Les 21 et 22 mai 2013, Ă l’École normale supĂ©rieure de Lyon, une confĂ©rence nationale a explorĂ© les « cultures numĂ©riques », « l’Ă©ducation aux mĂ©dias et Ă l’information. ». De manière plus gĂ©nĂ©rale, c’est bien le sens mĂŞme de la promise refondation de l’Ă©cole qui s’est trouvĂ© ainsi Ă©clairĂ©. De quoi la refondation est-elle le nom (ou, Ă dĂ©faut, le prĂ©nom) ? Sans doute d’un malaise et d’un dĂ©fi : adapter l’Ă©cole Ă la civilisation du numĂ©rique qui oblige Ă repenser l’appropriation et la nature mĂŞme de la connaissance. AssurĂ©ment aussi d’une prise de conscience : le numĂ©rique est moins une question d’outils ou d’usages que d’enjeux, tant il rend possible et indispensable la formation de citoyens autonomes et responsables dans un monde en mutation.
Les chercheurs et enseignants rĂ©unis Ă Lyon ont partagĂ© rĂ©flexions et expĂ©riences autour de toutes ces questions cruciales : comment ne pas ĂŞtre noyĂ© par le flux d’informations que les nouvelles technologies font dĂ©ferler chaque jour sur nous ? comment l’Ă©cole peut-elle dĂ©velopper chez les Ă©lèves des usages rĂ©flĂ©chis de ces divers mĂ©dias ? dans quelle mesure les outils numĂ©riques en transformant radicalement les modes d’appropriation des connaissances conduisent-ils les enseignants Ă modifier leur pĂ©dagogie ? en quoi cette culture numĂ©rique qui engendre un nouveau rapport Ă l’espace, au temps, aux autres, aux savoirs, invite-t-elle le système Ă©ducatif Ă s’interroger sur son organisation mĂŞme ?
Ouvertures
Françoise Moulin, Rectrice de l’AcadĂ©mie de Lyon, ouvre le colloque et en souligne les enjeux : de nouvelles dynamiques de lecture et d’Ă©criture sont en train de s’inventer chez les adolescents, l’Ă©cole a dĂ©sormais aussi pour mission de leur apprendre Ă gĂ©rer les flux, Ă crĂ©er de l’information, Ă devenir citoyens dans un environnement complexe. Olivier Faran, directeur gĂ©nĂ©ral de l’ENS, Ă©voque l’avènement de nouveaux rapports Ă la connaissance et de nouvelles formes de socialisation. En tĂ©moignent l’apparition et le dĂ©veloppement des MOOCS, qui constitue un dĂ©fi politique et Ă©ducatif. Le travail partenarial doit se renforcer, il faut apprendre Ă travailler ensemble, y compris pour la formation des professeurs.
Jean Yves Capul, sous-directeur de la DGESCO, rappelle que l’Ă©ducation aux mĂ©dias et le numĂ©rique sont des dimensions essentielles dans la loi de refondation : l’exigence d une formation au numĂ©rique de tous les enseignants est par exemple dĂ©sormais inscrite dans la loi. Cette prĂ©sence du numĂ©rique Ă l’Ă©cole peut prendre diffĂ©rentes formes : des usages disciplinaires, un objet d’enseignement Ă part entière (comme le prĂ©conise l’AcadĂ©mie des sciences), un moyen d’Ă©ducation aux mĂ©dias. Des Ă©volutions importantes ont eu lieu : il y a eu gĂ©nĂ©ralisation des Ă©quipements, Ă tel point que la fracture numĂ©rique n’est dĂ©sormais plus technologique mais culturelle (il faut alors favoriser un usage intelligent d’internet chez ceux qui y gaspillent leur temps) ; les rĂ©seaux sociaux se sont dĂ©veloppĂ©s, qui amènent de nouvelles formes de sociabilitĂ©s ; l’internet mobile dĂ©ferle, avec remise en cause possible et quasi immĂ©diate de la parole de l’enseignant. Il faut apprendre Ă utiliser cette richesse que constitue internet : selon Jean Yves Capul, c’est le cadre disciplinaire, qui permet de transformer une information en connaissance et il faut envisager le numĂ©rique comme un formidable moyen pour modifier les pratiques pĂ©dagogiques. Jean-Yves Daniel, doyen de l’Inspection gĂ©nĂ©rale, considère quant Ă lui qu’il y a possibilitĂ© d’ivresse et d’addiction au numĂ©rique : il faut mener une « sensibilisation aux risques » d’une « technologie qui n’est qu’un moyen » et qui est susceptible de « faire perdre de l’Ă©paisseur Ă l’humain. ». Il rappelle Ă la suite de Georges Charpak que l’enseignant moderne doit dĂ©sormais se comporter en directeur de thèse. Il ne souhaite pas que le numĂ©rique devienne une nouvelle discipline des programmes scolaires : il ne faudrait pas faire d un cĂ´tĂ© des spĂ©cialistes, de l’autre des usagers, ce langage appartient Ă tous.
Une nouvelle société du savoir
Philippe Queau, directeur de la «division de l’Ă©thique et du changement global » Ă l’Unesco, porte sa confĂ©rence sur « l’Ă©ducation et la culture dans les sociĂ©tĂ©s du savoir. » Il rappelle combien l’Ă©tymologie de certains mots est Ă©clairante : le mot latin « Ă©ducation » est l’Ă©quivalent du grec « exode », autrement dit une invitation Ă sortir de soi ; le « savoir » vient du latin « sapere » et se donne immĂ©diatement comme saveur, comme exercice des papilles gustatives ; le numĂ©rique, par son Ă©tymon, est symbole de partage et de nomadisme… Nous sommes lĂ dans une dynamique de migration, d’ « errance de la sĂ©rendipitĂ© » : il s’agit de conquĂ©rir une aptitude Ă la libertĂ©. Dans ce nouveau monde numĂ©rique qui fait franchir bien des frontières, il faut s’attendre, selon Philippe Queau, Ă une « grande transformation » : comment former les esprits en temps de crise et de mutation ? comment avec ces nouveaux outils faire travailler mĂ©moire ou Ă©duquer le regard ? quid par exemple d’un bac oĂą l’Ă©tudiant aurait accès au web ? qu’Ă©valuerait-on alors ?
