L’Ă©lĂšve n’a pas encore appris Ă poser des questions. Il n’a pas appris le jeu que nous voulons lui enseigner. L. Wittgenstein, De la certitude
Demandez aux enseignants(1) quels sont leurs principaux sujets de prĂ©occupation : les salaires, les programmes, les notes et l’Ă©valuation, les parents, la laĂŻcitĂ©, la violence, les incivilitĂ©s… ? Vous n’y ĂȘtes pas : c’est la motivation des Ă©lĂšves, leur engagement dans le travail scolaire, leur intĂ©rĂȘt pour les activitĂ©s et les savoirs constituĂ©s. En France, « comment motiver et faire travailler efficacement les Ă©lĂšves » fut la question la plus souvent abordĂ©e dans le DĂ©bat national sur l’avenir de l’Ăcole (2004, p. 81). En Suisse, des enquĂȘtes montrent que les jeunes instituteurs aimeraient d’abord « intĂ©resser les Ă©lĂšves les moins motivĂ©s », surtout s’ils sont « hĂ©tĂ©rogĂšnes » dans leur rapport au savoir et aux questions posĂ©es (Maulini, 2005, p. 20). « CrĂ©er les conditions de la transmission des connaissances » (Rayou & van Zanten, 2004, p. 123) est un peu le rĂ©quisit de la relation pĂ©dagogique. Quand les Ă©lĂšves « sont en demande », rĂ©sume un professeur dĂ©butant, ils apprennent mieux et plus vite. L’ordre suit, les rĂ©sultats et la paix scolaire aussi. C’est gratifiant, fluide, encourageant. « C’est agrĂ©able des Ă©lĂšves en demande. C’est pas mal pour un professeur, c’est confortable. » (ibid., p. 126). Quand le public est motivĂ©, c’est plus motivant. VoilĂ le secret et le paradoxe de l’enseignement.
C’est le secret parce qu’il est difficile d’infliger l’instruction. Et le paradoxe parce que les Ă©lĂšves renversent la condition : ils sont eux-mĂȘmes dĂ©cidĂ©s quand la leçon donne des raisons de s’engager. « Sont apprĂ©ciĂ©s les maĂźtres et les maĂźtresses qui ont de l’imagination, qui savent susciter l’intĂ©rĂȘt et motiver les Ă©lĂšves. » (Montandon, 1997, p. 60) Le professeur compĂ©tent a d’abord deux qualitĂ©s : il incite Ă penser, Ă chercher, Ă se questionner ; il Ă©coute aussi la classe, s’inquiĂšte de ce qu’elle apprend, permet Ă chacun de poser des questions sans vivre l’expĂ©rience humiliante de la moquerie d’autrui (« Bouffon ! ») ou d’un magistral ricanement (« Question idiote, tu es navrant… ») (Dubet, 2002, p. 153). Dans une Ă©cole digne de ce nom, on se questionne et on obtient des rĂ©ponses. On est intĂ©ressĂ© parce que le maĂźtre est intĂ©ressant. VoilĂ toujours le secret, et de nouveau la difficultĂ© : comment enseigner ce qu’il faut aux enfants, en les incitant Ă le vouloir en mĂȘme temps ?
Il y a peut-ĂȘtre moins un prĂ©requis qu’un mixage en situation. Le tour de force, c’est de lier l’exposĂ© du savoir et le pouvoir de questionner, les rĂ©ponses du programme et les problĂšmes qu’elles permettent de rĂ©soudre et de poser (Fabre, 2005). Dis comme cela, c’est charmant. Mais en pratique, comment concilier contrainte et dĂ©sir, leçons et questions, raisons d’apprendre et sens de l’enseignement ?
Faisons le dĂ©tour par les Pays des Merveilles : nous y verrons l’envers du bon sens, une parodie d’initiation, un usage absurde et donc instructif des questions. Je reviendrai ensuite au dĂ©bat sur l’Ă©cole, Ă la place que les doctrines pĂ©dagogiques assignent plus ou moins clairement aux demandes du maĂźtre et Ă celles des enfants. Les prescriptions semblant peu conciliables, je suggĂ©rerai pour finir un pas de cĂŽtĂ© : voyons comment se pratique l’interrogation, sans prĂ©juger ce dont les professionnels devraient idĂ©alement s’alarmer. Questionner le questionnement en dĂ©crĂ©tant d’emblĂ©e ce qu’il doit viser : ne serait-ce pas logiquement prĂ©cipitĂ© ?
