l’initiative d’un groupe sur les « Modes d’instruction » qui a organisé une journée d’études en 2019. Les actes de ces journées sont édités.

Qu’est-ce qui a suscité ce groupe de réflexion ?

Au départ, il y a eu une attente, voire une inquiétude de certains enseignants et élus proches de la Coopérative des Savoirs. Lorsque les directeurs d’école primaire et les maires prévoient l’organisation de la scolarité pour les années à venir et qu’ils constatent que des enfants de la commune manquent à l’appel, ils s’interrogent. Pour les enseignants, la question spontanée était donc : « Pourquoi certaines familles fuient-elles l’école communale, alors que celle-ci s’efforce d’apporter le meilleur à ses élèves ? ». C’était une façon de poser le problème mais les premiers échanges avec des familles concernées a conduit à l’aborder en d’autres termes. La vision de l’école publique comme passage obligé pour l’instruction des enfants est en effet une vision propre au monde enseignant, qui semble moins consensuelle aujourd’hui. Le groupe a rapidement mis en évidence que, pour certaines familles, l’école publique n’est qu’une option parmi d’autres pratiques éducatives possibles : école privée sous contrat, école privée hors contrat, instruction dans la famille. En France, c’est l’instruction qui est obligatoire, et non pas l’école. La question qui se pose alors est : « Peut-on choisir (et de quelle manière) le mode d’instruction de ses enfants ? ». Certaines familles vont plus loin encore et demandent : « Comment laisser nos enfants choisir ? ».

En quoi les éducations alternatives vous semblent-elles poser des questions spécifiques lorsqu’elles apparaissent en milieu rural ?

Le milieu rural se caractérise, entre autres, par sa faible densité de population. C’est de ce fait un milieu formidablement propice aux initiatives individuelles et aux interactions sociales. En même temps, c’est un milieu sensible car il repose sur des équilibres sociaux fragiles. Les services publics y sont particulièrement menacés, progressivement remplacés, comme partout, par des logiques privées de prestations de services. On le voit dans les transports, le courrier, l’hôpital… L’éducation et la culture n’y échappent pas. Le comportement des clients (on disait auparavant « usagers », mais ce mot lui-même a disparu…) s’adapte à cette réalité. Une intervenante lors de la journée d’étude à Saint-Brisson (Ariane Azéma, inspectrice générale de l’éducation, du sport et de la recherche) a parfaitement résumé cette problématique :

« Ce qui fait peut-être la caractéristique des débats que vous avez aujourd’hui, c’est que dans des territoires de faible densité, ces choix-là (les choix dans les modes d’instruction des enfants) ont des effets sur l’organisation du territoire. Qu’un certain nombre de familles en milieu urbain très dense fassent des choix – des choix, qui, encore une fois, sont les leurs : ce sont des choix personnels – n’a pas, au fond, d’incidence sur l’organisation structurelle de l’ensemble. Mais quand vous êtes dans un milieu de faible densité, cela a des effets sur la façon dont le territoire se développe et s’organise. C’est bien le sujet qui nous est – et qui, en l’espèce, vous est – collectivement posé ».

Le Morvan est-il plus particulièrement concerné par ces alternatives que d’autres territoires ruraux ?

Le Morvan est très concerné : si on s’en tient aux chiffres, on constate que la majorité des enfants du département de la Nièvre instruits en famille vivent dans le Morvan (38 enfants sur 63, en 2019, pour le premier degré). Si la faible densité de population rendait jusqu’à présent difficile l’installation d’écoles alternatives sur le territoire, on constate que la pratique de l’instruction en famille a plus que doublé ces dix dernières années. Les pratiques alternatives constituent donc une tendance qui s’affirme.

Le Morvan est aujourd’hui, pour de nombreuses familles, un territoire refuge : servi par un environnement naturel exceptionnel, peu peuplé, peu pollué, à mi-chemin entre Paris et Lyon, avec un coût de l’immobilier encore assez bas, etc. Il attire de nombreuses familles qui cherchent une qualité et un mode de vie en rupture avec le stress de la vie citadine, qui aspirent à d’autres valeurs, d’autres pratiques (culturelles, alimentaires, ou encore en matière de sociabilité, de vie collective). Changer le mode d’éducation de ses enfants participe d’une volonté de changement de vie plus global.