Philippe Queau envisage la question sous quatre angles. L’angle des valeurs d’abord : il faut « savoir comment savoir », « acquĂ©rir une mĂ©tamĂ©thode », favoriser esprit critique, libre expression, participation crĂ©ative… L’angle des reprĂ©sentations ensuite, dans une sociĂ©tĂ© gnostique fondĂ©e sur l’idĂ©e que le monde sera sauvĂ© par la connaissance (quand d’autres autrefois dĂ©fendaient le salut par la grâce) : de nouvelles façons de regarder et concevoir le monde surviennent, il faut savoir mieux voir les images et leur hors champ, comprendre qui dĂ©cide des clichĂ©s et comment ils marquent nos esprits. L’angle, encore, de la convergence des mĂ©dias : nous assistons Ă un dĂ©ferlement d’images de plus en plus mĂ©langĂ©es, cette fusion rĂ©el / virtuel peut gĂ©nĂ©rer une vie augmentĂ©e, il nous faut alors apprendre Ă naviguer entre « diffĂ©rents niveaux d’ĂŞtre » et inventer une « philosophie politique du virtuel ». L’angle, enfin, de l’impact politique et Ă©conomique : il y a risque d’homogĂ©nĂ©isation, danger de manipulation des stĂ©rĂ©otypes culturels, bataille stratĂ©gique mondiale pour le contrĂ´le des rĂ©seaux, des normes, des propriĂ©tĂ©s intellectuelles, des mots, des idĂ©es, des liens… Le nouveau dualisme oppose visibilitĂ© et invisibilitĂ©, ignorance et connaissance, impotence et puissance totale. DĂ©sormais, tout est numĂ©rique, tout est nombre conformĂ©ment Ă ce qu’annonçait Pythagore, ce qui constitue un dĂ©fi dans une civilisation analogique. DĂ©sormais aussi tout est nano et on peut Ă©crire avec des atomes. Cette double rĂ©volution ne fait que commencer : il reste Ă mesurer son impact sur l’Ă©ducation.
Quelles responsabilitĂ©s alors de l’Ă©cole ?
« Cultures numĂ©riques : quelles responsabilitĂ©s de l’Ă©cole ? » : telle est la question posĂ©e par la première table ronde de la confĂ©rence. Comme en Ă©pigraphe virtuelle, publiĂ©e sur le site du colloque, rĂ©sonne immĂ©diatement une phrase de Bertrand Richet : « Les Ă©lèves se sentent valorisĂ©s parce qu’on les responsabilise dans leur rapport au monde et Ă l’autre ». Pour Christian Gautelllier, directeur au CEMEA, l’Ă©cole doit impĂ©rativement partir de la rĂ©alitĂ© des pratiques numĂ©riques des jeunes, lesquelles ont comme paradigmes le collectif, l’expression, la participation, la responsabilitĂ© : l’institution relève-t-elle ce dĂ©fi en mettant rĂ©ellement en place des pĂ©dagogies fondĂ©es sur ces valeurs ?
Pour Sophie Jehel, de l’universitĂ© Paris 8, il s’agit de dĂ©velopper une comprĂ©hension critique des contenus. Sept dimensions lui paraissent essentielles : l’Ă©ducation civique avec les mĂ©dias (rĂ©flĂ©chir par exemple sur leur rĂ´le dans la dĂ©mocratie) ; l’approche esthĂ©tique ou dramaturgique des mĂ©dias (il faut aussi les aborder sous l’angle de l’Ă©motion et prendre davantage en compte les contenus visuels et sonores) ; l’analyse sĂ©miotique des contenus ; le fonctionnement Ă©conomique des mĂ©dias (Ă peine 30% des adultes comprennent comment sont financĂ©s les moteurs de recherche, la moitie des français pensent que TF1 est une chaine publique !) ; la question des valeurs (par exemple interroger avec les Ă©lèves celles que porte la tĂ©lĂ©rĂ©alitĂ©) ; la reprĂ©sentation de la sociĂ©tĂ© par les mĂ©dias (par exemple la diversitĂ©) ; l’apprentissage du mĂ©dia lui mĂŞme (notamment d’internet, du codage, de l’informatique). Il faut investir le champ des mĂ©dias sous l’angle de ce qu’ils font Ă la sociĂ©tĂ© et armer les jeunes face Ă eux.
Michel Perez, IGEN de langues vivantes, souligne combien est bouleversĂ© par le numĂ©rique le rapport des jeunes Ă l’autoritĂ©, notamment au savoir et aux maĂ®tres. Toujours organisĂ© verticalement, le système classe, et « faire classe », c’est toujours dĂ©livrer un enseignement. Le problème majeur, c’est celui de la place du maĂ®tre. L’enseignant doit changer de posture, inventer une « nouvelle théâtralitĂ© de l’acte d’enseigner » pour reprendre la formule de Paul Mathias, trouver sa place dans un rĂ©seau oĂą il n’y a pas de pyramide alors que sa formation l’a prĂ©disposĂ© Ă occuper un rĂ´le social particulier : distribuer le savoir et classer les Ă©lèves. L’Ă©cole est en retard, dĂ©plore Michel Perez ! Lors d’une expĂ©rimentation en Corrèze, par exemple, des ipads ont Ă©tĂ© mis Ă disposition des Ă©lèves, mais les règlements intĂ©rieurs n’ont pas Ă©tĂ© modifiĂ©s, d’oĂą l’usage s’est avĂ©rĂ© restreint, en particulier en salle d’Ă©tude et au CDI ! Et pourtant, ailleurs, on voit des Ă©lèves de l’enseignement primaire, qui n’ont donc pas l’âge lĂ©gal pour ĂŞtre autorisĂ©s Ă le faire, reconstituer virtuellement leur classe sur Facebook pour Ă©changer plus facilement conseils et aides ! Ces ruptures culturelles entre l’Ă©cole et le monde restent impĂ©rativement Ă combler.
Xavier de la Porte, animateur Ă France-Culture, souhaite que la question soit aussi traitĂ©e sous l’angle de la diachronie : l’histoire des cultures numĂ©riques est encore Ă faire et il est intĂ©ressant de considĂ©rer les Ă©volutions actuelles avec les penseurs de la Renaissance ou des Lumières Sur mon ipad, note-t-il, j’ai musĂ©e, livres, journaux, films… : la culture numĂ©rique est par dĂ©finition une mĂ©taculture. Quels modes de traversĂ©e inventer ? On n’a plus, par exemple, le mĂŞme rapport au cinĂ©ma depuis l’avènement de cette « culture des cultures » qu’est le numĂ©rique. Xavier de la Porte pointe aussi les contradictions des adultes qui reprochent simultanĂ©ment aux jeunes d’ĂŞtre happĂ©s par les jeux vidĂ©os et d’ĂŞtre incapables de se concentrer. C’est tout l’intĂ©rĂŞt des jeux sĂ©rieux, ajoute Michel Perez, qui revient aussi sur la question de l’autoritĂ©. Celle-ci repose sur la compĂ©tence, qui est Ă interroger : qui la dĂ©tient ? comment l’exercer, la partager, la construire ? Christian Gautelllier souligne l’urgence du problème Ă traiter : il ne faut pas attendre deux-trois ans, les professeurs-documentalistes et les rĂ©fĂ©rents numĂ©riques ont un rĂ´le-clef Ă jouer pour faire vivre un vrai projet dans chaque Ă©tablissement.