De l’autre cĂŽtĂ© du miroir : Alice au Pays des Questions
Lorsque Alice passe de l’autre cĂŽtĂ© du miroir, elle vit toutes sortes d’inversions. On mange des gĂąteaux secs pour se dĂ©saltĂ©rer. On fĂȘte trois cent soixante-quatre jours par an les an-anniversaires. Les fleurs peuvent parler, mais seulement si un visiteur valable les interroge en premier. Au royaume de l’absurde, le langage est malmenĂ©, rĂ©inventĂ© ou pris au pied de la lettre, ce qui fait deux façons pour les locuteurs de ne pas se comprendre, d’ĂȘtre mutuellement interloquĂ©s.
La conversation commence par une question, sauf quand c’est elle, justement, qui est objet de discussion. Perdue dans les bois, Alice croise Twideuldeume et Twideuldie : « J’Ă©tais en train de me demander quel serait le meilleur chemin Ă prendre pour sortir de la forĂȘt ; il commence Ă faire si sombre ! Pourriez-vous me l’indiquer, s’il vous plaĂźt ? » rĂ©clame, comme toujours poliment, la petite fille intrĂ©pide mais bien Ă©levĂ©e par ses parents. Les bonshommes n’en font rien et la toisent en riant. Ils ressemblent Ă deux Ă©coliers mal lunĂ©s, fiers de ne pas coopĂ©rer. Alice en montre un du doigt et ordonne : « Vous, lĂ , le premier, rĂ©pondez lorsqu’on vous interroge ! » Elle joue la maĂźtresse, mais les deux compĂšres ne se laissent pas impressionner. « En aucune façon… Tout au contraire… » Ils font front. Ils contestent la question. « Vous vous y ĂȘtes mal prise ! La premiĂšre chose Ă faire lorsqu’on va voir quelqu’un, c’est de demander : ‘Comment allez-vous ?’ en lui serrant la main. » Il y a certes une requĂȘte Ă formuler, mais elle doit d’abord se soucier d’autrui, pas exiger qu’il rĂ©solve notre problĂšme en premier. L’insolence a changĂ© de cĂŽtĂ©, puisque les ricaneurs imposent au final leurs bonnes maniĂšres, leurs façons lĂ©gitimes d’interroger.
Pas d’entente sans conversation. Et pas de conversation sans question. Ă chaque rencontre, Alice doit lutter pour entrer en relation, batailler pour instaurer le dialogue sur un fond minimal – et partagĂ© – de prĂ©suppositions. Elle cherche des rĂ©ponses, n’obtient que reproches, extravagances, aberrations. « Pourquoi restez-vous perchĂ© lĂ tout seul sur ce mur ? » fait-elle Ă Heumpty Deumpty qui lui tourne le dos pour mieux la toiser. « Ma foi, parce qu’il n’y a personne avec moi, rĂ©pond le bonhomme d’un truisme affligeant. Pensiez-vous que je ne connusse pas la rĂ©ponse Ă cette question-lĂ ? Posez-en une autre. » Heumpty Deumpty a l’air arrogant de celui qui veut bien parler, mais Ă condition de dire lui-mĂȘme ce qui a valeur d’Ă©noncĂ©. « Lorsque moi j’emploie un mot, assĂšne l’insolent, il signifie exactement ce qui me plaĂźt qu’il signifie. Ni plus, ni moins. » Alice, toujours polie, toujours dĂ©cidĂ©e, refuse le diktat et continue d’interroger. « La question, insiste-t-elle, est de savoir si vous avez le pouvoir de faire que les mots signifient autre chose que ce qu’ils veulent dire. » « La question est de savoir qui sera le maĂźtre, riposte Heumpty Deumpty… un point c’est tout. » Cette fois, le coup de force est rĂ©ussi. La question ne se discute plus, le dialogue est rompu. Alice, dit Carroll, Ă©tait trop dĂ©concertĂ©e pour ajouter quoi que ce fĂ»t.
