Camille Lextray, membre fondatrice du mouvement « Collage » le sait, porter une parole féministe, c’est prendre le risque de s’exposer à des messages haineux ; on s’habitue, dit-elle, à cette violence, mais mêle si elle atteint, elle ne « fait plus mal ». En revanche, quand elle vient des femmes, on se sent bien plus démuni.e ; ces commentaires-là blessent, on ne les comprend pas. Comment est-ce possible que des femmes adhèrent et coopèrent au système patriarcal au lieu de s’y opposer ? Comment peuvent-elles préférer à la défense du féminisme celle de la misogynie ? Ce sont ces questions que l’autrice aborde dans son essai Briser la chaîne, misogynes de mère en fille ? Elle nous invite à conscientiser les mécanismes patriarcaux de domination auxquels les femmes apprennent très tôt à se soumettre, pour les transmettre ensuite, à leur corps défendant bien souvent, de génération en génération, à leurs propres filles. Comment briser cette chaine de transmission, dans laquelle l’Ecole joue aussi son rôle, pour briser les chaines du patriarcat…
Une logique de protection et d’autoprotection
« Chez moi, ma mère a toujours tenu le discours le plus patriarcal » écrit l’autrice. Le fait est que ce sont souvent les mères qui, conscientes des risques encourus à porter croc-tops et jupes courtes, et à se balader le soir, apprennent à leurs filles à « respecter les règles implicites du patriarcat » dont elles se font, par peur, le relais. En bridant ainsi leur liberté, pour les protéger, elles les conditionnent aussi, à leur corps défendant, à « s’effacer, et à subir », au lieu de les inviter à briser les chaines.
Cette mécanique de protection amène aussi les femmes à s’invisibiliser elles-mêmes, à se faire toutes petites, à s’effacer … Cette stratégie « à la George Sand », ainsi que la nomme l’essayiste, conduit par exemple certaines autrices à choisir un pseudonyme effaçant leur féminité.
Un travail de recherche avec des élèves sur les véritables identités de George Elliot, Henry Gréville, ou autres Daniel Sterne leur permettra d’interroger cette difficulté à se nommer au féminin. Pourquoi ne pas en profiter alors pour les mener sur les pas de Mary Sidney, alias William Shakespeare, et faire un détour vers cette époque élisabéthaine où seules les traductions, considérées comme un genre mineur, étaient autorisées aux femmes ? Il n’y aura plus alors qu’un pas à franchir pour évoquer avec elleux la déféminisation des noms de métiers au XVIIe, et la « noblesse » du genre masculin …
Des mécanismes multiples à interroger
Depuis leur toute petite enfance, les femmes apprennent donc souvent à leurs filles, malgré elles, à intérioriser des stéréotypes de genre et adopter des codes misogynes. Comment échapper à cette assignation ? Comment déconstruire la leçon des normes patriarcales à laquelle on a appris à obéir ? L’autrice trace plusieurs pistes pour conscientiser certaines de ces représentations qui enferment les femmes, et dont elles ne voient plus elles-mêmes qu’il ne s’agit que de constructions.
Parmi tous les mécanismes décryptés dans l’ouvrage, on retiendra notamment la manière dont l’essayiste s’attaque au mythe de la rivalité féminine selon lequel la sonorité serait impossible, et les relations entre les femmes, « vipères perfides », forcément « hypocrites et compliquées ».
Ce mythe est en réalité inoculé dès l’enfance, notamment à travers des contes de fées aussi célèbres que Cendrillon ou Peau d’âne qui mettent en scène des personnages féminins toujours en rivalité pour être choisies par le Prince charmant, seul décisionnaire de leur destin. Mais il peut être interrogé avec des élèves, et l’on sait combien ce travail de déconstruction est fécond. Une version plus moderne de ces récits merveilleux, pourrait être l’élection du « Diamant de saison » dans la Chronique des Bridgerton, qu’on pourra s’essayer aussi à décrypter en classe.
Et maintenant ?
La place des femmes est centrale dans l’éducation, que ce soit dans la sphère familiale, ou à l’école « où elles représentent 84% des professeur.es des écoles dans le public et 91% dans le privé ». A elles de s’emparer de cette position stratégique pour briser collectivement la chaîne de transmission à laquelle elles participent trop souvent, et « réinventer ce qu’être une femme signifie » ensemble. Collectivement, car les solutions individuelles relevant par exemple du «marché florissant » du développement personnel, ne permettent pas une « modification de fond des structures ».
Les vraies solutions émancipatrices passent notamment, explique Camille Lextray, par une réappropriation collective de l’espace. Sur ce point, l’Ecole a un rôle central à jouer. Des initiatives, souvent portées par les CVC et CVL, ont lieu ici et là : noms de femmes donnés à des salles de classe, réécriture d’une règlement intérieur en langue égalitaire, opérations de collage menées par des élèves, marches exploratoires organisées dans des quartiers de secteur… Elles sont à encourager et visibiliser, à diffuser et promouvoir.
Claire Berest
Briser la chaine – Misogynes de mère en fille ?, Camille Lextray. Editions LEDUC
« Déconstruire les contes de ma mère l’IA » : à retrouver sur le site du Café pédagogique