L’information comme objet et flux
Une deuxième table ronde s’intĂ©resse Ă l’information, son « Ă©conomie, son architecture et son sens ». Selon Jean-Michel Salaun, de l’ENS de Lyon, le grand rĂŞve de la bibliothèque d ‘Alexandrie, oĂą on pourrait accumuler tout le savoir du monde, serait en passe d’ĂŞtre rĂ©alisĂ©. Mais notre capacitĂ© d’attention est limitĂ©e, nous laissons des traces, ce traçage nous construit et nous oriente. D’oĂą, dans les pays anglo-saxons, on a lancĂ© de très nombreux programmes de rĂ©flexion sur l’architecture de l’information, bien peu ici… Serge Abiteboul, de l’INRIA, souligne l’ampleur des mutations : le monde numĂ©rique double tous les 18 mois ! Nous sommes passĂ©s d’un rĂ©seau de donnĂ©es Ă un rĂ©seau de machines, puis Ă un rĂ©seau de contenus, enfin (?) Ă un rĂ©seau d’utilisateurs : dĂ©sormais je participe Ă la bibliothèque d’Alexandrie ! La question est aussi de passer de l’information aux connaissances, d’apprendre Ă les utiliser et les produire : il faut devenir maitre et non esclave des nouvelles technologies. Il suffit par exemple de taper « Mort Elvis Presley » sur Google pour voir surgir de nombreux sites soutenant qu’Elvis est vivant : c’est, sur la toile, une information, u’il faut apprendre Ă valider, vĂ©rifier, traiter. Alain Rallet, de l’universitĂ© Paris Sud rappelle que les donnĂ©es personnelles sont le carburant de l’Ă©conomie numĂ©rique et que nous sommes dans une guerre informationnelle, parce que le droit n’est pas capable de rĂ©guler les frontières en mouvement.
Exemples de pratiques pédagogiques
Une cinquantaine de posters, affichĂ©s Ă l’ENS et consultables sur le site de la confĂ©rence, permettent de saisir la diversitĂ© des activitĂ©s possibles pour favoriser l’Ă©ducation aux cultures numĂ©riques, Ă la production et au traitement de l’information. Ils constituent une mine d’or oĂą chacun pourra puiser des pistes de travail : faire une revue de presse pour apprendre Ă rĂ©diger un article, lire et Ă©crire sur tablettes tactiles, relier culture antique et culture numĂ©rique, faire vivre une plateforme d’échange sur la biodiversitĂ©, Ă©duquer au photojournalisme, produire un web-documentaire, rĂ©flĂ©chir sur son identitĂ© numĂ©rique, transformer le CDI en Learning center via l’ENT Moodle, dĂ©velopper un site internet, crĂ©er un CDI virtuel avec les tablettes, lancer une webradio, mettre en place une classe mĂ©dias, publier une notice biographique sur Wikipedia, utiliser un serious game d’éducation critique Ă internet, construire son identitĂ© professionnelle par l’écriture sur portfolios numĂ©riques, bâtir un « mur d’expression » collaboratif via les TIC, rĂ©aliser une anthologie poĂ©tique sonore et numĂ©rique, voyager Ă travers les sciences par une odyssĂ©e spatiale, mener dans dix collèges une Ă©criture collaborative avec un auteur via un ENT, animer un blog de liaison CM2-6ème autour de lectures communes, enquĂŞter pour le journal du collège, lancer une « tĂ©lĂ© de lycĂ©ens pour les lycĂ©ens », s’informer par des « totems numĂ©riques » avec des QR Codes, mener par-delĂ les frontières un travail d’écriture collaborative et crĂ©ative via Twitter …
Plusieurs ateliers permettent aussi de dĂ©couvrir des expĂ©riences concrètes d’Ă©ducation aux mĂ©dias. Michel HĂ©laudais, coordinateur du CLEMI Bretagne, et Jacques Kerneis, formateur TICE, images et mĂ©dias, prĂ©sentent ainsi les « classes presse », un dispositif qui existe dans l’acadĂ©mie de Rennes depuis 13 ans avec diffĂ©rents enjeux : comment faire face Ă la masse d’informations qui surgit dans le quotidien? comment en produire aussi ? Deux quotidiens rĂ©gionaux, Ouest-France et le TĂ©lĂ©gramme, sont partenaires de l’opĂ©ration : ils offrent aux collĂ©giens le journal papier pendant neuf semaines (180 000 exemplaires de journaux papiers sont ainsi diffusĂ©s). Chaque annĂ©e, un thème est dĂ©fini (en 2012-2013 : le sport dans tous ses Ă©tats) et les Ă©lèves publient des articles sur la plateforme en ligne (en 2012-2013, 90 classes ont publiĂ© plus de 1 000 articles sur le site qui a reçu plus de 10 000 visites). Les projets sont rĂ©solument interdisciplinaires : le professeur-documentaliste et le professeur de français en constituent le « noyau dur », ils sont accompagnĂ©s d’un autre enseignant qui change chaque annĂ©e selon le thème retenu. De nouvelles expĂ©rimentations sont en cours : au lycĂ©e professionnel autour de « portraits – histoires de vie », dans le cadre d’une liaison CM2/6ème au collège Kerhallet de Brest (les Ă©lèves de CM2 Ă©crivent un reportage après une visite dans une classe du collège). La frĂ©quentation de la plateforme s’avère frĂ©quente, rĂ©gulière et durable, la responsabilisation et l’investissement des Ă©lèves sont mĂŞme valorisĂ©s par l’attribution d’une carte de journaliste ! Jacques KernĂ©is souligne un autre intĂ©rĂŞt du travail sur le texte journalistique : il relève d’autres codes d’Ă©criture que les modèles scolaires, permet de saisir la richesse du non linaire pour les cours, invite Ă en finir avec la « mythologie du grand I grand II ».