Le maĂźtre dĂ©cide des questions. C’est lui qui oriente et limite la conversation, qui dit quoi, oĂč, quand et comment interroger comme il faut. N’est-ce pas le fond mĂȘme du langage ? Pour s’entendre, il faut ĂȘtre deux. Mais on ne parle qu’Ă tour de rĂŽles, et celui qui a le pouvoir sur les mots impose Ă l’autre le sens de l’interlocution. Alice tente bien de faire la maĂźtresse, mais elle subit le questionnement. On ignore ses demandes, on s’en gausse, on les rĂ©fute. Quand elle s’obstine, on lui en impose d’autres, de force et explicitement. Difficile de grandir dans un monde sans invariant.
Point culminant : lorsque la Reine de Coeur donne la leçon, que la contrainte devient violence, l’interrogation interrogatoire, sommation, avatar du fer rouge de l’inquisition. « Savez-vous faire une addition ? Combien font un et un et un et un et un et un et un et un et un et un ? » est la premiĂšre injonction. Calcul idiot, mais ne sommes-nous pas derriĂšre le miroir, mathĂ©matiquement ? « Savez-vous faire une division ? Divisez un pain par un couteau… qu’obtenez-vous ?… Des tartines de beurre, bien entendu ! » L’enseignante absconse fait en mĂȘme temps les questions et les rĂ©ponses. Il faut dans le mouvement soustraire un os Ă un chien, dire oĂč se cueille la fleur de farine, traduire turlututu en javanais. « Turlututu n’est pas anglais » objecte l’enfant. « Qui donc a prĂ©tendu qu’il le fĂ»t ? » rĂ©torque la matrone qui conteste maintenant ce qu’elle avait d’abord sous-entendu. L’entretien n’a ni queue ni tĂȘte, mais on n’en sort pas puisque les questions annulent les questions, sans que rien ne se fixe dans la conversation. Alice tente une derniĂšre manoeuvre et demande une proposition : « Si vous me dites Ă quelle langue appartient ‘turlututu’, je vous le traduis en javanais ! » Inversion de l’interpellation. RĂ©sistance. Insubordination. En fixant ses conditions, le valet sort de la sienne et fomente l’agitation.
La souveraine se raidit et assĂšne du coup – ukase imparable – l’argument d’autoritĂ© : « Les reines ne font pas de marchĂ©. » Il n’y a rien Ă Ă©changer, taisez-vous, circulez ! « Je souhaiterais que les Reines ne posassent jamais de questions », pense Alice Ă part soi, toujours sage, mais rĂ©signĂ©e cette fois Ă l’incomprĂ©hension. Sans question partagĂ©e, on ne peut pas se parler. Le langage est dĂ©sarticulĂ©, la logique Ă©reintĂ©e. Plus de bon sens, plus de sens du tout en vĂ©ritĂ© (Deleuze, 1969 ; Meyer, 2000). Un chaos d’interrogations, sans assise, sans « lieu commun » oĂč tenir un entretien. Que des paradoxes. Pas de raison. Aucun lien.
Retour vers le réel : le maßtre questionneur et questionné
Le thĂ©Ăątre de l’absurde montre en creux ce qui sous-tend normalement la communication : la question qui oriente le dialogue ou fixe la discussion, parce qu’on juge de concert qu’elle mĂ©rite Ă©lucidation (Habermas, 1999/2001). « OĂč est mon whisky ? » demande Haddock Ă Tryphon Tournesol. « Ă vrai dire, oui, j’ai trĂšs mal dormi » rĂ©pond l’irritant dur d’oreille, affable mais quand mĂȘme hors sujet. La Leçon de Ionesco met en scĂšne le mĂȘme genre de dĂ©lires, des problĂšmes saugrenus de calcul et de traduction. « Mademoiselle, comment dites-vous ‘Italie’ en français ? » L’Ă©garement est encore charmant, mais il finira cette fois dans le rouge d’un bain de sang. « Cela ne vous ennuierait pas de me dire… – Du tout, monsieur, allez-y. – Combien font trois milliards sept cent cinquante-cinq millions neuf cent quatre-vingt-dix-huit mille deux cent cinquante et un, multipliĂ© par cinq milliards cent soixante-deux millions trois cent trois mille cinq cent huit ? – Ăa fait dix-neuf quintillions trois cent quatre-vingt-dix quadrillons deux trillions huit cent quarante-quatre milliards deux cent dix-neuf millions cent soixante-quatre mille cinq cent huit… » rĂ©pond la jeune fille qui a appris par coeur toutes les solutions. « C’est assez fort » admet le professeur dĂ©montĂ©, peu Ă peu hors de lui, incapable de (se) dominer. Que devient l’aura du savant quand l’Ă©lĂšve rĂ©cite tout sans broncher et qu’il ne reste rien Ă lui faire chercher ?
