Print Friendly, PDF & Email

Comment des jeunes femmes, arrêtée et accusées d’avoir organisé un Sabbat, vivent-elles au fond de leur cœur le procès en sorcellerie intenté contre elles ? Située au début du XVIIème siècle au Pays basque, la tragédie contée dans « Les Sorcières d’Akelarre » pulvérise les conventions du drame historique, au demeurant bien documenté, inspiré notamment des écrits du juge Pierre de Lancre et d’autres comptes-rendus de l’époque. La fiction imaginée par le cinéaste argentin Pablo Agüerro, enrichie par Katell Guillou,sa coscénariste, voyage de l’onirisme au fantastique, dans le sillage sauvage et libre de six jeunes tisserandes et femmes de marins jetées au cachot dans l’incompréhension totale de leur délit supposé. Aux antipodes des « Sorcières de Salem », lourde transposition d’une pièce d’Arthur Miller, réalisée par Raymond Rouleau en 1957, Pablo Agüerro invente un film ‘féministe’ en adoptant le point de vue exclusif de ses héroïnes, rebelles et imaginatives au point de retourner l’accusation de sorcellerie contre les hommes et inquisiteurs, en particulier leur juge pris entre la fascination et l’effroi face au désir incarné. Ainsi l’audace des partis-pris du réalisateur, la beauté des figures féminines confèrent une modernité subversive à cette histoire vieille de quatre siècles. Tant le combat d’alors, mélange de tourments féroces et de joie insolente, représenté avec maestria, résonne avec la lutte des femmes pour leur émancipation, contre toutes les formes d’obscurantismes, ici et maintenant.

Les flammes du bûcher, la lumière de jeunes filles en liberté

La première séquence –les flammes d’un bûcher,les silhouettes sombres d’hommes commentant le spectacle au premier plan- ne nous laisse guère de doute sur l’issue fatale. Au Pays basque en 1609, la chasse aux sorcières va bon train. Pour l’heure, dans l’innocence et la tendresse du partage, quelques jeunes femmes à la longue chevelure déliée,tantôt courent en riant dans les forêts et clairières ou sur les hauteurs battues par le vent marin, tantôt s’adonnent à leur activité de tissage.Ensemble et seules durant les longs mois d’absence de leurs maris pêcheurs. Des élans et une énergie que la caméra à l’épaule épouse à la vitesse de l’éclair,dans l’évidence d’un épanouissement communicatif.

Pourtant alertés, nous subissons, comme les héroïnes, les vociférations brutales et la violence des hommes en armes les arrachant à leur foyer pour les arrêter et les jeter dans l’obscurité de cachots aux barreaux épais. Elles sont donc six à subir le même sort, accusées d’un ‘crime’, dontelles ignorent même l’existence, d’un délit qu’elles ne peuvent avouer puisqu’elles n’en saisissent pas le sens.

Juge inquisiteur et apprenties sorcières : la puissance du désir

Grand seigneur érudit, moustache taillée et vêtement ajusté,le juge Rosteguy de Lancre (Alex Brendemühl) – inspiré par un magistrat en mission au Pays basque chargé par le roi Henri IV d’éradiquer les manifestations de sorcellerie- interroge (des ruses du langage et des questions piégées jusqu’aux tortures des corps nus et enchaînés) ces jeunes femmes dans la sidération et la peur, comprenant peu à peu comment le dispositif de l’inquisition les prend en tenaille et conduit immanquablement à des aveux insensés et à une mort assurée.

Une idée géniale (et salvatrice, croit-elle) germe cependant dans la tête de la plus indépendante. Ana (Amaia Aberasturi) ruse avec le juge pour gagner du temps jusqu’au retour des marins et époux. Elle avoue être une sorcière (et seule responsable) et promet le récit complet d’un Sabbat à ce dernier, visiblement attiré par le charme frondeur de son interlocutrice capable de simuler le râle rauque de la jouissance (visage cadré en gros plan)comme une possession démonique.

Basculant sans coup férir dans le fantasme (masculin) et l’imaginaire foisonnant d’Ana et de ses sœurs en sorcellerie, le récit prend les couleurs flamboyantes d’un spectacle chantant et dansant devant une assemblée masculine figée en apparence, composée de gardes, d’hommes d’Eglise et du juge de Lancre emportés dans le délire des sens ainsi engendré, dans une perte de repères parfaitement déraisonnable.

Le magistrat, à la fois fasciné et terrorisé par le désir suscité par ces femmes qui l’ont pris au mot, et notamment la première d’entre elles, retrouve cependant ses esprits, recouvre avec des termes savants de la démonologie l’impensable état dans lequel il se trouve et n’oublie pas la mission à accomplir afin que la chasse aux sorcières élimine du territoire les séquelles de ‘sauvagerie’.

‘Il n’y a rien de plus dangereux qu’une femme qui danse’ dit le juge. En effet. « Les Sorcières d’Akelarre » de Pablo Agüerro ne nous montre pas le sort terrible qui attend ses héroïnes, lesquelles osent revendiquer le charme de leur corps, la suavité de leur chant, la jubilation de la jouissance face à des oppresseurs masculins qui crèvent de désir et n’ont d’autre choix(sexuel, politique) que la diabolisation pour ne pas y céder.

Nous vous laissons découvrir le dénouement imaginé par le cinéaste argentin et vous verrez que « Les Sorcières d’Akelarre » ont plus d’un tour dans leur sac pour contrer le funeste dessein de leurs bourreaux. Comme une belle échappée en forme d’appel à la résistance contre les oppresseurs de tous poils.

Samra Bonvoisin

« Les Sorcièresd’Akelarre », film de Pablo Agüerro – sortie le 25 août 2021