Abdelladif Kbida, professeur de mathĂ©matiques au lycĂ©e Varoquaux de Tomblain, montre comment transformer en outil pĂ©dagogique le smartphone, objet prohibĂ© parce que susceptible de gĂ©nĂ©rer des connexions et communications « sauvages », parce que perçu par le professeur comme un rival dangereux, qui dĂ©tourne l’attention de sa parole, menace son savoir et son pouvoir. Ici, par exemple, dans un TD de maths, les Ă©lèves utilisent leur portable comme outil de calcul formel de haut niveau via une application en ligne. En cours de maths, ils vont calculer la surface de la façade de la cantine avec leur smartphone et doivent dĂ©finir une stratĂ©gie. L’expĂ©rimentation conduit Ă interroger la frontière entre le domaine privĂ© de l’Ă©lève et le domaine scolaire, met en question « le rapport ambigu des jeunes» avec leur portable, entre dĂ©pendance, fascination et sentiment de toute puissance ». Les Ă©changes font apparaĂ®tre que cette culture du smartphone doit ĂŞtre prise en compte si l’Ă©cole veut retrouver de son efficacitĂ© : les Ă©lèves expriment par exemple le souhait que soit dĂ©veloppĂ©e une application pour l’ENT et que des notifications leur arrivent pour les informer des nouveautĂ©s publiĂ©es sur la plateforme ou des messages adressĂ©s via celle-ci…
Catherine Loisy anime un atelier sur « l’identitĂ© numĂ©rique et l’orientation ». Les actions prĂ©sentĂ©es s’inscrivent dans un projet collaboratif, INO, menĂ© par des praticiens, enseignants et COP, qui rĂ©flĂ©chissent Ă un support pĂ©dagogique et une scĂ©narisation pour accompagner la construction de l’identitĂ© numĂ©rique en s’appuyant notamment sur l’e-portfolio. StĂ©phanie Inza, professeure de lettres dans l’acadĂ©mie de Montpellier, prĂ©sente un travail rĂ©alisĂ© dans le cadre de l’AP et d’un atelier artistique : il s’est agi de crĂ©er un Google site, support de rĂ©flexion et d’Ă©changes entre les diffĂ©rentes classes. Les Ă©lèves, rĂ©partis en binĂ´mes, l’ont alimentĂ© en constituant leur propre e-portfolio, un support innovant qui permet de rĂ©flĂ©chir sur la diffĂ©rence entre l’identitĂ© numĂ©rique d’une personne et sa vĂ©ritable identitĂ©. VĂ©ronique Heili, professeure d’espagnol, prĂ©sente une expĂ©rience similaire : ses Ă©lèves, en AP, ont effectuĂ© des recherches sur les diffĂ©rentes filières qui s’offrent Ă eux en fin de seconde, puis, après avoir triĂ© et synthĂ©tisĂ© les informations sur leur e-portfolio, ils en ont fait une prĂ©sentation aux parents. Ce projet a permis aux Ă©lèves d’acquĂ©rir des compĂ©tences numĂ©riques, des connaissances, mais aussi de se projeter vers une orientation cohĂ©rente avec leur rĂ©alitĂ© scolaire. StĂ©phanie Mailles-Viard Metz, maĂ®tre de confĂ©rence en ergonomie cognitive Ă Montpellier et co-conceptrice du parcours INO-Pairform@nce, souligne l’intĂ©rĂŞt de tels dispositifs pour les Ă©tudiants en DUT informatique qu’elle encadre. Partant du constat que les Ă©tudiants ont du mal Ă construire leur projet personnel et qu’ils ont souvent une pratique non-maĂ®trisĂ©e des rĂ©seaux sociaux, un nouveau cadre pĂ©dagogique a Ă©tĂ© intĂ©grĂ© au cursus : le Parcours Professionnel PersonnalisĂ©, qui fixe comme objectif de mieux se connaĂ®tre Ă travers la pratique d’outils numĂ©riques. Concrètement, grâce Ă la mise en place de cet espace personnel d’apprentissage, une rĂ©flexion s’engage sur ce qu’on donne Ă voir de soi en fonction du support utilisĂ© : clip vidĂ©o, carte mentale … Les Ă©tudiants conçoivent alors un e-portfolio qu’ils pourront ensuite rĂ©actualiser.
L’Ă©ducation au numĂ©rique vue d’ailleurs
La troisième table ronde invite Ă dĂ©placer son regard pour suivre les « pistes europĂ©ennes et internationales de contenus et de dĂ©marches ». Selon Luisa Marquardt, de l’universitĂ© de Rome, les investissements dans le secteur Ă©ducatif subissent les effets Ă©conomiques de la crise alors qu’un effort d’investissement pourrait aider Ă la surmonter : la clĂ© d’une Ă©conomie compĂ©titive est la crĂ©ativitĂ© et une sociĂ©tĂ© inclusive, la formation de citoyens innovants et autonomes. Il faut Ă©viter la rupture entre les activitĂ©s scolaires et la vie des Ă©lèves. La bibliothèque scolaire peut devenir un « troisième espace » si elle est capable d’aller au-delĂ du modèle traditionnel de la bibliothèque comme lieu d’information, si elle se concentre sur les apprentissages. Cela suppose aussi coopĂ©ration entre enseignants et professionnels de la documentation qui doivent devenir partenaires pour construire ces apprentissages. Les Ă©lèves de France ont le meilleur niveau en compĂ©tences informationnelles, numĂ©riques et informatiques : 11,6 % alors que la moyenne de la plupart des pays est de 5 %. Mais ces compĂ©tences numĂ©riques restent inadaptĂ©es, en particulier au monde du travail. Luisa Marquardt met en avant la notion de « communs de la connaissance », qui favorisent les rencontres entre les programmes scolaires et les pratiques extra-scolaires. Ce qui implique aussi de reconfigurer l’architecture des lieux, de pouvoir « faire cours » dans la bibliothèque, d’y rendre possibles des collaborations entre les classes et entre les enseignants.
JosĂ© Manuel Perez Tornero, de l’UniversitĂ© autonome de Barcelone, rappelle que les jeunes lisent dĂ©sormais les journaux non seulement sur la toile, mais Ă travers les rĂ©seaux sociaux. L’enjeu est de renforcer une des meilleures Ă©coles du monde, l’Ă©cole europĂ©enne, gratuite, ouverte Ă tous, humaniste, mais si nous ne prenons pas la mesure du numĂ©rique, il y a risque d’Ă©chec collectif. Il faut en faire un lieu de crĂ©ativitĂ©, de production de nouveaux savoirs. Cela suppose une alliance entre grands mĂ©dias, entreprises, politiques, communautĂ© Ă©ducative, cela suppose aussi de travailler par projets. : « Nous avons deux ans en Europe pour le faire ». Pour sortir de la crise, il faut « changer de mentalitĂ© et inventer le futur ».