Bien sĂ»r, nous sommes derriĂšre la vitre, sous la glace, tout est tourneboulĂ©. Au Pays des Merveilles, les fous sont rois et les maĂźtres ne savent pas se maĂźtriser. Il faut prendre la fable au troisiĂšme degrĂ©. Mais prĂ©cisĂ©ment : en quoi tant d’illogisme informe-t-il notre jugement ? Que nous apprend-il des pratiques ordinaires – et parmi elles, des pratiques scolaires – de questionnement ? Au moment oĂč le sens de la scolaritĂ© semble de plus en plus discutĂ©, oĂč l’on se demande Ă quelles conditions enseignants et Ă©lĂšves peuvent encore se parler – les premiers sans exclure les seconds, ceux-ci sans mettre le feu Ă l’institution – peut-ĂȘtre est-il plus qu’utile – prĂ©cieux – de questionner nos questions, d’observer ce qui motive (ou non) l’instruction publique, la relation asymĂ©trique de formation. « Si, pour parler, l’on attendait qu’autrui vous adressĂąt la parole, dit Alice, et si autrui, pour ce faire, attendait lui aussi, que vous, vous la lui adressiez d’abord, il est Ă©vident, voyez-vous bien, que nul jamais ne dirait rien. » Pour que le maĂźtre enseigne et que l’Ă©lĂšve apprenne, il faut qu’une rĂ©ponse rencontre une question (Brousseau, 1998). Oui, mais dans quel ordre, quel sens, quelle logique de formation ? Dans quels rapports de pouvoir, quel rapport aux savoirs (Charlot, 1997) : c’est tout le problĂšme, l’enjeu cardinal de la scolarisation.
L’Ă©cole rĂ©pond Ă des questions que les Ă©lĂšves ne posent pas et elle ne rĂ©pond pas aux questions qu’ils Ă©voquent (Develay, 1996, p. 9). Comment Ă©viter la rupture et le repli sur le quant-Ă -soi si l’intention d’instruire ne croise jamais le dĂ©sir d’apprendre, si les questions que pose le maĂźtre sont Ă mille lieues de celles des enfants ? La critique pĂ©dagogique revendique depuis longtemps ce rĂ©Ă©quilibrage-lĂ . Socrate interrogeant l’esclave lui faisait dire la vĂ©ritĂ© : mais au final, le philosophe seul avait raisonnĂ© (Bassis, 1998). Pour que l’Ă©lĂšve se mette Ă penser, un problĂšme devrait prĂ©cĂ©der la leçon, une question ĂȘtre pour lui posĂ©e en amont (Dewey, 1910/2004). Rousseau, par exemple, perdra Emile dans les bois afin de le contraindre Ă vouloir s’orienter. Freinet (1959/1994, p. 155) placera le « vrai travail » au-dessus de la litanie des leçons et des interrogations, parce que, dans la vie, on n’interroge que lorsqu’on veut connaĂźtre et que les questions du maĂźtre sont un artifice qui n’aboutit pour la masse du peuple qu’Ă la crainte des grands [et au] sentiment d’infĂ©rioritĂ©. OĂč l’on retrouve Alice maltraitĂ©e, dominĂ©e, sommĂ©e de se soumettre Ă ce que l’autre veut signifier. Elle ne suit pas la Dame Rouge… ? Les reines ne font pas de marchĂ©. Twideuldeume et Twideuldie refusent d’ĂȘtre interrogĂ©s… ? Ce n’est pas l’enfant qui peut commander. Heumpty Deumpty invente par dĂ©fi des rĂ©ponses dĂ©traquĂ©es… ? C’est lui le maĂźtre, un point c’est tout. Point final : on n’en parle plus, cela ne souffre pas de question. Le maĂźtre est le maĂźtre parce qu’il sait ce qu’on ignore, qu’il dit ce qui doit se dire, dĂ©limite et conduit l’interaction (Kerbrat-Orecchioni, 1991). Il connaĂźt l’incertitude qui est digne d’attention, la zone de mĂ©connaissance demandant rĂ©sorption. Enseigner, c’est signifier Ă autrui ce qu’il a appris, donc aussi ce qu’il doit apprendre et que l’on ne marchandera pas avec lui.
