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Comment faire advenir des mots pour éclairer la beauté du monde et des œuvres ? A la cité scolaire de Landrecies dans le Nord, Peggy Bernadat montre la voie. Ses 3èmes se sont inspirés de 26 « lettres de verre » créées par l’artiste Jean-Baptiste Sibertin-Blanc et exposées au MusVerre de Sars-Poteries. Les élèves ont pédagogiquement cheminé du verre aux vers pour ciseler à leur tour des poèmes fascinants. Le projet montre combien le dialogue entre les arts est fécond, combien l’approche créative et sensible vient enrichir la relation aux œuvres, combien le travail de l’écriture aide les élèves à construire aussi leur posture d’interprètes et d’auteur.es. Invitation 2022 : que l’Ecole soit « une fenêtre grande ouverte à l’attention de vos rêves ».

 

Le projet s’inspire des « Lettres de Verre » de Jean-Baptiste Sibertin-Blanc : pouvez-vous nous présenter cette œuvre ? pourquoi ce choix ?

 

L’écriture du recueil poétique autour des « Lettres de Verre » de Jean-Baptiste Sibertin-Blanc s’intègre à un projet interdisciplinaire plus large qui a commencé avec cette exposition proposée par le MusVerre, et qui s’est poursuivi au Musée d’Arts Modernes de Villeneuve d’Ascq, avec les œuvres d’art brut et l’univers de Paul Klee.

 

Après une phase d’immersion culturelle, les élèves ont été, à deux reprises, sollicités dans le cadre du cours de lettres, pour produire des œuvres poétiques à partir d’œuvres plastiques : leur première expérience fut celle menée à partir des œuvres de Jean-Baptiste Sibertin-Blanc ; la seconde à partir de leurs propres autoportraits réalisés avec le plasticien Damien Gete.

 

Concernant l’œuvre de Jean-Baptiste Sibertin-Blanc, elle s’est imposée d’elle-même dans notre projet dont le fil conducteur était à la fois la Lettre, l’art brut et le dévoilement de soi. Or, l’exposition au MusVerre, « une éclipse de l’objet », est le fruit d’un projet artistique aux frontières de l’art et du design. Ces vingt-six lettres de verre d’une incroyable technicité esthétique ont permis aux élèves de prendre la mesure du pouvoir signifiant et poétique de la Lettre comme seule forme plastique et elles ont été la première source d’inspiration pour l’entrée en poésie.

 

Comment avez-vous accompagné les élèves dans leur découverte et leur réception de ces créations ? Quelles ont été leurs premières impressions ?

 

J’avais souhaité, à dessein, ne prévoir aucune préparation en amont à l’exposition, afin que la perception première que les élèves auraient des œuvres soit immédiate et la plus spontanée possible. Elle fut à la mesure de mes attentes. Ainsi, fascinés qu’ils furent, par la créativité et la plastique (et la beauté) de cet abécédaire, j’ai demandé aux élèves, de retour en classe, d’oublier absolument la valeur signifiante de chacune de ces Lettres, et de faire en sorte de ne plus percevoir que des objets de verre dont la présence devait être leur unique source d’inspiration.

 

Pour la mise en œuvre concrète, j’avais photographié chaque lettre et chaque élève disposait d’une reproduction couleur qu’il devait, dans un premier temps, apprendre à observer en se laissant guider par leur réception et leur émotion premières.

 

Vous avez invité les élèves à s’inspirer des créations de Jean-Baptiste Sibertin-Blanc pour produire des textes poétiques : comment avez-vous aidé les élèves à mettre des mots sur l’œuvre ?

 

Partant de la Lettre en verre, nous avons dans un premier temps, travaillé le lexique et j’ai demandé aux élèves de produire un réservoir de mots dans lequel ils iraient puiser pour leurs créations poétiques. Dans une 1ère étape, il s’est ainsi agi d’élaborer un réservoir de mots.

 

D’abord en faisant émerger des mots « premiers ». Les élèves sont invités à observer « la Lettre-Objet » dont ils ont la charge en oubliant totalement la lettre qu’elle représente. Consignes : « Concentrez-vous sur ce que vous imaginez en la regardant (comme on observe un nuage et que l’on tente d’imaginer ce qu’il représente). Ecrivez dans la marge (à la verticale), une ligne sur deux, tous les mots que vous évoquent cette Lettre-Objet : ce que vous voyez (sa forme, sa couleur, son aspect, ce à quoi elle peut faire penser…). J’insiste : Oubliez la lettre… concentrez-vous sur l’OBJET d’ART / ce que vous ressentez en la voyant. »

 

Puis, les élèves cherchent les mots « seconds » : « Pour chaque mot premier inscrit dans la marge, sur chaque ligne, inscrivez tous les mots que vous évoquent de près ou de loin les mots premiers (= ce qui revient à proposer un champ lexical). Ex : Fragilité / casser – brisure – rompre – délicat – délicatesse – fragile – vulnérable – faiblesse – mollesse – raffinement – légèreté – pureté – évanouissement… Pour enrichir votre réservoir de mots, vous pouvez utiliser le dictionnaire des synonymes en ligne.»

 

Enfin, ils sélectionnent les mots « poétiques » : « Relisez votre réservoir de mots et, pour chaque ligne, entourez, le ou les mot(s) qui vous semble(nt) les plus intéressant(s) poétiquement. Privilégiez par exemple les mots de langage soutenu, mais surtout ceux que vous aimez le plus, tout simplement ! » Ils sollicitent un camarade pour valider leurs choix.