Patricia Wastiau, d’European Schoolnet, rend compte d’une vaste enquĂŞte europĂ©enne qui s’est dĂ©roulĂ©e en 2011-2012 dans 31 pays sur 11 165 Ă©tablissements, 156 634 Ă©lèves et 24 522 enseignants. Des activitĂ©s avec les TICE en classe au moins une fois par semaine ? VoilĂ qui n’est pas encore la norme. Seuls le Danemark et la Norvège ont cet usage presque hebdomadaire. Les Ă©lèves qui ont un usage intensif des TICE en classe, rĂ©vèle l’enquĂŞte, sont ceux qui dĂ©clarent un niveau de confiance plus Ă©levĂ© dans leurs compĂ©tences digitales. Des enseignants compĂ©tents en numĂ©rique sont suffisamment confiants et positifs pour dĂ©passer d’Ă©ventuels problèmes d’Ă©quipement. Or, pour le nombre d’enseignants ayant participĂ© Ă au moins 6 jours de formation TICE au cours des deux dernières annĂ©es, la France est en queue de peloton… Il s’avère que les communautĂ©s d’enseignants ne sont pas encore très dĂ©veloppĂ©es : les enseignants français sont lĂ aussi en dessous de la moyenne europĂ©enne. Autre leçon : les professeurs qui ont Ă©tĂ© en position d’apprenants dans des formations TICE comprennent bien mieux les intĂ©rĂŞts des TICE dans les apprentissages. La classe du futur est un dĂ©fi plus pĂ©dagogique que technologique.
Lire et écrire en numérique
Vincent Liquète, de l’universitĂ© Bordeaux 4, et Catherine Becchetti-Bizot, IGEN de lettres, animent une quatrième table ronde autour de la problĂ©matique « Lire et Ă©crire dans un monde numĂ©rique » : quelles sont les spĂ©cificitĂ©s, contraintes ou opportunitĂ©s des pratiques d’Ă©criture numĂ©rique ? dans quelle mesure ces nouvelles pratiques peuvent-elles revitaliser pĂ©dagogie et rapport au texte ? quelles compĂ©tences dĂ©velopper alors chez les Ă©lèves ?
Jean-François Rouet, du CNRS, s’intĂ©resse aux « enjeux cognitifs et pĂ©dagogiques de la lecture sur supports numĂ©riques ». La lecture et l’Ă©criture numĂ©riques sont un fait, mais elles ne vont pas de soi : elles sont Ă apprendre, l’Ă©cole doit rendre les Ă©lèves autonomes et responsables dans l’usage de ces nouveaux outils. Quelles sont les spĂ©cificitĂ©s de la lecture numĂ©rique au plan cognitif ? Lire, dit l’Observatoire national de la lecture, c’est « ĂŞtre capable de dĂ©coder les mots Ă©crits pour comprendre le sens des textes ». Mais cette conception repose sur certains postulats : la lecture y met en jeu un seul lecteur et un seul texte, le texte y est donnĂ© a priori … Jean-François Rouet prend l’exemple d’une Ă©lève de 3ème prĂ©parant un dossier en SVT et utilisant Google : elle trouve plus de 4 millions de rĂ©fĂ©rences autour des « activitĂ©s humaines dans le rĂ©chauffement climatique », elle va regarder plusieurs pages, lire, choisir, prendre des notes, Ă©crire, partager … Une telle lecture met en jeu un lecteur, mais bien plusieurs textes (ce qui implique qu’on prenne en compte l’intertextualitĂ©) et le texte n’est pas donnĂ© a priori. Le texte est « un potentiel », parfois nĂ©cessaire, mais jamais suffisant. Quelle est la situation des Ă©lèves au regard de cette spĂ©cificitĂ© ? Dans une enquĂŞte de l’OCDE sur la « littĂ©ratie numĂ©rique » des Ă©lèves de 15 ans, il apparaĂ®t que tous utilisent quotidiennement l’ordinateur et savent faire des choses simples, mais beaucoup sont en difficultĂ© pour naviguer sur plusieurs pages, comparer des informations, Ă©valuer la pertinence selon plusieurs critères. Les usages les plus frĂ©quents des adolescents sont la communication en ligne (75%) et la recherche d’informations (50 %), mais « ce n’est pas parce qu’on pratique Facebook qu’on est compĂ©tent en recherche informationnelle.»
Serge Bouchardon, de l’UniversitĂ© de technologie de Compiègne, animateur du projet PRECIP, reprend Ă Emmanuel Souchier le mot mĂ©diĂ©val de « lettrure » pour dĂ©signer une activitĂ© commune de lecture et d’Ă©criture. Il est certain que les outils numĂ©riques sont capables de transformer l’Ă©criture elle-mĂŞme qui s’invente de nouvelles modalitĂ©s, devient multimĂ©dia, interactive, collaborative. La question de la variabilitĂ© est au cĹ“ur de l’Ă©criture numĂ©rique : le code comprend des variables, l’Ă©criture est conçue de façon Ă pouvoir connaĂ®tre des variations, elle peut connaĂ®tre aussi dans le temps des variantes. Avec le numĂ©rique, elle devient tout Ă la fois dispositif de construction et de monstration. Des tensions surgissent : tension de la « gĂ©nĂ©ration singularisante » (avec les blogs par exemple, il y a industrialisation des formes et individualisation des Ă©critures), tension de « l’Ă©criture programmĂ©e » (entre les impĂ©ratifs formels et l’expression d une pensĂ©e).