« L’Ă©cole impose Ă l’enfant des rĂ©ponses Ă des questions qu’il ne se pose pas, tout en ignorant celles qu’il se pose. » C’est lĂ un lieu commun digne de ceux de Flaubert. Comme si l’enseignement n’avait d’autre fin que d’ĂȘtre un SVP pour les Ă©lĂšves, comme si sa mission essentielle n’Ă©tait pas de leur apprendre Ă poser d’autres questions, Ă la fois plus prĂ©cises et plus profondes ! (Reboul, 1984, p. 74) Attention aux fausses oppositions. Si les maĂźtres interrogent leurs Ă©lĂšves, si le cours dialoguĂ© est prĂ©sent partout, du nord au sud, de la maternelle au lycĂ©e (Florin, 1995 ; Wragg & Brown, 2001 ; BarrĂšre, 2002), c’est peut-ĂȘtre qu’il a ses fonctions. Le tour socratique ne fait pas que brimer les esprits. Il contrĂŽle ce qui est su (Ă©valuation), provoque l’ignorance et le besoin de rĂ©ponse (dĂ©volution), canalise l’Ă©change et sa progression (guidage), interpelle la classe et suscite sa participation (expression). Le point de vue didactique critique la critique pĂ©dagogique parce que l’Ă©lĂšve interrogĂ© apprend Ă s’inquiĂ©ter, que la question peut ĂȘtre pour lui posĂ©e (Dewey) sans ĂȘtre par lui formulĂ©e (Freinet). Le problĂšme est donc moins d’inverser le mouvement que de rĂ©gler son passage de l’adulte Ă l’enfant, de l’Ă©change verbal au langage intĂ©rieur du sujet (s’)interrogeant (Vygotski, 1934/1985). Ne poser ni trop ni trop peu de questions. Se garder d’aller vite et lentement, de fermer et d’ouvrir la recherche exagĂ©rĂ©ment, de n’interroger que les bons ou les mauvais Ă©lĂ©ments. Comenius (1657/2002, pp. 163-164), autre prĂ©curseur, voulait Ă©veiller et maintenir l’attention des Ă©lĂšves (…) par des questions habiles, adressĂ©es Ă chacun et que tous Ă©couteraient. Cela n’excluait pas des ajustements : la leçon terminĂ©e, les enfants pourront librement questionner le maĂźtre sur tout ce qui les embarrasse (…) ; lorsqu’un Ă©lĂšve pose des questions pertinentes, il ne faut pas ĂȘtre avare de compliments : ainsi les autres, encouragĂ©s par son exemple seront tentĂ©s de le suivre. Tant que le guide est suivi, que l’auditoire tient le cap et le rythme de ce qui est dit, la contrainte est facteur de formation. L’enseignant mĂšne habilement le jeu et la classe se questionne comme il veut. C’est quand surgit l’incomprĂ©hension – que quelqu’un (ou plus d’un) ne saisit pas l’intĂ©rĂȘt ou le sens du problĂšme – qu’il reste Ă trancher entre au moins deux options : avancer dans le programme sans se retourner ; s’arrĂȘter et remonter dans les demandes jusqu’Ă ce que le sens commun soit reconstituĂ©. Rien Ă voir avec SVP. L’Ă©lĂšve ne choisit pas royalement ce qu’il serait bon de lui enseigner. MĂȘme polie, sa requĂȘte peut ĂȘtre rĂ©futĂ©e. Elle doit ĂȘtre pertinente, c’est-Ă -dire fondĂ©e, justifiĂ©e, validĂ©e par le maĂźtre Ă qui elle est adressĂ©e. Le problĂšme est moins qui devrait questionner que quelles questions sont recevables et comment elles sont sanctionnĂ©es.