Comment les élus se positionnent-ils relativement à ces éducations alternatives ?

Les élus du Morvan sont majoritairement attachés au maintien des services publics, et par conséquent à leurs écoles. La plupart encouragent et soutiennent les actions des enseignants pour que l’école du village s’adapte à la demande sociale : équipements, locaux, projets pédagogiques, mise à disposition de personnel… Les petites écoles rurales sont parfois mieux dotées en matériel et en moyens pédagogiques que certaines écoles urbaines. Les élus locaux sont souvent actifs, voire virulents dans les « bagarres » (régulières, hélas) avec l’administration pour empêcher les fermetures.

Les modes d’éducation alternatifs les dépassent un peu, les enjeux ne sont pas clairement identifiés (espérons que la publication des actes de cette journée d’étude y contribuera !).

À l’échelle d’une commune, l’instruction en famille concerne en général peu de parents. Pour un maire, cela se présente souvent comme une situation un peu atypique : pour lui, il s’agit simplement de conduire une enquête pour s’assurer que les enfants sont instruits dans des conditions correctes. Cela reste une affaire privée, un peu marginale. À mon avis, la question mériterait d’être posée à l’échelle des communautés de communes.

Le développement d’écoles hors contrat pourrait changer la donne, rendant plus visible le phénomène. Pour l’avoir envisagé lors de conversations avec quelques maires, trois types d’appréciations se dégagent :

• c’est un drame, l’école privée va vider l’école publique, les néo-ruraux nous envahissent et ne jouent pas le jeu de la collectivité. Au lieu de chercher à s’intégrer, ils profitent des services de la commune et restent entre eux ; la collectivité ne les aidera pas.

• chacun est libre, c’est une mode qui va passer, soyons tolérants ; pas de position de principe, voyons ce qui va advenir. Nous continuerons à soutenir l’école publique et nous examinerons les demandes qui arriveront des autres écoles.

• c’est une opportunité : ça va attirer de nouvelles familles qui vont venir s’installer, rajeunir et développer la commune, créer de nouvelles activités et peut-être même permettre de rouvrir les bâtiments de l’école. Accueillons cette nouvelle initiative favorablement. L’école publique n’avait qu’à s’adapter.

Depuis que vous avez tenu cette journée d’étude, les alternatives éducatives se sont-elles encore développées ?

Probablement. Il ne faut pas y voir un effet de promotion par cette journée, mais plutôt, à mon avis une prémonition ! L’instruction en famille, nous l’avons dit, se développe de façon importante depuis plus de dix ans sur le territoire. Les familles se connaissent, se regroupent, des projets collectifs voient le jour, et attirent à leur tour de nouvelles personnes… Je ne sais pas comment augmente le nombre d’établissements alternatifs effectivement créés (il faudrait le demander à l’Éducation nationale !) mais on entend parler d’initiatives, de projets. En 2019, cela ne concernait qu’un nombre réduit d’enfants. Dans une école Montessori hors contrat, par exemple, il n’y avait que quatre enfants scolarisés. Aujourd’hui, j’entends parler de deux nouveaux projets d’éducation alternatifs (écoles privées hors contrat) en préparation dans le Morvan.

Il est possible que la pandémie ait aussi joué un rôle : des familles ont dû s’occuper davantage de la scolarité de leurs enfants, certaines ont mal vécu l’instruction dispensée par l’école pendant cette période, l’obligation du masque, etc. Certaines ont fait la démarche de venir vivre « autrement » à la campagne et veulent pousser l’expérience plus loin…

Propos recueillis par Philippe Bongrand

Les actes sont disponibles gratuitement : Philippe Bongrand, Françoise Carraud et la Coopérative des savoirs, L’éducation des enfants dans le Morvan : quelles pratiques aujourd’hui ? Actes de la Journée d’études du 10 avril 2019 à la Maison du Parc Naturel Régional du Morvan, Lormes, 2021.

Télécharger les actes

La coopérative des savoirs