Pourquoi enseigner l’Ă©criture numĂ©rique ? Le projet PRECIP en montre clairement les intĂ©rĂŞts. Il y a des compĂ©tences metascripturales Ă construire : comment Ă©crire un mĂŞme texte Ă plusieurs en mĂŞme temps en diffĂ©rents lieux ? comment gĂ©rer ses traces numĂ©riques ? Cet enseignement permet aussi de faire retour sur certaines notions disciplinaires : texte, rĂ©cit, figure, auteur, littĂ©raritĂ© … Il s’agit encore de dĂ©velopper la culture informationnelle et numĂ©rique, par exemple pour interroger comme Christophe Bruno dans son happening virtuel le « capitalisme sĂ©mantique » qui se dĂ©veloppe avec Google. Enfin peut advenir un questionnement sur l’Ă©criture elle-mĂŞme : comment rendre sa langue visible et manipulable ? comment dĂ©construire Ă©criture / parole par l’Ă©criture visuelle ? comment dĂ©construire Ă©criture / langue par l’Ă©criture multimĂ©dia ? comment dĂ©construire Ă©criture / lecture par le regard ? Des exemples d’application poĂ©tique pour tablette tĂ©moignent de ces nouvelles formes Ă travers lesquelles le texte vit par le geste du lecteur. Les Ă©lèves, conclut Serge Bouchardon, sont des alphabĂ©tisĂ©s du numĂ©rique, mais pas forcement des lettrĂ©s…
Claire Belisle, consultante, explore les « nouvelles architectures de la connaissance qui impliquent de nouveaux outils pour penser » et les « nouveaux horizons de la conscience » : l’importance des affects dans la cognition est de plus en plus soulignĂ©e. Il y a dĂ©sormais une revendication forte : envisager la littĂ©ratie comme autonomisation, comme Ă©mancipation intellectuelle. De nouvelles pratiques de lecture sont possibles : plus dynamiques, elles appellent un « nouveau contrat de dĂ©couverte et d’inventivitĂ© » ; plus complexes, elles requièrent de nouveaux outils cognitifs pour sĂ©lectionner, organiser, cartographier, visualiser, interprĂ©ter, avec de nouveaux lieux ; plus immersives enfin. Que se passe-t-il dans la transposition du rĂ©el ? VoilĂ un objet de rĂ©flexion essentiel.
Les Ă©changes avec la salle viennent envisager la question aussi sous l’angle scolaire. Une professeure des Ă©coles fait remarquer combien la lecture numĂ©rique y est actuellement absente, et ce pour des raisons diverses : absence de volontĂ© politique, problème de matĂ©riel, absence de formation … Une enseignante de collège interroge : les outils proposĂ©s en classe sont ils Ă mĂŞme de rendre compte des changements du mode de pensĂ©e ? Faut-il les historiciser pour que les Ă©lèves soient dans une logique de construction de ces outils ? Il faut une histoire des supports et des formats, rĂ©pond Serge Bouchardon, et parvenir Ă rĂ©concilier culture et technique dans les programmes de français. Catherine Beschetti-Bizot souligne la pertinence par rapport Ă ces objectifs du programme de l’enseignement d’exploration « LittĂ©rature et sociĂ©tĂ© » en seconde.
On ajoutera que de jolis chemins sont lĂ tracĂ©s : et si ce programme innervait d’Ă©ventuels et souhaitables nouveaux programmes du français au lycĂ©e ? et si l’on interrogeait aussi la pertinence des modèles scolaires de lecture et d’Ă©criture les plus frĂ©quents, ceux qui sont traditionnellement Ă©valuĂ©s au baccalaurĂ©at, qui constituent le quotidien des classes et qui apparaissent en total dĂ©calage dĂ©sormais avec les pratiques numĂ©riques de lecture et d’Ă©criture et les nouvelles compĂ©tences Ă dĂ©velopper ? et si on rĂ©conciliait culture scolaire et culture rĂ©elle pour que l’enseignement du français, au lieu de sombrer dans le gouffre qui risque lĂ de se creuser, retrouve son sens et son efficacitĂ©, « autorise » pleinement les Ă©lèves dans leur capacitĂ© Ă Ă©prouver et penser le monde ?
Le numérique au service des enseignants ?
La cinquième table ronde se demande si les ressources numĂ©riques constituent de nouvelles opportunitĂ©s pour le travail, la collaboration et la formation des enseignants. Ghislaine Gueudet, de l’IUFM de Bretagne, dresse le bilan du dispositif Pairform@nce : une plateforme de partage et d’Ă©changes, qui propose des logiciels, des espaces de travail collaboratif pour des formations locales, des parcours de formation au plan national. Certaines difficultĂ©s apparaissent : faire collaborer Ă distance les stagiaires qui considèrent toujours le prĂ©sentiel comme essentiel ; avoir des professeurs d’un mĂŞme Ă©tablissement pour que le travail collaboratif continue après le stage ; pour les formateurs, s’emparer d’un parcours et de ressources qu’ils n’ont pas conçus. Un parcours de formation gagne d’ailleurs Ă ĂŞtre conçu par des Ă©quipes, de prĂ©fĂ©rence hybrides : formateurs, enseignants et chercheurs. Le numĂ©rique offre la possibilitĂ© d’amĂ©liorer sans cesse ces parcours.
Isabelle Quentin, de l’acadĂ©mie de Lyon, rend compte d’une Ă©tude sur les associations d’enseignants comme Sesamath, Weblettres, Clionautes. Elle distingue des rĂ©seaux de type ruche oĂą chaque acteur a une tache prĂ©cise et des rĂ©seaux de type bac Ă sable oĂą, selon des règles souples, les enseignants mutualisent des ressources individuelles. Dans les deux cas, les rapports avec l’institution restent compliquĂ©s : certains regrettent quelle ne les y aide pas, d’autres participent en rĂ©action au système, d’autres encore y cherchent une forme de reconnaissance que l’Éducation nationale ne donne pas suffisamment. Paradoxalement, remarque Isabelle Quentin, on y trouve beaucoup d’acteurs qui ont une fonction institutionnelle. L’institution cherche dĂ©sormais Ă mettre en place ses propres plateformes comme le rĂ©seau Respire ou le futur projet RPE. Comment les rĂ©seaux d’enseignant et les rĂ©seaux institutionnels vont-ils cohabiter, voire collaborer ? De façon parallèle ou intĂ©grĂ©e ? Pour que cela fonctionne, il faut sans doute que change le management de l’Education nationale dans un sens plus horizontal et qu’on privilĂ©gie les ressources sous format libre et ouvert. D’ores et dĂ©jĂ , les enseignants perçoivent leurs rĂ©seaux comme de la formation continue. RĂ©pondant Ă une question posĂ©e sur le problème Ă©pineux des droits d’auteur, Jean-Marc Merriaux, du CNDP, ajoute que dans le rĂ©cent rapport Lescure, il n’y a pas encore d’exception pĂ©dagogique Ă proprement parler. La qualitĂ© des ressources mises Ă disposition est aussi interrogĂ©e : faut-il figer le système en ne publiant que des ressources modèles ou prendre en compte les propositions imparfaites ? Sommes-nous dans une logique de validation institutionnelle ou dans une vraie dynamique de construction collective ? Il faut des modèles mixtes, rĂ©pond Jean-Marc Merriaux.