 

Comment passe-t-on des mots au poème ?

 

Plusieurs étapes mènent à la production poétique. Voici les consignes successives… D’abord : « Pour chaque ligne de mots de la page de gauche, proposez un vers en utilisant au moins un mot de la ligne en lien avec votre perception de la Lettre-Objet (notamment celui que vous avez entouré). Faites-vous confiance ! Appelez-moi à l’aide si besoin est ! »

 

Puis : « Sélectionnez vos meilleures productions. Quand vous aurez écrit un vers pour chaque ligne, relisez vos vers et choisissez ceux qui vous paraissent les plus réussis poétiquement. Sollicitez un camarade pour valider vos choix. »

 

Enfin : « Bravo ! votre travail est presque achevé ! Recopiez les vers que vous avez sélectionnés (au minimum 4 vers libres … mais vous pouvez en écrire beaucoup plus !!!)

La professeure n’a plus qu’à corriger l’orthographe, et mettre en forme les poèmes pour l’édition.

 

Pouvez-vous citer quelques extraits que vous jugez particulièrement réussis ?

 

Je pourrais citer notamment les vers écrits par Elise qui illustrent la lettre K : « Écho du désespoir / La couturière a filé les traces de tes larmes / De ses ciseaux elle tranche / Les fils de mon destin /Solitaire ».

 

Elise est une élève particulièrement sensible et introvertie. De cette lettre de verre translucide et épurée, Elise a vu apparaître des évocations tout à fait inattendues : des traces de larmes, une paire de ciseaux qui cependant ne pourrait servir qu’une seule fois si on s’en servait puisqu’elle est de verre, la transparence qu’elle associe à la solitude. De cet imaginaire, de ces associations, et à partir du réservoir de mots qu’elle avait sélectionnés, est apparu un poème tout à fait étonnant aussi ténébreux que cette lettre pouvait paraître délicate et lumineuse. Ainsi, l’exploration de son imaginaire, par le détour d’une recherche lexicale, lui a permis de révéler pour cette Lettre K, un sens a priori absolument inédit et singulier.

 

Quels sont les rôles, postures, gestes de l’enseignante pour accompagner, enrichir, affiner un si beau travail créatif ?

 

Le rôle de l’enseignant est assurément celui de l’accompagnement dans l’écriture et du lâcher prise, tout en rassurant sans cesse chaque élève dans sa capacité à interpréter une œuvre artistique selon sa propre sensibilité, sa capacité à écrire des vers dignes d’être publiés.

 

Factuellement, je circulais dans la classe et relançais le processus d’écriture en faisant des suggestions individuelles d’utilisation de mots présents dans le réservoir de mots, désamorçant les sentences « c’est nul » / « ça veut rien dire », demandant de lire certains passages à voix haute pour s’assurer de leur valeur poétique, réduisant des vers trop longs ou simplifiant des syntaxes trop alambiquées, démontrant que la beauté surgit parfois, comme les Lettres de Verre de Jean-Baptiste Sibertin-Blanc, de l’apparente simplicité et de l’épure.

 

Concernant la méthodologie, si elle peut paraît très contrainte ou restrictive, elle est cependant très rassurante pour les élèves, car elle induit une progressivité dans la création et propose, de façon très simple, la construction d’une matière lexicale qui constitue le socle de l’écriture poétique et la source première d’inspiration qui permet à chacun d’échapper à la tentation de description formelle de l’objet.

 

Outre l’accompagnement professoral, le brouillon valorisé comme étape indispensable à la recherche et à la création littéraire, l’obligation des strates d’écriture, la sélection finale des meilleurs écrits (en collaboration avec un lecteur objectif et bienveillant soumis lui aussi au même exercice) sont autant d’outils qui jalonnent le processus créatif et libèrent les élèves d’une obligation immédiate de résultat.

 

Au final, à la lumière de l’expérience menée, en quoi vous semble-t-il intéressant d’amener les élèves à devenir auteur.es en allant à la rencontre de lieux et d’œuvres artistiques ?

 

Cela fait déjà plusieurs années que je demande à mes élèves d’adopter une posture d’auteur.es en partant de leur observation puis interprétation d’œuvres artistiques. L’expérience me paraît éminemment intéressante à plus d’un titre.

 

D’une part, elle permet une rencontre sensible des élèves avec l’œuvre, sans que celle-ci ne soit dénaturée par une analyse ou une étude académique, circonstanciée et formelle.

 

D’autre part, après la phase d’observation, cette expérience permet aux élèves de proposer une interprétation fine et sincère des œuvres rencontrées. Elle permet qu’ils comprennent la multiplicité des possibles interprétatifs des œuvres d’art, et qu’elles deviennent pour eux, le temps de l’écriture, comme le dit très justement Jean-Baptiste Sibertin-Blanc « une fenêtre grande ouverte à l’attention de vos rêves ».

 

Enfin, en faisant dialoguer différents langages artistiques, les élèves se saisissent du travail actif de récepteur d’une œuvre d’art par la construction d’un sens, en accédant eux-mêmes à l’exigence de la création artistique produite à l’intention d’un lecteur tout aussi exigeant… une exigence d’auteur qui construit réciproquement leur exigence de lecteur.

 

Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut

 

Le recueil numérique des créations d’élèves

Exposition de Jean-Baptiste Sibertin-Blanc jusqu’au 09/01/2022