Raisons d’apprendre : le questionnement pratiquĂ©
Comme toujours en pĂ©dagogie : les doctrines s’affrontent, les pratiques composent de leur cĂŽtĂ©. On peut rĂȘver de toutes sortes de questionnements – un guidage idĂ©al, un partage total – on n’en dĂ©duira pas la maniĂšre dont travaillent les enseignants. Ils questionnent Ă leur façon, suscitent ou non, exploitent ou pas certaines interrogations. Ă trop prescrire, on s’empĂȘche de comprendre et de discuter. La logique des pratiques est ignorĂ©e (Bourdieu, 1980). Et que sait-on de la maniĂšre dont les professionnels eux-mĂȘmes pensent les contraintes et les gestes du mĂ©tier (Perrenoud, 2001) ?
Dans les faits, il est rare de voir un maĂźtre demander Ă sa classe quelle leçon lui donner. Et il n’existe guĂšre de maniaque de l’hyperdirectivitĂ©, dĂ©roulant sa maĂŻeutique sans rien entendre ni nĂ©gocier. Cela ne dit pas qu’il n’y a ni variations ni tensions dans le rĂ©glage de l’incertitude. D’ordinaire, quelles questions sont posĂ©es ? Lesquelles sont valorisĂ©es ? Lorsqu’un Ă©lĂšve interroge, comment sa demande est-elle traitĂ©e ? Et en amont, que fait l’enseignant pour ĂȘtre (ou non) sollicitĂ© ? C’est dans l’interaction que se valide ou s’invalide l’interrogation. Et c’est par elle que se dĂ©termine la direction, l’orientation, bref le sens du propos. L’habitus gĂšre les deux niveaux : celui de l’usage des questions, lorsque le praticien rĂ©agit sur le champ ; celui du rĂ©glage d’arriĂšre-fond, lorsqu’il crĂ©e des situations qui prĂ©viennent ou entraĂźnent plutĂŽt leur production. Et quand les rĂšgles changent, c’est l’apprentissage tout entier qui peut changer de motivation.
J’ai enquĂȘtĂ© pour ma part dans les premiers degrĂ©s (Maulini, 2005). J’ai vu comment les institutrices font entrer les enfants dans la culture scolaire et la culture tout court, comment certaines, en particulier, considĂšrent le questionnement comme une ressource pour enseigner. Ne pas attendre les questions, mais les demander explicitement. Ne pas les garder aux marges de la leçon, mais s’en servir pour rĂ©gler la progression. Saluer peut-ĂȘtre l’Ă©lĂšve curieux et entreprenant, mais impliquer surtout toute la classe dans le travail d’investigation. C’est comme cela que s’instaure, Ă l’Ă©cole et par l’Ă©cole, l’« union des travailleurs de la question » (Bachelard, 1949/1998 ; Maulini, 2005b).