Atelier pratique : comment former à la lecture numérique ?
Dans son exemplaire atelier, Alexandra Saemmer, du Laboratoire « Paragraphe » Ă l’universitĂ© Paris 8, commence par rappeler combien la lecture numĂ©rique est investie de tout un imaginaire, en l’occurrence de reprĂ©sentations nĂ©gatives : il s’agirait d’une lecture amnĂ©sique, fragmentaire, pressĂ©e, ludique, impatiente, froide, inconfortable, superficielle, non rĂ©flexive, d’une « pseudo lecture » dans laquelle le toucher et le regard prennent le pas sur la comprĂ©hension et le sens, voire d’une « lecture contre-nature » puisque selon certains « un texte sur Ă©cran n’a pas de vĂ©cu comme un livre » et que « l’âme rĂ©side dans le papier » … Il faut prendre en compte ces rĂ©ticences, former aussi Ă une culture rapide et se demander si la lecture de survol est une fatalitĂ©.
Le texte numĂ©rique a dĂ©veloppĂ© ses propres stratĂ©gies rhĂ©toriques : il convient de les apprendre pour devenir autonome, pour pouvoir les comprendre et les utiliser. Alexandra Saemmer prĂ©sente en particulier une expĂ©rience autour de la rhĂ©torique de l’hyperlien. Les Ă©tudiants sont d’abord invitĂ©s Ă en proposer sur papier une dĂ©finition personnelle : cela rĂ©vèle que domine en la matière une attente informationnelle. Un article de l’Express autour de « l’affaire John Galliano » est distribuĂ© en version papier : les liens hypertextes y sont soulignĂ©s mais inactivables ; pour chaque hyperlien, l’Ă©tudiant doit lister ses attentes ; celles-ci sont plus tard comparĂ©es aux pages effectivement mises en lien sur la toile. Surprise : tous les hyperliens ne sont pas informatifs, certains peuvent ĂŞtre perçus comme argumentatifs, il apparait mĂŞme une divergence entre les propos accusateurs tenus dans l’interview-hypotexte et les articles-hypertextes qui dĂ©fendent plutĂ´t le couturier. L’hypertextualisation d’une interview devient ainsi source de dĂ©bat et permet d’interroger la fabrique de l’information. Une nouvelle Ă©tape de travail amène Ă la catĂ©gorisation de la rhĂ©torique de l’hyperlien comme tour Ă tour « figure de la lecture pro-informationnelle » (il satisfait alors attentes d’informations, de dĂ©finitions …), « de la lecture pro-dialogique » (se juxtaposent ici des arguments contradictoires, des mises en perspective qui peuvent aider Ă construire une opinion ou Ă crĂ©er de l’incertitude, ce que les jeunes en la matière n’aimeraient guère), « de la lecture pro-dĂ©viative » (pour le lecteur prĂŞt Ă se laisser surprendre ou pour le lecteur naĂŻf et manipulable, comme le montre un lien ironique entre un article sur Nicolas Sarkozy et un autre sur Louis de Funès). Les Ă©tudiants rĂ©digent alors une synthèse des analyses menĂ©es et le travail s’achève sur une activitĂ© crĂ©ative, la production d’un article contenant des hyperliens variĂ©s.
Par cette activitĂ©, souligne Alexandra Saemmer, ils ont dĂ©passĂ© le premier stade informationnel et ont mĂŞme inventĂ© des figures, ils ont pris conscience de la dimension construite de l’information et de la rĂ©alitĂ©, et ce grâce Ă la rhĂ©torique qui depuis l’AntiquitĂ© propose des pistes sur le sujet. Cette « mĂ©thodologie d’analyse rhĂ©torique d’un texte numĂ©rique » paraĂ®t aisĂ©ment adaptable : elle est aussi possible dans un texte narratif, dans des hyperfictions ; elle paraĂ®t transfĂ©rable dans le secondaire oĂą, comme le souligne Yael Boublil, professeure de français, il s’agit d’adopter une dĂ©marche de lecture qui soit moins univoque, de travailler la rhĂ©torique pour donner du sens, d’inviter le lecteur Ă mettre la main dans le texte, d’imaginer des dispositifs par lesquels les Ă©lèves lisent en liant (Ă des dĂ©finitions, Ă d’autres textes, Ă des images etc.).
Urgences scolaires
Que devrait-on faire Ă l’Ă©cole, quelles sont les urgences ? Ces questions sont au cĹ“ur de la dernière table ronde de la confĂ©rence. Divina Frau-Meigs, de l’UniversitĂ© Paris 3, se veut « urgentiste, mais optimiste ». Elle rappelle que le secteur privĂ© des pionniers du numĂ©rique actuellement s’accapare et marchandise l’Ă©ducation : comment rĂ©agissons-nous ? Les jeunes pratiquent le plus souvent « l’Ă©cran-navette », autrement dit la consommation (jeux, sĂ©ries etc.) et le commentaire (sur les rĂ©seaux sociaux) : les formons-nous Ă ĂŞtre crĂ©atifs ? Il faut se donner comme buts la citoyennetĂ©, l’employabilitĂ© et la crĂ©ativitĂ©, ce qui suppose de travailler Ă l’Ă©cole sur les translittĂ©raties. Divina Frau-Meigs souhaite d’ailleurs qu’on enseigne dĂ©sormais non seulement des savoirs, des savoir-faire et des savoir-ĂŞtre, mais aussi des « savoir-devenir » : la capacitĂ© Ă se projeter et Ă se construire, Ă mener des « mises Ă jour de soi », Ă faire des choix alternatifs, Ă entrer dans un engagement citoyen. Elle appelle notamment Ă la constitution d’Ă©quipes pĂ©dagogiques (autour d’un trinĂ´me professeur-documentaliste, enseignant d’une discipline, « designer-tuteur »), Ă l’Ă©valuation spĂ©cifique de ces compĂ©tences Ă des Ă©tapes clĂ©s du dĂ©veloppement cognitif des jeunes : CM2, 3ème, 1ère), Ă la mise en Ĺ“uvre d’une pĂ©dagogie de projet (celle qui prĂ©cisĂ©ment motive et apprend l’engagement).
JĂ©rĂ´me Dinet, de l’universitĂ© de Lorraine, souligne lui aussi combien les mutations actuelles sont fortes et rapides, dans la sociĂ©tĂ© (par exemple le dĂ©veloppement massif et fulgurant du secteur tertiaire en France), dans les comportements (les adolescents de 12-15 ans passent en moyenne 9 heures par semaine sur des jeux vidĂ©os, un mariage sur sept est actuellement issu de rencontres sur les rĂ©seaux sociaux…), et potentiellement dans l’Ă©cole (qui doit prĂ©parer Ă des mĂ©tiers et Ă des technologies qui n’existent pas encore). La vitesse des rĂ©volutions technologiques, souvent accompagnĂ©es de rĂ©volutions humaines, s’accĂ©lère : il suffit, pour s’en rendre compte, de comparer le temps qu’il a fallu pour que se diffusent successivement la radio, la tĂ©lĂ©, les ordinateurs, les outils numĂ©riques nomades. JĂ©rĂ´me Dinet livre ses propositions : mettre au centre des formations les comportements humains (ce qui est important, par exemple, ce sont les affects issus d’un livre), placer les Ă©lèves au cĹ“ur du processus de crĂ©ation des ressources, centrer l’Ă©ducation sur leurs usages rĂ©els.
Selon Odile Chenevez, du CLEMI, nous passons d’un monde oĂą les travaux des Ă©lèves Ă©taient confidentiels Ă un monde oĂą ils doivent apprendre Ă publier, Ă ĂŞtre auteurs et Ă rĂ©pondre de ce qu’ils publient. Elle formule six exigences : prendre en compte le rapport au mĂ©dia dans le rapport au savoir (d’oĂą sais-je ce que je sais ?) ; accepter les mĂ©dias comme ils sont (il faut oublier la posture qui dĂ©signerait les bons et mauvais, une suspension de jugement doit prĂ©cĂ©der l’analyse) ; repenser l’idĂ©e de protection de l’Ă©lève (non plus la protection qu’on leur doit, mais l’autoprotection qu’ils se doivent, tant se confronter aux risques et aux interdis prĂ©sente une valeur Ă©ducative) ; considĂ©rer l’autoritĂ© numĂ©rique, autrement dit le fait de d’ĂŞtre auteur, comme constitutive de l’identitĂ© numĂ©rique (par exemple viser la posture active qui invite Ă vĂ©rifier les sources et pas seulement Ă les citer) ; rechercher un haut niveau de compĂ©tence pour les enseignants (qui doivent mener pĂ©dagogie du projet et du dĂ©bat, se prĂ©occuper des modèles Ă©conomiques, partir des pratiques numĂ©riques des adolescents …) ; viser un paradigme de questionnement du monde en opposition avec le paradigme du savoir transmis (prĂ©fĂ©rer au Trivial Pursuit la mĂ©thodologie de l’enquĂŞte). Odile Chenevez nous appelle finalement à « magnifier la curiositĂ© des Ă©lèves ».
Certains dispositifs existants, qui privilĂ©gient de telles dĂ©marches, comme les TPE ou les IDD, sont malmenĂ©s, fait remarquer une enseignante. Comment passer de l’innovation Ă la gĂ©nĂ©ralisation ? interroge aussi Jean-Louis Durpaire, IGEN. Divina Frau-Meigs rĂ©pond qu’il ne peut y avoir d’injonction prescriptive Ă l’innovation, que celle-ci peut ĂŞtre mĂŞme paralysante : il y a 10% d’enseignants innovants « et c’est bien », il faut Ă partir de lĂ , partager et valoriser, mettre en place un « dĂ©veloppement durable au numĂ©rique ».
ClĂ´tures
De quoi la refondation est-elle le nom ? AssurĂ©ment de la nĂ©cessitĂ© pour l’Ă©cole d’adapter ses outils, ses finalitĂ©s, ses contenus, ses mĂ©thodes, son organisation Ă l’avènement d’une civilisation numĂ©rique. La loi de refondation en sera-t-elle plus que le prĂ©nom ? Combien de temps faudra-t-il encore pour que les belles intentions et les fortes exigences exprimĂ©es durant la confĂ©rence trouvent une rĂ©ponse Ă la fois institutionnelle et concrète ? La rĂ©pĂ©tition a-t-elle vraiment valeur pĂ©dagogique, tant ces prĂ©conisations sont ressassĂ©es d’Ă©tudes en colloques, tant les principes qui les soutiennent n’ont pas attendu le numĂ©rique pour ĂŞtre formulĂ©s ?
Geneviève Jacquinot-Delaunay, professeur Ă©mĂ©rite en sciences de l’Ă©ducation Ă l’universitĂ© Paris 8, rappelle ainsi qu’il y a peu de milieux professionnels oĂą existent autant de crĂ©ativitĂ© chez les individus et autant d’immobilisme dans le système. Il y a, note-t-elle aussi, une fâcheuse mĂ©connaissance dans l’Ă©ducation des enjeux Ă©conomiques et juridiques des nouvelles technologies. La recherche a un rĂ´le important Ă jouer dans le lien entre les politiques Ă©ducatives et la formation des enseignants : il faut que se rencontrent davantage thĂ©oriciens et praticiens, il serait judicieux que chaque projet prĂ©sentĂ© Ă travers les posters de la confĂ©rence soit par exemple passĂ© au prisme des quatre catĂ©gories de Philippe Queau.
Jean-Pierre VĂ©ran, inspecteur pĂ©dagogique honoraire, professeur associĂ© Ă l’universitĂ© Montpellier 2, conclut en posant prĂ©cisĂ©ment la question dĂ©rangeante : pourquoi l’ardente obligation d’Ă©ducation aux mĂ©dias n’est elle pas encore gĂ©nĂ©ralisĂ©e ? Comme le prĂ©conisent des sĂ©nateurs, il serait bon de donner aux Ă©tablissements une marge de manĹ“uvre pour concevoir des expĂ©rimentations pĂ©dagogiques, des regroupements disciplinaires, des projets collectifs … Notre forme scolaire est Ă revisiter. Elle est trop marquĂ©e par la verticalitĂ©, par le cloisonnement des disciplines, des espaces, des temps. Il faudrait repenser le collège Ă partir de son « centre de connaissance et de culture », l’ouvrir aux partenaires extĂ©rieurs, centrer la formation sur l’apprenance plutĂ´t que sur la seule transmission. « Le choc architectural, conclut Jean-Pierre VĂ©ran, c’est maintenant ».
Jean-Michel Le Baut
(avec la collaboration d’AurĂ©lie Badard)
On trouvera sur le site de la conférence des contributions, des vidéos, des liens ainsi que les posters pédagogiques :
http://emiconf-2013.ens-lyon.fr/