Le rapport au savoir se joue trĂšs visiblement autour de l’intĂ©rĂȘt ou de l’indiffĂ©rence que suscitent certaines questions (Perrenoud, 1997, p. 80). Chaque enfant arrive diffĂ©rent : il porte avec lui ses besoins, ses soucis, ses prĂ©occupations. Comment tenir compte de cette diversitĂ© et mener quand mĂȘme toute la classe vers des savoirs partagĂ©s ? Ce grand projet est d’abord un problĂšme quotidien, une façon plus ou moins habile, plus ou moins consciente de rapporter les questions personnelles Ă l’intĂ©rĂȘt commun, de confronter les (in)diffĂ©rences pour tisser des liens. Les ressources du maĂźtre sont d’abord des gestes, des maniĂšres d’agir, de rĂ©agir, de prĂ©parer et/ou d’exploiter le questionnement en situation : intriguer par des activitĂ©s et un langage suffisamment dĂ©calĂ©s (« Demain, nous visiterons la mairie. – C’est quoi, la mairie ? ») ; quand l’Ă©lan n’est pas spontanĂ©, inciter Ă chercher (« Nous verrons la syndique : qu’allons-nous lui demander ? ») ; mettre les problĂšmes en discussion, vĂ©rifier ensemble qu’ils viennent Ă -propos (« On veut savoir qui c’est qui fait les lois… – Vous pensez que c’est une bonne question ? On va pouvoir y rĂ©pondre ? Cela vaut la peine d’essayer ? ») ; organiser la recherche des rĂ©ponses et leur confrontation (« C’est la police qui fait les lois ! – Mais non, c’est les votations ! – Ah oui ? Est-ce qu’il y a d’autres idĂ©es… ? »). Alice cherchait dĂ©sespĂ©rĂ©ment une incertitude arrĂȘtĂ©e. Une question solide permettant de raisonner. C’est un peu ce que font les classes lorsqu’elles s’inquiĂštent ensemble, sous conduite de la maĂźtresse, de ce qu’il faudrait connaĂźtre, comprendre, ne plus ignorer. Comme le dit Wittgenstein (1958/1976, p. 85), l’enfant ne sait pas questionner. Il apprend le jeu que nous voulons bien lui enseigner.
Les Ă©nigmes les plus grandes (« Les mĂ©chants, ils savent qu’ils sont mĂ©chants ? ») peuvent dĂ©boucher sur des enquĂȘtes, la lecture de documents, des travaux de synthĂšse et de rĂ©daction (« On fait le livre des ogres et des sorciĂšres ! »). Les tĂąches quotidiennes (« Comptez jusqu’oĂč vous pouvez, on va s’Ă©valuer ! ») mĂšnent de leur cĂŽtĂ© aux confins de la science, aux limites de la pensĂ©e (« MaĂźtresse, l’infini plus un, ça fait combien ? – On va se renseigner ! »). Cela suggĂšre qu’il n’y a pas de fatalitĂ©. L’Ă©cole ne peut pas tout, mais rien ne la force Ă renoncer. Pourquoi choisir entre savoirs instrumentaux (lire, Ă©crire, tĂ©lĂ©charger…) et questions anthropologiques qui ont incitĂ© l’homme Ă faire mieux que s’adapter : connaĂźtre et problĂ©matiser (Meirieu, 2004) ? Au croisement des compĂ©tences-clefs et de la culture avec un grand C, chaque enfant trouve de quoi s’instruire, Ă©tudier, vouloir se former. Le questionnement n’est pas dĂ©bridĂ©, tout-puissant ou puissamment refoulĂ©. Il sous-tend l’enseignement, donc l’enseignement est recherchĂ©. De l’autre cĂŽtĂ© du savoir, les Ă©lĂšves ont moins besoin d’ĂȘtre conquis d’avance, ou bien nĂ©s, ou d’abord motivĂ©s. La RĂ©publique peut « former sans exclure » (2005) parce qu’elle ne demande pas que l’on amĂšne Ă l’Ă©cole ce que l’on vient justement y chercher : des raisons d’apprendre, des questions insoupçonnĂ©es.
Olivier Maulini (2)
Université de GenÚve
FacultĂ© de psychologie et des sciences de l’Ă©ducation
Dernier ouvrage paru : Maulini, O., Questionner pour enseigner et pour apprendre. Le rapport au savoir dans la classe. Paris, ESF, 2005.
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Wragg, E.C. & Brown, G. (2001). Questioning in the Primary School. London : Routledge/Falmer.
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1. Le masculin utilisĂ© dans ce texte est purement grammatical. Il renvoie Ă des collectifs composĂ©s aussi bien d’enseignants que d’enseignantes, d’hommes que de femmes, de garçons que de filles.
2. CoordonnĂ©es de l’auteur: UniversitĂ© de GenĂšve, Section des sciences de l’Ă©ducation, Laboratoire Innovation-Formation-Education (LIFE). 40, boulevard du Pont d’Arve, CH-1205 GenĂšve. TĂ©l: (41-22) 379’91’78. Fax: (41-22) 379’91’39.
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